L’Activité anarchiste de Louis Bertoni
Notre ami Louis Bertoni a vu le jour le 6 février 1872 à Milan. Son père était tessinois, originaire de Lottigna et sa mère, lombarde. Sa jeunesse s’écoula surtout à Côme. La première éducation que reçut Bertoni était républicaine. Le père, dont les avatars avaient été nombreux à travers l’Europe convulsée d’après 1848, était marqué de la forte empreinte de Mazzini. Le milieu respire la légende de celui-ci, tout autant que celle de Garibaldi.
Nous trouvons L. Bertoni au Tessin, participant à la Révolution libérale de 1890. A ce moment, la possibilité d’une belle carrière dans le sillage des triomphateurs, s’offre à lui. La liquidation de l’ancien personnel a fait que de nombreux postes sont à « repourvoir ». Bertoni pourrait y prétendre. Des cousinages importants parmi les maîtres du jour lui assurent une chance spéciale. Mais il n’a que peu de goût pour le service de l’État. Il préfère son métier de typographe. Anticlérical farouche, il adresse occasionnellement des chroniques à une feuille satirique, la Vespa (la Guêpe), qui se publie à Genève. Cette collaboration, va décider de sa venue dans la Rome calviniste. Le rédacteur de la Vespa se trouve être en même temps le prote d’une imprimerie du Cours de Rive. Sachant Bertoni du métier, il lui propose un emploi dans l’atelier qu’il dirige.
Nous sommes en 1891. L’anarchisme requiert l’attention des foules. L. Bertoni, qui incline depuis quelque temps vers les idées libertaires, se retiendra encore quelques mois, avant de leur donner une adhésion sans réserve. Ironie de l’Histoire : c’est à Paolo Schicchi que se devront les dernières hésitations de Bertoni. Le véhément anarchiste sicilien rédigeait alors, à Genève, un pamphlet dont le seul titre était tout un programme : Pensiero e Dinamite. Une littérature horrifiante, dans laquelle l’appel au meurtre alternait avec la menace de la bombe, s’y étalait. Le sort voulait justement que le brûlot « schicchiste » fût composé dans l’imprimerie du Cours de Rive. De par ses occupations, Bertoni avait la primeur de cette prose au fulmi-coton. Les outrances de Schicchi, si éloignées du ton qui sera le sien, n’étaient pas pour vaincre les raisons qu’il avait encore de ne pas adhérer aux idées qui furent ensuite celles de sa vie. Il en résultera un retard de six mois, avant que Bertoni fasse le pas définitif. Si l’on se réfère à la Bibliographie de l’Anarchie de Max Nettlau, qui mentionne deux numéros de Pensiero e Dinamite, parus à Genève, aux dates des 18 et 28 Juillet 1891, en même temps que deux numéros de la Croce di Savoia (autre feuille éditée par Schicchi) datés des 8 et 25 août 1891, on peut fixer au début de 1892, le ralliement de Bertoni aux idées d’émancipation sociale.
Vingt ans plus tard, Bertoni, devenu l’animateur du Réveil, aura de fréquents rapports avec Schicchi. Celui-ci ne lui écrira jamais qu’en lui donnant du Cher archevêque
! La formule aura pour intention de railler la chaude collaboration de Bertoni avec Malatesta ; ce dernier étant qualifié de Pape, par Schicchi et ses disciples. Bertoni souriant, n’en témoignera pas moins une inaltérable bienveillance au fougueux Sicilien...
La fondation du Réveil (7 Juillet 1900)
L’activité publique de Bertoni ne commencera qu’avec la fondation du Réveil (7 juillet 1900). Un Almanach, publié au début de la même année, et dont C. Frigerio était l’éditeur responsable, avait entraîné la première comparution de Bertoni devant la magistrature fédérale. Un illustre procureur du temps, Kronauer, s’était ému de plusieurs passages de l’Almanach, consacré presqu’entièrement aux récents évènements d’Italie (émeutes milanaises de 1898). Le désir d’être agréable à la monarchie transalpine, avait été pour beaucoup dans la poursuite engagée. Le procès devait aboutir à l’acquittement des accusés. Le Réveil allait naître de cette affaire. Depuis le départ du Révolté, en 1885, pour Paris, une assez maigre propagande anarchiste s’était exercée tant à Genève que dans le reste du territoire helvétique. Le Réveil renouait le fil brisé.
Retracer la vie de Bertoni, à dater du 7 juillet 1900, c’est suivre le Réveil pas à pas. Sauf villégiatures de Bertoni à l’Évêché ou à Saint-Antoine, pendant lesquelles le journal passe à des mains intérimaires, les deux existences sont indivisibles.
Dans l’équipe initiale, on rencontrait des anciens de la Fédération Jurassienne comme Herzig, qui avait aussi compté parmi les premiers du Révolté. Le docteur Biolley, que les Genevois n’oublieront pas, et dont la fidélité à ses idées de jeunesse ne se démentira jamais, en était également. L’élément italien était représenté par Nino Samaja, Cavalazzi, d’autres encore. Les inculpés du procès de l’Almanach, étaient naturellement de l’entreprise. Parlant des débuts du Réveil, L. Bertoni célèbrera plus tard, dans une lettre à Cavalazzi, que Luigi Galleani cite dans Figure e Figuri : Les temps heureux où l’on pouvait trouver cinquante camarades capables de faire quelque chose et disposés, tous, à le faire
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Dès le premier numéro, le journal eut la physionomie qu’on lui connaîtra jusqu’à son dernier jour. Bilingue toujours, il eut un certain temps une édition allemande (Quelques numéros en 1903 de Der Weckruf).
Le Réveil aura fait, grâce à sa formule franco-italienne, un travail considérable pour une meilleure connaissance réciproque entre les ouvriers des deux pays. C’est certainement par le truchement de Bertoni que beaucoup de textes de Malatesta et de Merlino ont été rendus accessibles au public de langue française. Dans le sens inverse, la contribution n’est pas moindre. Les écrits de Bakounine, de Reclus, de Kropotkine, dont la première traduction italienne vint du rédacteur du Réveil, ne doivent pas non plus se compter.
L’affaire Bresci
Le journal en était à ses premiers balbutiements, que survenait la tragédie de Monza (29 juillet 1900). Bresci, venu de Paterson, tirait représailles sur la personne du roi Humbert Ier, de la répression sanguinaire que celui-ci avait ordonné, lors des troubles de 1898, à Milan. La Suisse, qui était encore tout haletante de l’émoi, où l’avait mise le meurtre de l’impératrice Élisabeth par Lucchini (10 septembre 1898), ne savait que faire pour démontrer son bon vouloir à la Maison de Savoie. Le coup du procès de l’Almanach avait raté. La tentative était à reprendre contre le Réveil. Plusieurs camarades, taxés d’une fallacieuse complicité avec Bresci, furent arrêtés et menacés d’être livrés à la justice royale. Ce fut là, l’occasion pour le Réveil d’une première et vigoureuse campagne pour le Droit d’asile.
L’attitude du Réveil dans l’affaire Bresci, n’allait pas tarder à lui valoir des ennuis. Les représentants de Rome, fâchés que l’autorité helvétique n’eût pas la possibilité de s’en débarrasser par quelque procédure expéditive, étaient attentifs, plus que quiconque, à lui nuire. Un entrefilet anodin du Risveglio du 18 janvier 1902, dû à Cavalazzi, et relatif à des tripatouillages posthumes dans les papiers de Crispi, amenait une démarche à Berne du ministre de Victor-Emmanuel. Les représentations diplomatiques n’aboutissant pas suffisamment vite au gré de l’Italie, une rupture manquait résulter entre !es deux États. Finalement, sur entremise allemande, les choses s’arrangeaient. Apparemment, le compromis intervenu, n’entraînait pas d’autre mesure que le remplacement du ministre Silvestrelli à Berne et du ministre Carlin à Rome. En vérité, le prix secret de l’arrangement était payé par la Suisse, et consistait dans un codicille ajouté aux dispositions juridiques, déjà en vigueur, contre les anarchistes. Un projet dans ce sens était déposé, par le Conseil fédéral, dès le 15 décembre 1902. Un vote favorable entérinait l’adjonction liberticide seulement le 30 mars 1906, et L. Bertoni, dès le 25 novembre de la même année en éprouvait les rigueurs. Aussi bien, la nouvelle loi n’avait-elle été votée qu’à son intention, puisque le Réveil était alors, le seul organe anarchiste qui se publiât en Suisse !
C’était pour un article commémoratif sur Bresci que Bertoni était inculpé. Du « papier » incriminé (29 Luglio, Il Risveglio n°179, 28 juillet 1906), la justice estimait délictueux quelques passages. Le procès jugé à Lausanne le 26 novembre 1906 valut à Bertoni une condamnation à un mois de prison. Le débat avait donné le prétexte à notre ami d’une magnifique déclaration sur le régicide, examiné du triple point de vue de l’historien, du juriste et du militant.
La grève générale de 1902
L’évocation de Bresci nous a contraint d’anticiper quelque peu. L’année 1902 avait vu les premières avanies sérieuses de Bertoni avec les autorités genevoises. Au mois d’octobre, une grève générale de solidarité avait été déclenchée, par solidarité avec les ouvriers des tramways, en difficulté avec la Compagnie. Le gouvernement affolé, avait mis la ville en état de siège. D’incessantes charges de cavaleries, balayaient les en-droits où les manifestants risquaient de se masser. Au deuxième jour, Bertoni, tenu pour le pelé, le galeux, d’où venait tout le mal, était jeté à Saint-Antoine. Auparavant, il était molesté en bonne et due forme. Il comparaissait, en même temps que d’autres membres du Comité de grève, le 12 novembre 1902, prévenu d’avoir provoqué l’émeute, d’avoir excité ou provoqué à porter atteinte à la liberté du travail, à la force publique, etc. Tous ces chefs d’inculpation lui coûtaient un an de prison. Parallèlement, les tribunaux militaires sévissaient contre les mobilisables qui n’avaient pas répondu à l’appel du gouvernement, pendant la grève. Au nombre des défaillants, se remarquait le socialiste Jean Sigg, plus tard grand bonze du réformisme genevois.
La grève de 1902 eut un profond retentissement. ne se produira plus de grèves de longues années, qu’on ne tâche d’y trouver, par quelque joint, la main de Bertoni.
La réaction contre Bertoni — Son expulsion (Janvier 1907)
Le Journal de Genève mènera d’acharnées campagnes pour obtenir l’éviction de Bertoni du canton de Genève. De longs mois, il s’évertuera à faire du rédacteur du Réveil un gréviculteur patenté. Arbitrairement, il mettra à son seul compte, outre la grève générale de 1902, la grève du Bâtiment de 1898, la grève des maçons, manœuvres et terrassiers de 1903, celle des fondeurs en 1905 et 1906, plusieurs autres encore. La dévote Feuille ira jusqu’à dire : A ceux qui parlent de la loyauté et de l’honnêteté de Bertoni, nous leur demanderons de chercher à faire le compte de ce que cette action a coûté à la collectivité genevoise, en charges pour l’État, en souffrances individuelles, en condamnations ou en expulsions des autres, en misères de toutes sortes
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Les autres gazettes locales n’étaient guère plus tendres. Peut-être entrait-il quelque ressentiment dans leur attitude à l’égard de Bertoni. Lors du procès de 1906, celui-ci avait pu s’étonner que l’apologie du régicide ne fût pas imputée à crime dans tous les cas ? Il avait pu arguer du cas de la presse genevoise, exultant sans discrétion, à la nouvelle de l’assassinat à Belgrade, de la reine Draga et du roi Alexandre Obrenovitch. L’évènement avait été perpétré, pour que le chef de la dynastie rivale des Karageorgéwitch, Pierre Ier, alors en exil à Genève, pût monter sur le trône. Le nouveau prétendant était un enfant chéri de la Haute-Banque des bords du Léman. A peine intronisé, il marquait sa gratitude aux apologistes du crime de Belgrade, en leur donnant quelques emprunts à négocier !
Les efforts du Journal de Genève devaient aboutir. Le Département de Justice et de police, prenait en janvier 1907, un arrêté d’expulsion contre Bertoni. L’ukase lui était signifié, alors qu’il séjournait encore à Saint-Antoine, purgeant la condamnation prononcée contre lui, pour le panégyrique de Bresci. Immédiatement, il introduisit un recours au Conseil d’État. Il allait s’ensuivre une violente polémique, qui dépassa rapidement le cadre de l’opinion romande. On s’en mêla à l’extérieur. Il y eut des interventions d’Anatole France et de Francis Pressensé en faveur de Bertoni. Après force tracasseries, on se résigna finalement à laisser Bertoni au bénéfice d’une tolérance provisoire, qui dure encore. Bertoni a raconté dans une savoureuse brochure qui est un modèle de science juridique autant que d’humour, Leur Grève et la nôtre, ses démêlés avec le Conseil d’État et les gens du Journal de Genève.
La haine de ceux-ci retrouvera une occasion de se manifester en 1909. Un soir que Bertoni collait de petits placards traitant d’un conflit de typographes avec la Tribune de Genève, un gendarme l’interpella avec la malpolitesse d’usage. Rudoyé, sachant par expérience ce qui l’attendait au poste voisin, Bertoni prit le parti de secouer l’étreinte du pandore. Dans l’effort qu’il fit pour se dégager, il causa quelques égratignures au représentant de la loi. Les jours suivants, le Journal de Genève inventait une histoire de coups de couteau qui menait une nouvelle fois Bertoni devant le tribunal, où il était acquitté.
Une nouvelle machination policière —la dernière jusqu’à la guerre de 1914— sera encore tentée en 1912, contre Bertoni. L’initiative de la besogne reviendra à un diplomate italien, qui trouvera, en l’occurrence, toutes facilités auprès de l’autorité suisse. Dans le courant de l’été de 1912, Bertoni poursuivait une tournée de conférences en Suisse alémanique. Le 2 août, il était arrêté à Dietikon, dans la banlieue de Zurich. Au cours d’un emprisonnement de six semaines, il aura grand mal à démêler la raison précise de cette nouvelle infortune. Un jour, on l’incriminera des propos tenus à Dietikon, pour lui reprocher une autre fois, un précédent exposé fait à Zurich, le 29 juillet. Un coin du voile se déchirera, quand, au mépris du droit des gens, Bertoni sera traîné au Consulat italien. Là, un personnage du nom de Grossardi, ayant rang de vice-consul, entreprendra d’établir que Bertoni avait provoqué au meurtre du roi d’Italie, dans la conférence du 29 juillet, à Zurich. Un juge d’instruction ira encore plus loin et insinuera que Bertoni avait également pour dessein d’exhorter à l’assassinat de Guillaume II, dont la présence était signalée dans le moment, pour les manœuvres de l’armée suisse ! Le scandale de cette nouvelle inculpation sera si évident, que Bertoni devra bientôt être libéré !
Bertoni et le syndicalisme - Les polémiques de 1914
Bien qu’il n’ait jamais boudé l’action syndicale, on peut dire que Bertoni a tenu toujours à se montrer plus anarchiste que syndicaliste. Dans un temps d’« anarcho-syndicalisme » à outrance, le Réveil fut, parmi les premiers, à réagir.
Dans la controverse historique ouverte au Congrès d’Amsterdam, entre Monatte et Malatesta, sur le point d’intersection exact du syndicalisme et de l’anarchisme, Bertoni est du côté de Malatesta. C’est même une des très belles pages de l’histoire du Réveil que ses thèses aient fourni clans les années 1913-1914 le prétexte d’un nouveau débat sur le sujet. Le mouvement français montrait un intérêt particulier pour la question. La CGT accusait depuis 1910 un net déclin. Elle était vidée du souffle authentiquement libertaire, dont l’avait animée les artisans de la première heure (Pelloutier, Pouget, Delesalle), réellement anarchistes ceux-là. La nouvelle génération (Jouhaux, Merrheim, Dumoulin) n’avait plus le même allant. Il n’était guère que le petit groupe de la Vie ouvrière (Monatte-Rosmer) qui se leurrât sur la possibilité d’un renouveau. Bertoni fit le voyage de Paris, où il donna une conférence à la Bellevilloise (29 janvier 1914) restée fameuse. Notre ami contestait que la seule pratique syndicale fût suffisante pour former des révolutionnaires, vérité élémentaire qui soulevait des clameurs. Monatte rompait force lances en faveur de « l’automatisme » syndical, avec le concours de James Guillaume. Bertoni et Malatesta donnaient la réplique de l’autre bord. Kropotkine, dans des lettres personnelles à Bertoni, déclarait son accord avec ces derniers. James Guillaume pour justifier ses amis de la Vie ouvrière s’autorisait de l’exemple de Bakounine. A quoi, Malatesta répondait très justement que Bakounine attendait si peu du seul dynamisme de l’Internationale des travailleurs, qu’il était resté constamment fidèle au système de la double organisation.
L’affaire De Ambris (Syndicaliste antiparlementaire, récemment élu député, et sur la personnalité duquel Bertoni devait se montrer bon prophète), surgie à la traverse, vint aigrir le débat. Sur le désir exprimé par Kropotkine, qui n’aimait pas qu’on se déchirât entre proches parents d’idées, Bertoni, le « sectaire » tant réputé, accepta d’y mettre un terme. L’essentiel de l’enseignement bertonien sur le syndicalisme nous paraît rejoindre cette proposition de Malatesta (Les anarchistes et les syndicats, Réveil 1er Nov. 1913) : Nous ne saurions être syndicalistes si, par syndicalisme, on veut entendre une doctrine qui voit dans le seul fait du syndicat ouvrier une vertu spéciale devant automatiquement et je dirai presque à l’insu de la volonté consciente des ouvriers syndiqués, conduire à l’affranchissement du joug capitaliste et à la constitution d’une société nouvelle. Nous ne croyons pas en cette vertu rénovatrice propre au syndicat, et les faits ne nous inclinent pas à y croire.
Pendant la Guerre de 1914-1918
Le Réveil sut, durant cette tourmente, à l’encontre de tant d’organes similaires, déboussolés au premier choc, maintenir une ligne nette. L. Bertoni eut pourtant à souffrir dans ses affections les plus chères. Il lui fallut se séparer de Kropotkine auquel le liait un commerce intellectuel et moral, établi depuis de longues années, et que de récents contacts avaient encore accru. On sait que c’est à l’instigation de Bertoni que plusieurs des ouvrages du célèbre doctrinaire anarchiste, dont les Paroles d’un Révolté, et la Grande Révolution, ont été traduits en italien. Kropotkine avait même écrit pour cette édition des Paroles d’un Révolté une préface qui fait date dans l’évolution de sa pensée. D’autres amitiés, qui accompagnaient Bertoni depuis les débuts du Réveil, comme celle de Wintsch, allaient aussi lui faire défaut. Eh bien, malgré ces misères sentimentales, qui sont d’un bien plus grand prix qu’on n’imagine, pour un homme comme Bertoni, il allait continuer vaillamment son chemin.
La collection du Réveil des années 1914-1918 offre un matériel unique pour l’histoire du mouvement ouvrier durant la guerre mondiale. Il fut alors le seul organe anarchiste à paraître sans intermittence. C’est grâce à lui que les premiers textes de Malatesta contre la guerre, furent connus sur le continent. Bertoni, dans une réplique à Jean Grave, sombré des tout premiers dans le courant impérialiste et chauvin, écrivit ces lignes, qu’on ne saurait trop méditer aujourd’hui encore : Nous sommes anarchistes non pas dans la mesure où nous nous adaptons au milieu, mais dans celle où nous savons lui résister et nous en affranchir. Laissons aux social-démocrates de justifier continuellement par les anciennes, les nouvelles concessions, compromissions et contradictions. Nous demandons, au contraire à l’individu d’avoir le plus souvent possible la force de se ressaisir. Ce n’est d’ailleurs pas en se laissant envoyer à la boucherie qu’ on domine les évènements, on en devient ainsi plus que jamais le jouet. Nous ne sommes et n’avons jamais été neutres. Ce mot nous répugne plus qu’à tout autre. Nous sommes au contraire les ennemis de tous les étatismes, de tous les militarismes, de tous les impérialismes. C’est pour cela qu’il ne nous est pas permis de confondre, ne fût-ce que momentanément, notre cause avec l’un d’entre eux...
Le procès des « bombes » de Zürich
L’affaire des « bombes de Zurich » en 1918-1919 allait démontrer que Bertoni n’était pas un « neutre », et qu’il avait essayé de mettre à profit les évènements dans le sens de la Révolution sociale.
Quand on évoque cette affaire, on pense au mot de George Sand : La vie ressemble plus au roman que le roman à la vie
! Elle offre, comme un raccourci symbolique de toutes les intrigues qui se tramèrent en Suisse, durant l’autre guerre. Des figures étranges s’y profilent, et on a souvent l’impression que la vérité ne pouvait y être faite, à raison des complications internationales que cela eût risqué d’entraîner.
Le dessein des autorités judiciaires en montant ce procès à grand spectacle semble avoir été de présenter un certain nombre de révolutionnaires italiens, comme ayant des attaches avec les services de propagande des Empires centraux, et par là, de les discréditer. Bertoni était accusé d’avoir favorisé, de ses deniers, la constitution d’un matériel terroriste (explosifs, grenades, brownings) appelé à servir, pour le cas d’un mouvement révolutionnaire en Italie. D’autre part, on relevait contre lui, des conciliabules suspects avec deux nationalistes hindous, réputés anarchistes pour la circonstance, et dont l’un, au moins, Hafis, était un agent avéré de l’État-major allemand. Les deux hommes lui avaient rendu visite dans le courant de 1915, lui promettant une subvention de Frs. 100 000 pour le Réveil, s’il consentait à les appuyer dans leur action (projet de soulèvement dans les colonies anglaises, introduction clandestine de littérature en France etc.). Ils étaient partis, laissant 100 Frs. sur la table, que Bertoni, avec sa minutie ordinaire, avait fais figurer à la souscription du journal ,avec une mention de ce genre : Deux camarades hindous : 100. Dès leur départ, il avait écrit à Malatesta, du nom duquel les visiteurs s’étaient plus ou moins autorisés, pour lui dire sa suspicion à leur égard. Cette lettre ramenée plus tard de Londres, par Frigerio, projettera un jour utile sur l’instruction du procès.
L’affaire avait été mise au jour, par la découverte dans la Limmat, en avril 1918, d’un certain nombre de grenades. Des indices avaient permis de remonter jusqu’aux dépositaires antérieurs de ce matériel, des anarchistes italiens ou prétendus tels. En suite de ces évènements, Bertoni était arrêté en mai 1918. Il devait rester cinq mois au secret, livré à la fantaisie sadique du juge d’instruction Heussler, qui se comportait à l’endroit des prévenus, en véritable tortionnaire. Deux des inculpés, dont un camarade de Zurich, Cavadini, devaient se donner la mort, au cours de l’enquête.
Le duel soldat ! - Bertoni
Le procès vint en juin 1919 devant le tribunal fédéral siégeant à Zurich. Le célèbre Soldati, une vieille « relation » judiciaire de Bertoni, (leur premier contact remontait au procès de l’Almanach en 1900, et avait été suivi d’un second en 1906, lors de l’apologie de Bresci), menait le débat.
Un amalgame savant réunissait 28 accusés, qui eussent réclamé plusieurs procès distincts. L’ombre d’Azew, comme le dira Bertoni, planait sur le débat. Nous ne saurions mieux faire pour donner le ton adopté par Bertoni dans sa défense que de rapporter cet échange de répliques entre lui et Soldati. (Tribune de Genève du 5 juin 1919)
— Vous êtes connu depuis longtemps comme le père spirituel de l’anarchie en Suisse. Les anarchistes ont la tache d’accumuler des armes et des munitions en vue du grand soir, n’est-ce pas ?
— Vous faites erreur, M. le Président, nous savons où sont les arsenaux, les poudrières, les dépôts admirablement organisés par le gouvernement.
— Hier, votre ami N. a déclaré que vous étiez incapable de mentir. C’est possible dans votre vie privée, mais votre conception morale ne vous oblige-t-elle pas à cacher la vérité aux organes constitués par la société actuelle ?
— Il y a pour moi une chose sacrée, la parole donnée et la foi jurée.
— Donc, si vous avez promis de ne pas faillir, vous ne faillirez jamais, même en altérant la vérité.
— Le plus beau monument de la Suisse est le lion de Lucerne, il a été élevé non pas à des hommes, mais à la foi jurée qui n’a jamais failli.
— Supposons que vous soyez mêlé à un complot, que des armes aient été accumulées, que vous soyez engagé vis-à-vis de vos amis, diriez-vous ce qui s’est passé ?
— Jamais !
— Il résulte du dossier que vous avez donné à vos camarades l’instruction de ne jamais rien révéler à la Justice
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A-t-on vu jamais, dans aucun prétoire du monde, un homme en posture d’accusé, avoir une attitude plus noble que celle-là !
Bertoni devait sortir de cette affaire, grandi dans l’estime des siens et dans celle des adversaires.
Les magnifiques réponses transcrites ci-dessus, au juge fédéral, nous assignent aujourd’hui encore les limites exactes dans lesquelles nous devons aborder la question des bombes de Zurich. Le dernier mot de cette histoire c’est à Bertoni qu’il appartient de le dire, s’il le juge utile !
Les Congrès de Saint-Imier et de Bienne (1922)
Parmi les initiatives de Bertoni, dans l’après-guerre, nous évoquerons encore le Congrès qu’il convoqua à Saint-Imier en 1922, à l’occasion du cinquantenaire de la reconstitution de la branche bakouniste de l’Internationale. La présence d’un certain nombre de camarades étrangers permit l’organisation d’une assemblée anarchiste internationale, tenue à Bienne le 16 septembre. Une fois de plus, la question des rapports du syndicalisme et de l’anarchisme fut débattue. Ce fut le malheureux Colomer qui s’érigea cette fois en donneur de leçons. Celui-ci eut le front de déclarer dans le Libertaire, que les thèses défendues par Malatesta et Bertoni l’avaient ému, sinon indigné !
L’année suivante, Bertoni était arrêté à Paris et expulsé de France, comme il se rendait à un Congrès anarchiste international, prévu dans la capitale française.
Les épisodes plus récents de l’activité de Bertoni, sont frais dans les mémoires. Quelques-uns sont évoqués dans les pages qui suivent, par des camarades qui les vécurent à ses côtés.
Au sommet de la septantaine, Bertoni pourrait montrer quelque satisfaction du chemin parcouru. Les étapes fournies ont été belles, depuis le 7 juillet 1900.
Il n’est bientôt plus de pionniers anarchistes de la première heure. Chaque année qui passe, les vides s’accentuent. C’étaient hier encore, Jacques Mesnil et Paul Reclus, qui s’en allaient. Bertoni reste avec Sébastien Faure, dont nous ne savons plus rien depuis de longs mois, la dernière grande figure anarchiste européenne. Nous sommes sûrs qu’il nous donnera encore beaucoup, et que la prochaine décennie qu’il gravira d’un pas allègre, lui apportera la réalisation de quelques-uns des espoirs qu’il caresse depuis toujours.