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Nestor Makhno et la question juive - 1917, l’année de l’ébranlement

mercredi 10 février 2021, par V. Litvinov (CC by-nc-sa)

En Ukraine, le printemps de 1917 fut marqué par l’éveil spirituel et politique du pays. En avril, à Kiev, au congrès national ukrainien qui réunit environ mille délégués représentant différentes organisations ukrainiennes de tous les Coins de l’Empire russe, une Rada centrale fut élue, chargée de la représentation politique du peuple ukrainien dans le cadre de l’État démocratique uni, et par la suite d’un État ukrainien souverain.

Le congrès ukrainien d’avril inscrivit parmi ses revendications l’autonomie nationale et territoriale, la réorganisation de l’ancien État tsariste en État fédératif, la création à l’intérieur de cet État de Républiques nationales, la garantie des droits des minorités ethniques.

La tentative de la Rada centrale de se faire toutefois reconnaître par le gouvernement provisoire de Petrograd fut vouée à un échec total. En réponse, la Rada centrale adopta le 23 juin de cette même année son premier décret dans lequel, sans aucun accord préalable, elle annonçait l’autonomie de l’Ukraine par la création d’un organe législatif et d’un gouvernement national, autrement dit la Rada centrale et son Secrétariat général.

Du point de vue de l’appartenance politique, ces derniers furent composés de représentants d’une vaste coalition des partis bourgeois et petit-bourgeois avec la majorité de sociaux-démocrates (mencheviks) et de socialistes-révolutionnaires « de droite ».

Peu de temps après, des représentants des organisations ukrainiennes de masses telles que la Rada ukrainienne des députés ruraux ou celle des députés de l’armée entrèrent dans la composition de la Rada centrale. D’un point de vue purement formel, elle fut la forme de gouvernement la plus représentative et la plus démocratique de la Russie entière de cette époque. Le président du Secrétariat général et secrétaire à l’Intérieur, le social-démocrate V. Vinitchenko, ainsi que le secrétaire de l’Armée, le social-démocrate S. Petlioura, en furent les figures les plus célèbres. Bien que le Secrétariat général ait clamé a tout moment son dévouement à l’idée de l’État russe unifie et qu’il fit comme s’il reconnaissait toutes les lois et ordonnances à l’échelle de l’État tout entier du gouvernement provisoire, il fut évident dès le début de son existence qu’il avait pour but l’autodétermination nationale de l’Ukraine sous la forme d’une république bourgeoise et démocratique.

Cette aspiration se traduisit surtout par deux aspects de ses activités : premièrement, un aspect profondément nationaliste au niveau du travail politique et idéologique effectué par les organismes d’information de masse et par les établissements éducatifs ; deuxièmement, un autre aspect visant la formation accélérée des forces armées ukrainiennes sur la base d’un vaste réseau de détachements de volontaires recrutés essentiellement dans le milieu des koulaks et des gros propriétaires fonciers d’Ukraine, qui ne reconnaissaient que le seul pouvoir de la Rada centrale et de son Secrétariat général.

L’association ukrainienne Prosvit (Lueur d’espoir) fut l’organe principal d’une propagande chauviniste, tandis que le Comité général de l’armée ukrainienne, dirigé par S. Petlioura, fut celui de l’ukrainisation de l’armée.

Théoriquement, la Rada centrale et le Secrétariat général s’inspiraient d’un programme socialiste et ils avançaient même le slogan de socialisation de toutes les terres appartenant aux gros propriétaires, à l’État aux monastères, en acceptant que quarante hectares au maximum restent entre les mains de ces derniers. Cependant, les sociaux-démocrates et les socialistes-révolutionnaires membres du Secrétariat général, tout comme leurs collègues de Petrograd, freinaient par tous les moyens la résolution concernant les problèmes sociaux urgents à l’ordre du jour.

En attendant, en Ukraine comme peut-être nulle part ailleurs, ces problèmes, et en particulier ceux concernant l’agriculture, se posaient avec beaucoup de gravité et nécessitaient d’être résolus de toute urgence.

Sciemment ou inconsciemment, en retardant ainsi la prise de décision à ce sujet, la Rada centrale et le Secrétariat général visaient d’une part à étouffer l’élan révolutionnaire et d’autre part à encourager sur place la contre-révolution au niveau des éléments porteurs d’idées nationalistes.

Dans ce contexte, seuls les anarcho-communistes, à travers leur programme de redistribution de toutes les terres et de l’instauration du communisme, exprimaient réellement les aspirations des masses populaires. Et au moment même où le pouvoir officiel faisait appel à la patience et à la modération, les anarchistes inscrivirent en tête de leur programme l’appel à l’action, postulant que si elle est animée par la passion de détruire, elle l’est en mime temps par la passion de construire. Il n’est par conséquent pas étonnant que lorsque des liens étroits existaient entre les anarchistes et le peuple, ce dernier les suivait immanquablement, à la différence des anarchistes de Moscou, refusant la participation dans diverses organisations de masse si celles-ci n’étaient pas directement impliquées dans la lutte contre le « capital ».

Nestor Makhno posa aux anarchistes locaux, dès son retour à Goulaï-Polé, le problème de l’adhésion à toutes les organisations sociales ou gouvernementales dans le but d’agir de l’intérieur pour contribuer à leur éclatement afin de transformer ces organes favorables à l’« ordre établi » en organes populaires autogestionnaires. Il mit surtout l’accent sur l’importance de la question relative à la participation des anarchistes au Comité communal, organe du gouvernement provisoire et des autorités locales, ainsi qu’à l’Union agraire fondée à Goulaï-Polé par les socialistes-révolutionnaires (SR) d’Alexandrovsk [1].

Vers la fin de l’été, cette tactique fut couronnée de brillants succès. Les anarchistes s’imposèrent au Comité communal, à l’Union agraire, aux syndicats des travailleurs du bois et des métallurgistes, aux soviets des députés paysans et ouvriers qui, jusqu’en octobre, existaient séparément.

Vers le mois de septembre, les masses laborieuses paysannes de l’est du district d’Alexandrovsk adoptèrent entièrement le programme des anarchistes. Ce fut confirmé par la résolution du congrès uni des soviets des députés ouvriers et paysans de Goulaï-Polé et des instances qui en dépendaient. La résolution dit :

Le congrès régional des travailleurs de Goulaï-Polé condamne catégoriquement les exigences du Gouvernement provisoire de Petrograd et de la Rada centrale de Kiev, visant à gouverner la vie des travailleurs, et il appelle les soviets locaux ainsi que toute la population laborieuse qui y adhère à ne pas tenir compte des ordonnances de ces deux gouvernements. Le peuple est maître de sa propre existence. C’est son rêve éternel. L ’heure de sa réalisation est à présent venue, Dorénavant, toutes les terres, les fabriques., les usines doivent appartenu aux travailleurs. Les terres appartiennent aux paysans, les usines aux ouvriers. Une lâche incombe aux paysans, celle de chasser les propriétaires terriens et les koulaks qui refusent de participer aux travaux de leurs terres et de transformer celles-ci en communes agricoles de volontaires paysans et ouvriers. D’après le congrès l’initiative de cette réforme revient au groupe anarcho-communiste, tout comme son application dans la pratique. [2].

Le travail des révolutionnaires de Goulaï-Polé, appuyé par tous les groupes ethniques de la région, fut couronné d’innombrables succès. Et tout comme du temps de la Révolution russe de 1905, la population juive joua encore un rôle primordial. Elle fut fort bien représentée, surtout au niveau des militants actifs de l’organisation anarcho-communiste. Des membres des anciennes organisations en faisaient partie : Abraham Schneider, les frères Charovsky, Stepan Chepel, Lev Gorelik. Parallèlement, un nombre considérable de nouveaux membres appartenant à la jeune génération juive d’inspiration révolutionnaire rejoignit le mouvement anarchiste. Haime Gorelik, originaire d’une famille pauvre de Goulaï-Polé, fut particulièrement actif.

Les juifs furent également représentés dans des organisations de masse de Goulaï-Polé ne dépendant d’aucun parti politique telles que les syndicats, les soviets des députés paysans et ouvriers et même dans le Comité communal. Le représentant le plus illustre des révolutionnaires juifs non anarchistes fut Vassili Taranovsky qui, jusqu’à l’automne 1917, appuyait un programme politique proche de celui des marxistes.

Compte-tenu de tout ce qui vient d’être évoque, il est de notre devoir d’écarter, comme non conforme à la vérité historique, toute conception prétendant que la population juive de la région makhnoviste resta à l’écart du mouvement paysan anarchiste qui se développa dans cette région, ou que ce même mouvement fut l’objet de toutes sortes de manipulations de la part d’anarchistes initiateurs de pogroms.

Les conceptions de ce genre découlent d’une affirmation totalement erronée selon laquelle la population juive de la région fut écartée de l’agriculture et que, de ce fait, elle ne participa pas du tout à la lutte populaire pour la réorganisation révolutionnaire de la campagne. Les faits témoignent au contraire de la participation active à la mise en pratique de la politique makhnoviste des membres des couches pauvres et moyennes de la communauté juive, largement représentée également dans les zones rurales. C’est vrai non seulement pour l’année 1917, mais surtout comme nous allons le voir par la suite pour les deux années à venir, 1918 et 1919.

Il est clair que les changements survenus dans les régions situées à l’est de la province d’Ekatérinoslav grâce à l’intervention des anarcho-communistes avec l’aide considérable des ouvriers et des paysans pauvres appartenant aux différents groupes ethniques rencontrèrent une vive opposition, de la part avant tout des gros propriétaires fonciers et des koulaks ukrainiens réunis autour de Prosvit (Lueur d’espoir) et guidés par l’agronome Dmitrienko et par l’ancien officier Riabko. Le nationalisme ukrainien, allant de pair avec l’antisémitisme dissimulé ou déclaré, fut l’arme essentielle de leur lutte.

Peu après l’écrasement par la force de la manifestation de juillet à Petrograd, qui eut pour effet de renforcer momentanément les forces réactionnaires en Russie, les éléments nationalistes locaux décidèrent de toute évidence d’une part de passer à l’attaque pour tester les positions de l’ensemble de la population à l’égard des révolutionnaires juifs, et d’autre part de voir quelle serait la réaction de ceux-ci face à une réanimation des sentiments nationalistes.

Ce fut lors de l’un des innombrables meetings organisés à Goulaï-Polé que le commissaire du gouvernement provisoire responsable du district d’Alexandrovsk, B. Mikhno, meeting destiné à convaincre les paysans de s’acquitter auprès des propriétaires terriens du fermage pour les terres dont ces derniers s’étaient vus privés que Makhno prit la parole pour s’attaquer violemment au gouvernement provisoire et à son projet d’imposer le paiement du fermage aux paysans. A l’instant où Makhno terminait son discours, quelqu’un dans la foule l’interrompit, à la surprise générale, par une réplique antisémite : Que pensez-vous, Nestor Ivanovitch, de tous ces juifs avec qui vous siégez au Présidium du Comité communal ?

Aux yeux de Makhno, ce qui était grave dans cette provocation des éléments nationalistes, c’est qu’elle était adressée au Comité communal, mais apparemment aussi à l’organisation anarcho-communiste. Il s’empressa de répondre à cette attaque et saisit l’occasion pour faire connaître son point de vue sur la question juive.

Voici la partie essentielle de sa réponse citée dans ses Mémoires, publiés par la Revue anarchiste de Berlin, n°5-6, 1923 :

Juif, reprends ton souffle ! Du temps des Krouchivanovie, Pourichkevitchi et Markovie Vtorie, tu, as dû quitter plus d’une fois tes masures paisibles pour errer pendant de très longues années loin de ta patrie, sans toit et sans réconfort. Tu en es à bout de forces. Retrouve donc ta sérénité et sois libre comme tous les autres peuples.

Le commentaire de Makhno lui-même sur cette déclaration est tout à fait remarquable : Et je n’ai jamais oublié ce que j’ai dit là. Je ne me suis jamais rétracté, comme Pierre auprès du Christ. Lorsque je me suis rendu compte, au cours de mon travail de révolutionnaire tissé de responsabilités, que ces paroles ne correspondaient pas à la réalité, et lorsque je vis que la liberté et la vie des juifs étaient constamment en danger, je me suis mis à exterminer ceux qui en étaient responsables [3].

En effet, comme nous allons le voir, malgré toute la complexité des luttes politiques en Ukraine du Sud, Nestor ne trahit jamais son programme internationaliste sur la question juive. Tout nous permet de croire que son intervention au meeting en question fut accueillie avec ardeur par l’ensemble de la population, ce qui eut pour effet d’empêcher les nationalistes de s’adonner à des attaques antisémites.

Au fil des événements, la situation révolutionnaire évoluait, ce qui obligea les nationalistes à concentrer tous leurs efforts sur la création d’un front contre-révolutionnaire unifié rassemblant dans ses rangs des capitalistes et des gros propriétaires terriens de toutes nationalités, y compris la bourgeoisie juive terrienne, industrielle et financière.

Cette alliance disparate de forces contre-révolutionnaires s’inspirait exclusivement de la haine généralisée des propriétaires à l’égard des mesures sociales en cours de réalisation rapide à Goulaï-Polé, à l’initiative du Comité agraire et du Comité révolutionnaire à partir du mois de novembre 1917, lorsque ces deux comités s’opposèrent vivement aux tentatives de la Rada centrale et de son Secrétariat général de s’emparer de tout le pouvoir en Ukraine.

Dans son troisième communiqué rendu public en novembre 1917, la Rada refusa de reconnaître le soulèvement d’octobre et annonça son désaccord avec la politique de dictature du prolétariat, A partir de ce moment-là, la population de Goulaï-Polé se rangea du côté de la Russie communiste, et de ce fait approuva ses réformes sociales. J’entends par là celles relatives à cette étape bien précise de la révolution qui débuta en octobre 1917 pour prendre fin en avril 1918. Ce fut d’une part la période d’action commune des anarchistes et des bolchéviks, ayant pour but l’anéantissement de l’ancienne structure étatique du type parlementaire pour la remplacer par un système de soviets autogérés dotés des plus vastes droits, et d’autre part celle de l’édification communautaire de l’industrie et de l’agriculture.

Bien que pendant cette période les grandes entreprises industrielles aient été considérées sur le papier comme nationalisées et aient dû normalement être dirigées par des cadres de l’État, dans la pratique leur gestion administrative et économique fut assurée par des comités d’usine qui représentaient l’ensemble des ouvriers.

Le décret du Conseil des commissaires du peuple sur le contrôle ouvrier dans les entreprises industrielles — rédigé par le commissaire du peuple au Travail, A. Chliapnikov, qui avait une longue expérience de syndicaliste derrière lui — exprima l’essentiel du programme anarcho-syndicaliste sur la gestion de l’industrie. Il en fut de même dans le domaine de l’agriculture. Conformément à la loi sur la socialisation des terres votée en janvier 1918 (qu’il ne faut pas confondre avec le décret sur la terre adopté au deuxième congrès des soviets de Russie), les grandes propriétés une fois redistribuées devaient être transformées en exploitations collectives modèles dans le secteur agricole. Mais d’un côté, selon cette même loi de socialisation des terres, compte-tenu du fait que les exploitations collectives devenaient logiquement des communautés comme toutes les entreprises industrielles, elles disposaient dorénavant d’une indépendance administrative et économique totale.

Le système fiscal du pays tout entier, qui était jusqu’alors un outil de fonctionnement de l’État exploiteur, fut aboli. C’est ainsi que furent mis en pratique les principes de l’édification socialiste annonces par Lénine à la veille de la révolution dans son ouvrage : L’État et la révolution, ouvrage que les anarchistes proches du mouvement makhnoviste qualifièrent une décennie plus tard en ces termes : Le marxisme de Lénine à la Bakounine provoqua l’enthousiasme. La lecture de L’État et la révolution fut un moment d’enchantement [4].

Il n’est par conséquent pas surprenant que la Révolution russe, pour la période d’octobre 1917 à avril 1918, fit battre joyeusement et à l’unisson avec le sien les cœurs des anarchistes ukrainiens qui, dans leur région (tout au moins à Goulaï-Polé), agirent au fond de la même façon que leurs amis politiques, les anarchistes russes.

Dès décembre 1917, grâce aux activités de l’organisation anarcho-communiste dans la région de Goulaï-Polé, un vaste réseau de communautés agricoles et industrielles fut créé à partir des propriétés de koulaks et des entreprises capitalistes industrielles socialisées. En raison de la taille des propriétés foncières socialisées, les communautés agricoles groupaient quelques dizaines de familles. Parfois, leur nombre pouvait s’élever à plus de cinq cents.

A Goulaï-Polé la communauté n°1 fut précisément de ce type, et elle fut créée sur les terres du gros propriétaire foncier Klasson, de mille hectares environ.

Il est tout à fait évident que des communautés de cette taille avaient un caractère multinational. Goulaï-Polé eut également sa communauté industrielle installée dans l’ancienne usine de machines agricoles de Kriger. Un système d’échange direct entre les communautés agricoles et industrielles fut mis en place selon les revendications du programme anarcho-communiste.

Mais comment de telles communautés fonctionnaient-elles ? Dans certaines d’entre elles, une fois les réserves de ravitaillement accumulées par les anciens propriétaires épuisées, les membres de la communauté vivaient grâce aux réquisitions effectuées auprès des propriétaires aisés. D’autres communautés avaient un niveau de production qui leur permettait de subvenir à leurs besoins. Ce fut le cas des plus importantes d’entre elles.

Tout laisse à croire que la communauté n°1 de Goulaï-Polé fut précisément de ce type.

Tout compte fait, la période communautaire dans l’organisation de l’agriculture dans la région makhnoviste fut trop brève pour nous permettre d’en tirer une quelconque conclusion, d’autant plus que les témoignages à ce sujet sont tout à fait insuffisants. Néanmoins, lorsqu’on lit des articles consacrés au système des kibboutz en Israël aujourd’hui, on se demande à juste titre dans quelle mesure l’expérience de la période communautaire de l’est de l’Ukraine a pu exercer une influence quelconque. Le futurologue israélien Solomon Tsirioulnikov n exclut pas qu’éventuellement des ressortissants russes inspirés par les idées de Tolstoï, Kropotkine et des populistes aient pu exercer une forte influence sur les premières communautés rurales en Israël [5].

Mais comment savoir si l’expérience des militants juifs qui participèrent à la création des communautés agricoles et industrielles en Ukraine du Sud fut du même ordre ? A ce propos, il faut avoir présent à l’esprit le fait que la redistribution accélérée des anciennes terres de koulaks suscita un vif mécontentement non seulement parmi les gros propriétaires terriens appartenant aux différents groupes nationaux, mais aussi parmi les couches qu’on appelle « moyennes » de la population qui de leur côté cherchaient tout naturellement à agrandir leurs petites propriétés sur le dos des magnats agricoles.

Un mécontentement plus vif encore fut suscité par la politique impitoyable d’imposition en argent et en nature des gros et moyens propriétaires, que le Comité municipal et le Comité révolutionnaire de Goulaï-Polé menaient aussi bien pour favoriser les organismes de production collective que pour aider économiquement les centres industriels de Russie. Cette politique étouffait toute initiative privée, ne laissant aux couches aisées de la population pratiquement aucun moyen nécessaire au fonctionnement de leurs propriétés et au maintien du minimum vital des propriétaires eux-mêmes.

C’est en s’appuyant précisément sur ce mécontentement suscité par la politique agraire et les réquisitions de toutes sortes opérées par le Comité municipal et le Comité révolutionnaire que le bloc des forces de droite fut fondé. Au printemps 1918, il fut à l’origine d’un coup contre-révolutionnaire à Goulaï-Polé.

Au début de 1918, la situation socio-politique en Ukraine contribua beaucoup à sa préparation et à son déroulement. La Rada centrale aspirait à une autonomie totale qui allait lui assurer plus de champ dans sa lutte contre le mouvement socialiste et allait lui permettre de proclamer en novembre 1917 l’indépendance nationale de l’Ukraine pour s’engager dans la voie de la consolidation du pouvoir étatique et de la propriété. En même temps, la Rada centrale refusa de reconnaître la légitimité du premier congrès des soviets des députés ouvriers, paysans et militaires d’Ukraine organisé par les bolchéviks à Kharkov pendant la deuxième moitié de 1917. La Rada centrale nia aussi ouvertement la thèse soutenue par ce congrès selon laquelle l’Ukraine tait considérée comme partie intégrante de la République fédérative de Russie. Cette situation inspira à Lénine son fameux ultimatum par lequel il invite la Rada à reconnaître l’existence des organes du pouvoir communiste en Ukraine. La Rada n’en tint pas compte et elle renvoya le Soviet des Députés ouvriers de Kiev. Presque simultanément, elle signa un traité de paix séparée avec l’Allemagne et l’Autriche afin de pouvoir compter sur l’aide militaire de ces pays dans les actions dirigées contre la Russie communiste et le mouvement communiste en Ukraine.

Le 22 janvier 1918, par son quatrième décret, la Rada proclama son autonomie totale vis-à-vis de la Russie soviétique. Des opérations militaires furent engagées entre le RSSFR et la République populaire d’Ukraine nouvellement créée. La situation de la Rada centrale devint catastrophique. Elle n’aurait vraisemblablement jamais pu assumer la lutte qui l’opposa aussi bien à la RSSFR qu’aux forces communistes et anarchistes sur place, en Ukraine, si les Allemands n’avaient pas pris sa défense en mettant fin à ce conflit par la signature du traité de paix de Brest-Litovsk et par l’occupation réelle de l’Ukraine. C’est précisément à la suite de cet événement et sous la protection des armes allemandes que la Rada centrale a pu se mettre sans tarder à l’œuvre pour faire disparaître brutalement les foyers d’édification du socialisme en Ukraine, qui virent le jour dès les premiers mois suivant le soulèvement d’octobre à Petrograd et parfois même bien avant. Les agents de la Rada centrale travaillaient depuis un certain temps déjà à la préparation d’un coup à Goulaï-Polé, qui fut l’un de ces foyers.


[1N. Makhno, La Révolution russe en Ukraine, Paris, 1929, p. 9.

[2Ibid. , pp. 71-72.

[3Ibid.

[4« La Dictature bolchevique dans le monde anarchiste », étude collective éditée par l’organisation des anarcho-communistes russes Dielo Trouda, Paris, 1928, p.10.

[5S. Tsirioulnikov, « Israël, l’an 2000 » dans la revue Le temps et nous (« Vremia i my ») n°61, 1981, p.131.