Que ce soit du point de vue socio-économique, politique ou militaire, cette année fut la plus riche en événements révolutionnaires de toute l’histoire du mouvement anarcho-makhnoviste.
Sur le plan militaire, l’année commença par la création d’une armée insurrectionnelle de près de trente mille volontaires de l’est de l’Ukraine [1] et se termina par l’organisation d’une armée révolutionnaire et insurrectionnelle de deux cent cinquante mille makhnovistes [2], armée qui écrasa les unités d’élite de Dénikine et qui planta les drapeaux anarchistes noir et rouge à Kherson, Nikolaevo, Berdiansk et Marioupol au sud, et Ekaterinoslav au nord, et de Krivoï-Rog à Volnovakha d’ouest en est.
Sur le plan socio-économique, cette période fut celle de la lutte d’émancipation économique des masses laborieuses du « joug de l’État » et celle de l’édification de l’anarcho-communisme dans l’industrie et dans l’agriculture.
Sur le plan politique, ce fut l’année du triomphe et de l’expansion sur tout le territoire de la république d’Azov et de la mer Noire
, des soviets non étatiques
garantissant l’autonomie sociale des travailleurs.
Quant au sujet principal de notre texte, c’est-à-dire le comportement adopté par le mouvement insurrectionnel à l’égard de la population juive de la région en question, cette année fut celle de la consolidation des principes internationaux de l’anarcho-communisme, ce qui se traduisit d’une part par la participation massive de la population juive au mouvement insurrectionnel, et d’autre part par le fait que la politique « intérieure » et « extérieure » du mouvement fut dans la plupart des cas définie par la nécessité de protéger justement la population juive de tous les organisateurs de pogroms qui rejoignirent l’armée révolutionnaire et insurrectionnelle, venant de régions contaminées par l’antisémitisme.
Il s’agit là des personnes qui rejoignirent l’armée insurrectionnelle après avoir combattu dans les rangs des unités blanches et de celles de Petlioura. Et si nous analysons cette année de ce point de vue, il faut avant tout souligner qu’elle commença par une résolution spéciale, un programme sur la question nationale, adoptée à l’unanimité par le deuxième congrès des soviets et des unités insurrectionnelles, tenu en février 1919 à Goulaï-Polé. Cette résolution condamnait : les pillages, les actes de violence et tes pogroms anti-juifs, œuvres de toutes sortes de personnages louches usurpant le nom des insurgés honnêtes
.
Cette résolution historique, inspirée d’un grand sentiment de devoir international à l’égard des juifs tout comme à l’égard des autres groupes nationaux d’ailleurs, médite d’être citée intégralement, d’autant plus qu’elle ne fut publiée qu’une seule fois à faible tirage à Goulaï-Polé en mars 1919, ce qui a fait d’elle une rareté bibliographique dont même les spécialistes ignorent l’existence. En voici le texte intégral :
Le deuxième congrès régional des combattants, des soviets, des unités et des états-majors makhnovistes, après avoir entendu les rapports des délégués sur les pillages, les actes de violence et les pogroms antijuifs qui ont eu lieu dans leur région, décrète :
1) tous les abus sous forme de pillages, de réquisitions arbitraires et de violence exercés sur des citoyens paisibles sont suscités et appuyés par d’obscurs éléments contre-révolutionnaires qui se sont infiltrés parmi les insurgés honnêtes, déshonorant ainsi le nom des révolutionnaires célèbres et incorruptibles qui luttent pour le triomphe de la liberté et de la justice ;
2) l’antagonisme national, se traduisant dans certains endroits par des pogroms contre les juifs, est un héritage de l’ancien régime dépassé et autocratique. Le gouvernement tsariste montait les masses laborieuses peu conscientes contre les juifs, essayant de se décharger de ses crimes en les rejetant sur le dos de la population juive pauvre et de détourner ainsi l’attention de tous les travailleurs des causes réelles de leurs malheurs ainsi que de la terreur de l’autocratie tsariste et de ses soudards ;
3) face à la révolution sociale russe et mondiale qui s’annonce, les opprimés et les exploités de toutes nationalités et de toutes convictions politiques se sont insurgés. Les ouvriers et les paysans du monde entier, sans distinction de nationalité, sont appelés à accomplir une tache commune considérable, celle de l’abolition de la terreur de la bourgeoisie, la classe des exploiteurs, de l’abolition du joug du Capital et de l’État, et de l’instauration d’un ordre social nouveau fondé sur la liberté, la fraternité et la justice ;
4) les exploités de toutes nationalités, qu’ils soient russes, polonais, lettons, arméniens, juifs ou allemands, doivent se rassembler dans la même famille unie des ouvriers et des paysans et, par une attaque puissante, doivent porter un coup ultime et décisif la classe des capitalistes, des impérialistes et de leurs serviteurs pour se libérer à jamais du fardeau du joug économique et de l’emprisonnement spirituel.
5) toute personne ayant pris part aux abus et aux actes de violence cités ci-dessus est un ennemi de la révolution et du peuple travailleur, et elle doit être fusillée sur le lieu de son crime.
A bas le capital et le pouvoir ! A bas les préjugés religieux et la haine nationale ! Vive la grande famille unie des travailleurs du monde entier ! Vive la révolution sociale !
[3].
Les faits historiques témoignent de que cette résolution constitua le fondement même de toute la politique nationale du mouvement révolutionnaire et insurrectionnel. Lorsque, par exemple, en mai 1919 le « chef cosaque rouge » Grigoriev organisa une campagne antisoviétique, inscrivant sur ses drapeaux les slogans d’indépendance
et d’antisémitisme
, ce fut l’un des motifs principaux qui incita Makhno à lui déclarer la guerre. Dans un appel extraordinaire de l’état-major de l’armée insurrectionnelle, « Qui est Grigoriev », Makhno déclara ouvertement que Grigoriev était un contre-révolutionnaire et un ennemi des travailleurs, entre autres parce qu’il érigeait l’antisémitisme en principe politique inclus dans son « quatrième décret ».
Qui est Grigoriev ?
, s’interroge-t-il dans cet appel. Et voici la réponse : [...] [il dit] que l’Ukraine est régie actuellement par ceux qui ont crucifié le Christ et par des gens sortis des bas-fonds de Moscou. Frères, n’entendez-vous point là, un sombre appel aux pogroms antijuifs ?
[4]
Makhno fut aussi guidé par ce même motif internationaliste parmi beaucoup d’autres lorsque, après la rupture de l’union forcée qu’il avait conclue avec Grigoriev pour combattre Denikine, il l’arrêta et le fusilla comme antisémite et organisateur de pogroms.
Le dévouement de Makhno et du mouvement insurrectionnel à l’internationalisme, ainsi que sa lutte contre toute forme d’anti-sémitisme, apparaît surtout dans le fait que dans la région d’action de l’armée insurrectionnelle, les postes de responsabilité tant dans le secteur civil que militaire étaient confiés à des révolutionnaires juifs (Kogan fut président de soviet de Goulaï-Polé ; Taranovsky, chef de l’état-major ; Zinkovsky, chef du contre-espionnage ; Eichenbaum (Voline) et Baron, responsables tour à tour du Service culturel et éducatif du conseil militaire et révolutionnaire, qui était le département politique de l’armée. D’autre part, et c’est très important, la participation de la population juive de la région insurgée dans l’édification de la vie nouvelle et, les armes à la main, dans la lutte contre les unités d’élite du général Chkouro, était massive. La batterie d’artillerie juive de Goulaï-Polé, sous le commandement d’Abraham Schneider, se couvrit d’une gloire impérissable. Elle affronta l’unité de cavalerie de Chkouro et lorsqu’elle se trouva sans munitions, elle ne prit pas la fuite comme ce fut le cas d’une division de l’Armée rouge soviétique sur le front sud qui s’enfuie prise de panique, mais elle engagea un combat au corps à corps avec la cavalerie de l’ennemi [5]. Les combattants de l’unité juive périrent tous, y compris leur commandant, en défendant jusqu’à leur dernier souffle la liberté de leur région insurgée contre les attaques des Blancs, organisateurs de pogroms.
Telle fut l’attitude des juifs habitant non seulement Goulaï-Polé, mais aussi les colonies des environs. Ils formèrent tous des unités pour être envoyés en première ligne du front et pour combattre pour la terre et pour la liberté. Et ils n’hésitaient pas non plus lorsqu’ils rencontraient sur leur chemin des wagons portant les slogans que N. Rochtchine avait vus dans cette région.
Évidemment, il est impossible d’inventer quelque chose de plus absurde et de plus injurieux pour la mémoire glorieuse de tous les insurgés juifs qui ont donné leur vie au front pendant la guerre civile dans le combat contre les Blancs que les propos inventés par l’ex-officier blanc N. Rochtchine et ceux des antisémites contemporains comme Gamelsky, qui continuent à calomnier le mouvement makhnoviste et le peuple juif qui y prit une part active.
Soulignons d’ailleurs ici que dans l’histoire des liens de Makhno avec le pouvoir communiste, il fut un moment où, particulièrement intéressé par une union avec Makhno afin d’opposer à Wrangel des forces unies, ce pouvoir fut obligé de faire honnêtement la lumière sur certains aspects du mouvement makhnoviste [6]. C’est précisément à ce moment-là que l’un des représentants les plus actifs du régime soviétique à Ekaterinoslav, M. Ravitch-Tcherkasky (juif d’ailleurs), abordant le problème de la politique internationaliste dans la région insurrectionnelle, écrivit en automne 1920 dans sa brochure : Makhno et le makhnovisme : Makhno et ses dirigeants idéologiques ne mènent aucune propagande chauviniste, ni contre les
bouchers
et les vampires
moscovites comme le chef cosaque Grigoriev ni contre le juif.
On ne peut pas mieux l’exprimer. Mais ceci fut écrit il y a longtemps, dans des circonstances où même Léon Trotsky fut obligé de démentir publiquement l’accusation adressée par Yakoviev et Djerjinsky à Makhno d’avoir été lié à Wrangel et à Petlioura [7].
Beaucoup de temps s’est écoulé depuis ; les témoins de ces événements sont morts dans les camps staliniens, pour la plupart, sans laisser de documents écrits. Et, à présent, il est possible de calomnier impunément Makhno et son mouvement, comme cela a été fait par Spektor dans sa nouvelle : « Dans l’antre de Makhno ». Il faut toutefois espérer que ce ne sera pas éternel et que la vérité historique finira par l’emporter.
Ce qui est tout à fait remarquable, c’est que même les chercheurs juifs qui étudièrent dans les années vingt l’histoire des pogroms antijuifs en Ukraine à partir de traces récentes niaient absolument qu’il y eût un rapport quelconque entre eux et le mouvement makhnoviste.
Le Livre rouge des pogroms de 1919-1920 en Ukraine, publié à Kharbin, est un véritable martyrologe des souffrances inouïes subies par le peuple juif pendant les pogroms qui se déroulèrent en Ukraine. Dans ce livre saisissant, tous les incidents, même les moins graves, inspirés par les commandements de toutes les armées possibles et par des troupes de bandits y sont recensés. Mais il n’y est jamais question de pogroms antijuifs liés au mouvement makhnoviste. Le livre parle des makhnovistes qui réquisitionnaient
les biens de la population juive, des couches aisées de cette population évidemment bien que le livre ne le précise pas, tout comme il réquisitionnait les biens des personnes appartenant à d’autres groupes nationaux. Mais il s’agit là d’une politique sociale et non pas nationale ! Il ne pouvait en être autrement, étant donne que les drapeaux noir et rouge des anarcho-makhnovistes portaient le slogan auquel ils étaient inévitablement et à tout moment fidèles : Pour toujours avec les opprimés contre les oppresseurs
.