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Louis Bertoni - L’Homme dans la lutte

mardi 17 mai 2022, par Les amis de Louis Bertoni (CC by-nc-sa)

Le Réveil/Il Risveglio clandestin – Un Homme dans la Mêlée Sociale : Louis Bertoni (Pour son 70e anniversaire) – Février 1942.

Bertoni, militant ouvrier

Depuis presque toujours, Louis Bertoni est syndiqué. En sa qualité de typographe, il cumule 56 années de sociétariat dans les divers syndicats de son métier.

Sa première action directe syndicale date du temps de la première année de son apprentissage. Il était âgé de 14 ans. Son patron voulut lui faire effectuer des heures supplémentaires. L’apprenti Louis Bertoni refusa catégoriquement. Le Patron le congédia séance tenante, et après maintes réclamations fit le certificat suivant : (...) s’est refusé effrontément à faire une heure supplémentaire, malgré la promesse d’une indemnisation.

Louis Bertoni a conservé soigneusement ce « diplôme » de maturité syndicale.

Cet effronté apprenti devint cependant un excellent ouvrier. Récemment encore, un chroniqueur de la Tribune de Genève rappelait incidemment et élogieusement le temps où l’anarchiste travaillait à la confection dudit journal.

Après sa participation à la révolution libérale tessinoise du 11 septembre 1890, Louis Bertoni s’installa à Genève.

Typo consciencieux, ouvrier plein de dignité, il participa activement au mouvement syndicaliste. En sa qualité de propagandiste de l’idéal d’émancipation des travailleurs, il anima toutes les grandes grèves d’avant la dernière guerre : la grève du Bâtiment de 1898, la grève des tramways transformée en grève générale en 1902, la grève des Maçons et Terrassiers de 1903, les grèves des fondeurs de 1905 et 1906, la grève des chocolatiers de Suisse romande en 1907, la grève des typos de 1909.

Grévistes face aux forces de l’ordre en octobre 1902 à Genève

Entrepreneur de grèves

Entrepreneur de grèves, tel était le vocable qu’employait la réaction de l’époque pour désigner Louis Bertoni. C’était là une exagération manifeste qui était, dans le moment, monnaie courante pour discréditer le mouvement ouvrier.

En fait, Louis Bertoni travaillait régulièrement pour un patron. Les syndiqués l’avaient placé au poste de secrétaire non-rétribué de l’Union ouvrière. Et ce secrétaire se donnait simplement corps et âme aux organisations syndicales. Par souci de probité à l’égard de ceux qui devaient subir les sacrifices d’une grève, il s’abstenait d’influencer les décisions des intéressés, et il appartenait aux ouvriers eux-mêmes de former leurs délégations pour des pourparlers.

Parfois, Louis Bertoni n’était pas d’accord avec les décisions prises, qui engageaient une profession dans une grève ; mais toujours, et surtout lorsque l’échec se dessinait, il restait à son poste pour ranimer les énergies et stimuler les défaillants.

Nous avons eu l’occasion de voir un livre de comptes indiquant que pendant de longues années après la terrible grève du bâtiment de 1903, Louis Bertoni versa régulièrement des acomptes, pris sur ses propres deniers, pour éteindre la dette qu’il avait contractée chez son boulanger qui avait fourni le pain aux grévistes.

Lourde popularité

C’est l’époque qui crée une popularité, et surtout les adversaires, remarquait un jour Louis Bertoni, au cours d’une conversation à bâtons rompus... Et cette popularité est toujours déformante parce que les gens vous représentent sous un aspect irréel ; ils attendent de vous ce que vous ne pouvez leur donner, parce que l’objet de leur désir devrait être conquis par eux-mêmes.

La popularité du pionnier du mouvement ouvrier à Genève et en Suisse romande a été chèrement payée par de nombreux mois de prison qui totalisent quelques années.

Les grèves pour deux centimes

Les grèves ont toujours laissé une douloureuse impression à Bertoni. C’est avec une invincible rancœur contre les égoïstes tenants du capital que l’animateur du mouvement d’émancipation ouvrière participait aux grèves.

C’est parce qu’il se rendait compte du cercle vicieux dans lequel se mouvaient le renchérissement de la vie et les revendications ouvrières, que Bertoni considérait le syndicalisme comme insuffisant.

Cette considération partait de son expérience de la grève des maçons et terrassiers, décidée le 12 juillet 1903. Les salaires demandés étaient de 40 cts. pour les manœuvres, 42 cts. pour les terrassiers et 55 cts. pour les maçons, soit pour chacun 2 cts. d’augmentation, fixés dans un contrat collectif.

Les patrons refusèrent l’humble augmentation sollicitée. Que fallait-il faire ? Ce fut la grève. Elle dura du 20 juillet au 30 septembre. Les ouvriers firent d’héroïques efforts. Ils durent céder sous les pressions de la police et de la faim, bien que des distributions de soupe et de pain eussent été organisées. Le patronat abusa de sa victoire. Le mécontentement était tel que le 13 novembre de la même année, les ouvriers abandonnèrent à veau les outils.

Aujourd’hui, l’organisation professionnelle et le contrat collectif sont admis, surtout à Genève. Peu, parmi leurs promoteurs actuels semblent vouloir se souvenir des luttes et des répressions supportées par les travailleurs, et par un Bertoni en particulier. Mais celui-ci, sûr de ses expériences, continue à rappeler que pour résoudre la question sociale, il faudra encore aller bien au-delà du contrat collectif, pour que les biens, matériels et moraux, soient assurés à chaque individu.

Déjà lors de sa comparution devant la Cour pénale fédérale, le 27 novembre 1906, Louis Bertoni terminait ainsi sa défense, qui avait duré plusieurs heures :

Ouvrier, j’ai défendu les intérêts de ma classe, j’ai défendu la cause du travail qui est celle de la justice, dans une lutte inégale où je savais d’avance être vaincu. Mais nous ne regrettons même pas nos défaites. C’est un besoin profond de mon être que la propagande et l’action pour mes idées. A la tâche immense de l’émancipation commune, je veux donner de moi-même tout ce que je pourrai donner, pour la joie profonde de vivre d’une vie plus large, plus intense, plus puissante, pour tous.

Fédéralisme contre centralisme

Conjointement à l’action pour conquérir plus de droits et de bien-être en faveur des travailleurs, Louis Bertoni menait au sein même du mouvement ouvrier une rude bataille doctrinale.

On était à l’époque de la splendeur de la social-démocratie allemande qui écrasait le mouvement ouvrier international de sa suffisance et de ses colossales organisations centralisées.

Avec une rare perspicacité, le militant proudhonien dénonçait tenacement les dangers de la centralisation dans tous les domaines, et surtout dans celui des syndicats.

Au centralisme châtreur d’énergie, étouffeur d’initiative, il opposait la conception du fédéralisme partant de l’individu créateur, se groupant librement au sein des syndicats de métier, dont la réunion forme la Commune, cellule vivante de la région.

Le centralisme outrancier a triomphé, nous en voyons les résultats, mais... le fédéralisme n’est-il pas l’espoir de demain ?

Lettres de prison

En vertu d’une lettre du ministère fédéral, Louis Bertoni fut arrêté le 2 août 1906, comme étant l’auteur de l’article « 29 Luglio », paru dans le Réveil, en anniversaire de l’acte de Bresci contre le roi d’Italie.

Il écrit à Georges Herzig, son remplaçant à la rédaction du journal :

L’accueil à St.-Antoine a été charmant, comme il l’est toujours pour les vieilles connaissances. Mon passage aux violons ayant rendu nécessaire la désinfection de mes vêtements, je suis déjà déguisé en détenu. La machine judiciaire est quelque chose de bien répugnant dans tous ses moindres détails mais par contre quelles braves personnes que les magistrats. Ces gens de bien sont vraiment supérieurs à cette honnêteté vulgaire, à ces scrupules qui guident notre misérable existence.

D’une autre lettre :

M. Kronauer (le procureur de la Confédération) me paraissait hier vouloir établir qu’il y a préméditation de ma part.
Apologie du crime avec préméditation ! Dommage que l’heureux temps soit passé où la Suisse envoyait ses condamnés sur les galères du roi de France ! Mon crime mériterait vraiment un pareil châtiment ! Chez quelques-uns de nos maîtres, l’hypocrisie est devenue une seconde nature, à tel point qu’ils n’en ont pas conscience. Parler d’apologie du crime dans un monde comme le nôtre et avec la bonne presse que nous avons ! Non, c’est plus qu’absurde, c’est fou.
(...) J’ai appris que A. Graber a été condamné à 6 mois de prison et 5 années de privation des droits civiques (pour refus de service militaire.) N’oublie pas d’en parler dans le Réveil. Dans son milieu on commet assez de saletés, pour que tout acte vraiment socialiste soit soigneusement signalé par nous.

Toujours de la même série :

Mon frère est arrivé et a été autorisé à me voir. Il repart demain matin pour Londres. Il est quelque peu étonné des mœurs de la libre Helvétie, qui le révoltent quelque peu aussi. Il n’est pas prêt à excuser toujours les abus de pouvoir qui se commettent chez nous.
(...) la vie en cellule est dégradante. J’espère qu’il viendra un jour où les prisons apparaîtront comme quel-que chose de monstrueux, mais pour le moment mon sort est de les habiter.
(...) Je recommande vivement à mon remplaçant au journal de mettre au panier les correspondances sur les questions personnelles, car elles sont toujours nombreuses..
(...) Je suis bien obligé de prendre patience... seulement quel dégoût pour la justice légale et pour ses collaborateurs.

Le 7 août 1906 Louis Bertoni écrit encore de St.-Antoine :

J’attends toujours le juge d’instruction, qui naturellement n’a aucune raison d’être pressé et d’interrompre ses vacances. Le secret, l’odieux et stupide secret sera maintenu contre moi jusqu’à la fin de l’instruction. Heureusement j’ai toujours été habitué à la solitude, dont je me garderai bien néanmoins de faire l’apologie... il faudra que mon frère envoie désormais à ma mère l’argent que je ne peux plus lui envoyer. Cette fois-ci ma détention sera beaucoup plus longue et je crains que ma mère épouvantée inutilement ne vienne à Genève. Or, c’est toujours très pénible de voir des femmes en larmes, et c’est le spectacle que je redoute le plus.

Louis Bertoni et la famille

La vie d’un militant ouvrier et au surplus révolutionnaire est souvent trop mouvementée pour que le conjungo soit supportable, surtout pour la compagne.

Cet axiome vaut en particulier pour Louis Bertoni, qui l’a compris assez tôt pour rester célibataire. Qui parlera un jour du drame des militants dont l’activité désaxe toute la vie familiale ?

Qu’on s’imagine la vie de Bertoni. Le jour passé devant sa casse de typographe, le soir, les réunions ou la rédaction d’articles, tous les samedis et les dimanches courir la Suisse en tous sens, pour donner, en langues française et italienne, deux à cinq conférences par semaine.

Ce rythme de travail a duré au moins pendant une quarantaine d’années. Le tout entrecoupé d’une série de procès rendus retentissants par des auto-défenses qui sont toujours des chefs-d’œuvre de droit et de bon sens social.

Et pourtant Bertoni est un homme de famille par le cœur et par son goût sédentaire. Il eut le bonheur d’être accepté dans une famille d’adoption, dont il a partagé les joies et les peines qui peuvent être celles d’une famille ouvrière de quatre enfants.

On a déjà dit combien Louis Bertoni était attentif envers sa mère, pour laquelle il avait une profonde vénération et une grande admiration. Il appréciait tout particulièrement sa manie de l’ordre et de la propreté.

Mais plus que par sentiment et par goût, Louis Bertoni a intégré la famille dans sa doctrine de vie. A cet égard, il aime s’en référer aux idées de Malatesta, selon lesquelles la famille est vraiment la cellule initiale de toute vie sociale basée sur l’entraide et la solidarité. N’est-ce pas de l’exemple de la famille que le socialisme s’inspire, lorsqu’il parle de la fraternité entre les hommes ? Et c’est précisément parce que Louis Bertoni accorde tant de mérite à la famille, qu’il a puisé en lui tant de force pour lutter contre l’égoïsme des possédants dont les actes de lucre dressent les hommes les uns contre les autres et vouent la famille à la misère et à la désagrégation.

Louis Bertoni en Italie

Bien qu’issu d’une ancienne famille tessinoise, c’est à Milan que naquit Louis Bertoni. Sa mère vécut longtemps à Côme. De Genève, son fils allait chaque année l’embrasser et passer quelques heures auprès Mais... il en profitait aussi pour faire des conférences dans les villages de Lombardie, où il était particulièrement bien accueilli.

Les choses italiennes ont toujours préoccupé beaucoup Bertoni. Peut-être n’est-il pas de meilleur connaisseur des affaires de la péninsule que lui.

La communauté intellectuelle qui l’unit, pendant 30 ans, à Malatesta, est une des grandes satisfactions de sa vie. Tous savent, avec quelles mains pieuses, il a élevé un monument qui ne périra pas à la mémoire du grand révolutionnaire italien, je veux parler de la magnifique édition des Scritti vari.

En 1914, il se rendit à Milan, où il participa à des conférences contre l’interventionnisme. Puis pendant la grande guerre il s’abstint d’aller en Italie.

Cependant, E. Malatesta étant rentré d’Angleterre en Italie le 24 décembre 1919, Louis Bertoni s’en fut lui rendre visite à Pâques 1920 et il resta 6 jours à Milan.

Depuis le 27 février 1920, Malatesta dirigeait le quotidien anarchiste Umanità Nova, qu’il avait fondé.

Mais le vieux Napolitain enrageait dans la capitale lombarde. Ce n’était pas son « climat ». Au surplus, son tempérament insurrectionnel s’accommodait mal des besognes imposées par un journal quotidien, d’autant plus qu’il était appelé de toutes les provinces et villes du pays, pour des actions positives que seul il aurait pu mener à bien.

C’est alors que Malatesta voulut confier la direction d’Umanità Nova à Louis Bertoni. Mais celui-ci refusa ; considérant que sa place était en Suisse pour continuer l’œuvre qu’il avait poursuivie pendant 30 ans.

Quelques années plus tard, les treillis métalliques hauts de trois mètres sillonnaient la frontière italo-suisse, et le lourd portail barrant la route, à Chiasso, ne laissa plus passer Louis Bertoni.