— Mon cher Louis, les compagnons du groupe des Italiens de CNT—FAI auraient beaucoup de joie à te revoir.
— Bien. Je t’accompagnerai à ton prochain voyage.
Quelques jours plus tard, le milicien polyglotte de Port-Bou s’exclame, en lisant le nom de Louis Bertoni sur notre « coupe-file » : Ah ! vous allez à Barcelone participer au Meeting de Solidarité internationale.
Tiens, une belle occasion. « In petto » nous décidons que notre vieux camarade apportera la voix de sa conviction aux travailleurs catalans.
Il faut faire vite. Le temps presse. ll y a encore 160 km. de route à parcourir, dont une partie en montagne.
Lucien Tronchet appuie sur l’accélérateur.
Enfin la grand’route aux virages inclinés. La Ford « tape » régulièrement du 100 km. à l’heure. C’est le début de l’après-midi. La chaleur est torride. Tout à coup, une explosion suivie d’une épaisse vapeur... Panne. C’est le tuyau de caoutchouc du radiateur qui est cuit. Notre conducteur sifflote ; signe chez lui que ça va mal. Un paysan se dérange pour nous aider et s’offusque que nous puissions lui proposer un dédommagement. Digne peuple !
Espérons que le « mañana » espagnol sera aussi long que le « quart d’heure » vaudois du retard.
Le meeting international
Barcelone ! Première barricade. Embouteillage, on est pressé ! On se faufile, on « brûle » la corde !
Coup de sifflet strident. Le rétroviseur fait entrevoir l’épaulement des fusils par les factionnaires. Pas de blague ! Marche arrière. Chi va piano... Excuses. Présentation de la « documentation ». C’est Bertoni de Suiza. Vivo Bertoni, et... l’on passe.
Tout le peuple de Barcelone se presse à l’intérieur et aux alentours de l’Olympia.
Des haut-parleurs partout.
Il faut se frayer un passage dans cette mer humaine, Bertoni, conduit par la main, ne sait où on le mène. S’il savait, il ne marcherait plus ! Enfin c’est le podium. Sébastien Faure tient sous le charme de sa voix musicale cette multitude espagnole chez qui le sens de la mélodie est inné.
Federica Montseny, ministre de la Santé publique, reconnaît et embrasse Louis Bertoni, qu’elle désignera quelques instants plus tard comme l’un des représentants les plus qualifiés du mouvement anarchiste international, descendant direct de la Fédération jurassienne fondée par Michel Bakounine
.
Et c’est l’ovation formidable et inoubliable de dizaines de milliers de personnes qui ponctuera la sublime péroraison du tenace vétéran des luttes révolutionnaires : Louis Bertoni.
Au Conseil de la défense
Le même jour, fort avant dans la nuit, à la Capitania de Barcelone, Louis Bertoni devise paisiblement avec son ancien camarade D. A. Santillan, désigné Conseiller général du Ravitaillement pour la Catalogne.
Cette heure insolite a été choisie par Santillan parce que c’est à peu près le seul moment où il lui est possible d’être tranquille.
Le silence est lourd dans cet édifice qui a connu la haute lutte dont les parois et les meubles portent encore les traces.
Tout à coup un dernier appel du téléphone retentit. C’est le bon Durruti qui enrage de ne pas recevoir les munitions qui lui permettraient de pousser jusqu’à Saragosse. Calmement, Santillan répond qu’il est dans l’impossibilité de faire mieux. Tout le drame est là. Santillan et Bertoni, d’une même analyse le comprennent. Malgré l’héroïsme et la volonté d’un peuple pour conquérir sa libération, ce peuple sera tôt ou tard vaincu par la coalition capitaliste enrayant la fourniture des armes.
Devant Huesca
Le but de Bertoni est de rencontrer les hommes de la colonne italienne qui le réclament. Les laissez-passer pour la zone du front sont prêts.
A la nuit tombante, l’étape est franchie. C’est le « Castillo », un peu à l’arrière des lignes de feu.
Quelle surprise, quel accueil, parmi ces rudes combattants, heureux de reprendre leur revanche après es persécutions subies. Vite le « rata » de mouton et de haricots est amélioré. Avec quelle touchante attention filiale la couche de « l’arnica Luigi » sera aménagée !
Tard dans la nuit la discussion s’écoulera sereinement, le chapelet de souvenirs des uns alternant avec les narrations des autres.
Dehors la nuit est sombre et fraîche. Au loin la fusillade crépite. C’est l’attaque de la gare et de l’Asile des Fous d’Huesca qui est amorcée, et n’aboutira pas.
A l’aube, après un bref conciliabule, les jeunes de l’équipe s’entendent pour se rendre sur la ligne avec les camions de ravitaillement, tandis que « Luigi » restera au « Castillo », en attendant la relève qui ramènera les camarades.
Mais, dès le « Monte Pelato », une voiture de commandement dépasse la file des camions. Louis Bertoni s’est débrouillé sans les jeunes « lâcheurs » pour aller embrasser ses fidèles compagnons de lutte.
Et tout au long de la tranchée, c’est un accueil indescriptible et une joie débordante.
Bientôt un avion ennemi volant bas viendra interrompre cet enthousiasme délirant.
Les mitrailleuses claquent. Comme un vieux grognard, Bertoni se couche à l’ombre d’un olivier, puis en quelques sauts il trouve un abri dans la grotte du dépôt de... grenades à main. Quelques instants plus tard, c’est la « casa bianca » qui sera sérieusement pilonnée et qu’il vaudra mieux évacuer. Le cimetière, dont les murs blancs sont encore éclaboussés à l’extérieur du sang des paysans républicains fusillés en série, prendra à nouveau sa part d’obus.
Mais les hommes du groupe des Italiens de la colonne CNT-FAI sont heureux. Jusqu’à la fin de leurs vicissitudes, ils se souviendront avec réconfort de la crânerie tranquille de leur vieux compagnon ; Louis Bertoni.