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Steinlen

vendredi 8 novembre 2024, par Louis Nazzi (CC by-nc-sa)

Steinlen, c’est un autre Vallès un poète de la rue qui dessinerait.

Une même âme tendre et révoltée s’affirme et rayonne dans les proses du grand écrivain et sur les planches de l’artiste courageux. Et l’un et l’autre ont également raconté, chanté et magnifié la Rue.

Vallès et Steinlen ! Ce rapprochement s’impose à mon esprit. Avec quelle force je sens leurs affinités ! Plus je confronte ces deux lyriques des miséreux et des réfractaires, plus je leur découvre de vertus et de vaillances communes ! Vallès et Steinlen ! Ils se ressemblent comme deux frères ardents et généreux, unis dans une même pitié pour tout ce qui vit et pour tout ce qui souffre. Leurs arts, d’expression pourtant si différente, et qu’ils ont marqués de leur griffe, ne les séparent pas. Je vois surtout en eux deux amis du peuple, deux bons camarades, les plus sincères que je connaisse.

Steinlen est le peintre de la rue. Nul artiste ne s’est épris d’elle d’un mouvement plus spontané et plus profond. Il l’a peinte, parce qu’il l’a aimée jusqu’à l’idolâtrie, dans ses beautés comme dans ses laideurs, dans ses vertus et dans ses vices mêmes. Il l’a décrite, non pas en observateur distant, à la manière d’un naturaliste qui se documente à froid, mais avec la tendresse d’un passant curieux, passionné, sensible à l’excès, dont l’âme est ouverte à toute ferveur et à toute misère. Il l’a vue et représentée, en tous les temps, à toutes les heures du jour et de la nuit, sous le soleil et sous la neige. Il l’a étudiée, en détail, si l’on peut dire, isolant un groupe, une volée de petites ouvrières s’échappant de l’atelier, par exemple, et il en a tenté, avec une fougue et une puissance qui n’ont pas été surpassées, de vastes et grouillantes synthèses, déferlement de foule, qui ont le large frémissement et l’odeur montante de la vie. Il a marqué d’une telle originalité, d’un trait si vrai et si cerné, ses croquis de mœurs populaires, ses coins de chantiers et de faubourgs, qu’il a fait sien, pour longtemps encore, sans doute, ce paysage de pavés, de plâtras, d humanité et de fumée, misérable et héroïque qu’on appelle la rue.

La rue appartient, dans l’art direct du dessin, à Alexandre Steinlen. Elle est son domaine pauvre et merveilleux. Par droit de pitié, à force d’étude, il y règne aujourd’hui, accablé de son labeur, et triste, infiniment, de s’être penché sur tant de souffrances. Pas un peintre, je pense, ne lui contestera ce douloureux privilège, acquis par tant de peines et d’amour.

Je ne reconnais à Steinlen que deux égaux : Jules Vallès, compagnon des Réfractaires et des Enfants du Peuple et le grand Emile Zola, qui entraîna les foules épiques de La Débâcle et de Germinal.

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Si inattendu et si extraordinaire que cela paraisse, Steinlen n’est pas né à Paris. La nature, mère imprévoyante, commet de ces erreurs ! Steinlen est d’origine suisse.

Théophile-Alexandre Steinlen a vu le jour sous un ciel clément, en 1859, à Lausanne, nid de quiétude patriarcale et retraite calviniste. Celui qui devait être, un jour, le peintre le plus âpre de la débine parisienne ouvrit les yeux sur un décor alpestre, aux tons vernissés d’imagerie : gras pâturages, chalets d’opéra-comique, troupeaux clairsemés aux grêles clarines... Affiche pour Milka-Suchard !

La famille de Steinlen, « en qui se croisent plusieurs races et qui mêlait du sang français à du sang germain », était une famille d’artistes. On rapporte que son grand-père, professeur de dessin à Vevey, eut neuf fils, qui s’adonnèrent tous à l’art paternel. Guidé par l’instinct, Steinlen crayonna, petit garçon aux doigts tachés d’encre, dans les marges de ses cahiers de classe. Soumis à une rigide éducation protestante, il fit des études uniquement littéraires, et non pas artistiques, comme on pourrait le croire. Il vint à l’art, de lui-même, obéissant à une poussée intérieure, et contre l’assentiment des siens.

Steinlen n’avait pas vingt ans quand, renonçant aux honneurs du baccalauréat, il déserta le morne collège. Une obsession le hantait, qui le poussait à reproduire sans cesse des silhouettes de coqs et de chats, ses bêtes de prédilection. Il était né peintre, comme d’autres viennent au monde critiques d’art ou manilleurs.

On se débarrassa du précoce animalier en l’envoyant apprendre le dessin d’ornements, chez un oncle, manufacturier à Mulhouse. On espérait qu’il s’assagirait, qu’il renoncerait à ses lubies. Peindre des coqs et des chats, la belle invention ! Steinlen s’étiola, quelques mois, dans la cité industrielle. Mais il y couvait un grand projet, un cher et vaste désir d’évasion. Un beau matin, n’en pouvant plus d’attendre, il prit le chemin de Paris. Il n’y vint pas ; il y courut, Paris était nécessaire à sa vitalité, au libre jeu de son cerveau et de ses organes. Il lui fallait Paris !

Zola, qui a éveillé tant de consciences, venait de jeter le germe de délivrance dans la tête du petit Steinlen : On dit que très jeune il lut l’Assommoir de Zola, raconte Anatole France, qu’il en reçut la révélation de tout un monde de travail et de souffrance, et qu’ému de cette apocalypse de la misère il se sentit attiré vers nos faubourgs par une irrésistible sympathie et par un secret avertissement que là seulement il pourrait développer toute son âme. C’est ainsi que, du fond de son pays Vaudois, il nous est venu ingénu, curieux et charmant, et portant à son chapeau un bouquet de fleurs rustiques.

Depuis le matin de son arrivée à Paris, Steinlen a gardé, comme un fétiche, ces fleurs toujours fraîches ; la vérité, c’est que les couleurs se sont évanouies. Le petit bouquet a tourné au rouge, à un rouge de plus en plus sombre et qui ressemble au noir.

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A son entrée dans Paris, vers la fin de 1881, « avec vingt-quatre francs clans la poche », Steinlen dut éprouver qu’il pénétrait dans sa vraie patrie. De quel regard filial il dut la découvrir, ou, plutôt, la reconnaître ! Ainsi, les fresques évoquées par Emile Zola étaient bien des visions, énormes mais exactes, de la réalité ; elles étaient bâties, solidement, sur l’observation ; elles ne mentaient pas ! Le petit dessinateur inconnu se proposa, d’emblée, d’entreprendre la tâche formidable, sous laquelle pliait le créateur des Rougon Macquart  : peindre et exalter Paris et son peuple vaillant. Toute une vie suffirait-elle a cette ambition.

Steinlen ne perdit pas son temps. Il lui fallait, au plus vite, regagner les années mortes. Il ne se pardonnait pas d’avoir vu la lumière, d’avoir respiré, grandi, joué et dessiné, ailleurs qu’en ce Montmartre rustique et pittoresque. Il lui importait peu de gîter dans une bicoque. Pour la première fois, il se sentait vivre. Il tira profit de ses notions de dessin industriel et s’appliqua à exécuter quelques petites commandes pour un décorateur.

Le hasard, qui fait bien les choses quand il veut, fut secourable au jeune artiste. A peine descendu à Paris, Steinlen rencontra Willette. Tout de suite, une amitié fraternelle les unit, qui dure encore, plus profonde que jamais. Willette introduisit son jeune camarade, timide et hésitant, au Chat-Noir. Steinlen dessina l’affiche fameuse, exécutée avec une rare sobriété de lignes et qui a répandu la naissante renommée de l’artiste. Les murs de Paris ont été comme ennoblis de la présence de ce chat auréolé, hiératique et byzantin, de proportions énormes, dressant au-dessus de la foule sa silhouette fantastique et décharnée et qui faisait décrire à sa queue empanachée une courbe ostensible.

J’ai connu Steinlen à ses débuts, raconte Willette, et c’est moi qui ai amené ait Chat-Noir (d’exécrable mémoire) cette excellente recrue, Steinlen a toujours été un tendre et un chaste ; dans le diabolique Chat Noir il n’a d’abord vu que le bon apôtre, qui se chauffait en faisant ronron ou qui jouait avec la petite Sarah, la fille de Rodolphe Salis, sœur des petits oiseaux qu’il dessinait alors si joliment pour des maisons de décorations.

Dès lors, pour Steinlen, commença une vie de recherches et de découvertes, d’un cours précipité, qui n’a pas encore ralenti, après trente années En proie à l’inquiétude fiévreuse des créateurs, il chargea ses cartons de croquis et d’ébauches. Il apporta au Chat-Noir des Enfants, des Bêtes familières, histoires puériles et malignes, où le chat, maître-fripon, fait des siennes, et qui dénoncent l’un des plus souples talents d’animalier du crayon. Et, bientôt, il collabora au Mirliton, de Bruant, au Gil Blas Illustré, au Chambard et à la Feuille de Zo d’Axa. L’élan était donné !

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La popularité de Steinlen date, à dire vrai, de sa collaboration hebdomadaire à Gil Blas Illustré. Après avoir fait la conquête du monde qui se dit artistique, Steinlen imposa sa personnalité loyale et combative à Paris, au Paris gouailleur et sentimental. Il fut vite adopté par tous ceux qui demandent leur nourriture intellectuelle aux suppléments illustrés. Il hypnotisa, par ses dessins vigoureux, l’étudiant et la midinette, l’employé et le bureaucrate, les filles publiques et les dames littéraires. Ce public en vaut bien un autre !

Durant huit années, de 1891 à 1899, Steinlen illustra, avec une maîtrise remarquable, sans une défaillance, la première page de Gil Blas Illustré, qui constituait une anthologie disparate, et des plus curieuses à feuilleter, de la nouvelle française, en sa belle saison. Le naturalisme victorieux et le symbolisme florissant mêlaient leurs offrandes et unissaient leurs rameaux. Emile Zola et Stéphane Mallarmé, Guy de Maupassant et Henri de Régnier, Octave Mirbeau et Francis Viélé-Griffin voisinaient et alternaient. Heureuses armées ! M. Félicien Champsaur était le favori des lectrices, et, pour tourner le couplet amoureux et la ballade assassine, Armand Silvestre n’avait pas son pareil !

La première richesse de la collection de Gil Blas illustré, c’est de contenir quatre cents dessins de Steinlen. Effort magnifique que celui de ce jeune artiste qui, ayant trouvé sa veine, se condamne à un labeur sans répit, se livre à une documentation quotidienne, perfectionne sans cesse son instrument et élargit à l’infini son horizon ! Huit années d’études et d’œuvres, de projets ébauchés et de pages durables de vie inquiète, surchauffée et plénière ! Huit années de la vie intérieure et féconde, de la destinée tragique et merveilleuse d’un grand artiste !

Je viens de m’enfermer, tout un jour, avec cette précieuse et énorme collection de documents arrachés à la société contemporaine, et, à l’instant d’écrire sur ce rapport prodigieux, je ravive mes sensations, à feuilleter ce recueil de dessins choisis : Dans la Vie  [1], qui renferme près de cent chefs-d’œuvre, les meilleures pages de Gil Blas Illustré. Les voici groupés, sous la forme amicale du livre, et distribués en sept séries : Les Idylles, Bals et Bastringues, les Ouvriers, Gosses et Gosselines, les Miséreux, les Petites Ouvrières, Filles et Marlous.

Devant tant de scènes précises et colorées, qui se hâtent et se bousculent, on demeure abîmé de stupeur et d’admiration, les yeux fatigués, les membres rompus, comme après une marche forcenée à travers la foule la plus diverse, la plus grouillante et la plus fertile en oppositions. Steinlen a mis à contribution tous les temps, tous les pays, toutes les conditions, toutes les heures et toutes les sai-sons. Selon l’exigence du texte à illustrer, il a fait preuve de luxuriante imagination ou de réalisme intuitif ; il a évoqué la lande et ses genêts, le chantier et son décor de pierres, la brasserie et sa suffocante tabagie, le cabinet particulier et ses relents de noce bête. Il a crayonné, tout ensemble, comme un troupeau humain, venu du plus lointain des siècles, ceux d’autrefois, qui se perdent dans les brumes de la légende, et ceux d’aujourd’hui, allant, parlant et gesticulant. Il a été, tour à tour, rustique et boulevardier, gavroche et justicier, mystique et païen, et, dans nombre de pages vengeresses, anarchiste. Il a fait appel à l’amour et à la haine, au rêve et à la sensualité, à la pitié et à la révolte. Et toujours, durant ces huit années et dans ses quatre cents dessins, Steinlen est demeuré Steinlen.

Une foncière probité, c’est Steinlen. Il est, lui aussi, « un œil incorruptible » dirigé sur la vie et les hommes. Mais, ainsi que Jules Renard, à qui j’emprunte cette définition de l’artiste « humain », il n’a pas le pouvoir d’empêcher son cœur de battre. De là, que le crayon tremble un peu, aux minutes de colère ou de tristesse, dans la main vigoureuse du dessinateur. Steinlen est de ces tendres qui ne créent que dans la passion. Il est de la grande famille artistique qui va de Dickens à Charles-Louis Philippe et de Millet à Eugène Carrière. Pour ceux-là, la beauté est comme un arbre de nos pays, mais chargé de fruits d’or, au croisement de deux humbles chemins, ceux de la vérité et de la bonté.

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Lorsque Gil Blas Illustré cessa de paraître, Steinlen était préparé, par son robuste talent et le rude apprentissage qu’il venait de fournir, à interpréter, au moyen de l’art sobre et intime du dessin, la pensée et l’émotion encloses dans les plus beaux livres de sa génération. De toute évidence, le dessinateur qui, au gré d’une nécessité plus ou moins littéraire, avait enfanté tout un monde à l’image de la société contemporaine, était le premier illustrateur de son temps.

Steinlen abandonna donc le journal pour le livre. Il soumit, désormais, à la méditation les lueurs vives et fulgurantes de son imagination créatrice. Il entoura son œuvre de silence, d’adoration et de cet enivrement désolé, qui est l’atmosphère des pensées les plus hautes et les plus rayonnantes. Il assura son métier, élargit plus encore son art, poursuivit avec une curiosité moins fiévreuse et comme renouvelée son enquête sur les hommes. Il se rapprocha, d’année en année, luttant dans la solitude, de la perfection, qu’il souhaitait d’atteindre.

L’admirable effort, la délicate et énorme production ! Steinlen composa plusieurs numéros de L’Assiette au Beurre : La vision de Victor Hugo, qui est d’un lyrique du crayon et Juges et Jugeurs, album que Daumier aurait contresigné. Il illustra, pour Sevin et Rey, Les Soliloques du Pauvre, ces litanies populaires d’un accent dolent ou déchirant, et qui, mieux que les coups de clairon de M. Paul Déroulède et les couacs des Chanteclercs d’Académie, appartiennent à notre littérature nationale. Il conféra une valeur esthétique aux recueils de chansons de Paul Delmet : Chansons de femmes, Chansons de pages, Chansons de Montmartre, etc. Ses œuvres les plus importantes, il les créa, grâce à l’initiative de son ami et collaborateur Edouard Pelletan, éditeur artiste et érudit. Il rendit sensible, par le trait et le jeu des ombres, l’injuste et douloureuse destinée de Crainquebille, le conte le plus ému d’Anatole France, et son chef-d’œuvre, incontestablement ; les travaux violents et les fougueuses amours des gars de ferme et des filles de village de la Chanson des Gueux ; la misère et la bonté, comme deux vieilles tissant côte à côte le lange d’un nouveau-né, dans la cabane des Pauvres Gens, de Hugo ; les sentiments de l’homme libre qui revient dans le village de son enfance, la grandissante tendresse qui croît au cœur de l’inconnu de Patrie, l’admirable poème en prose de jules Renard ; les sourires narquois et la soudaine sévérité du visage d’Anatole France...

Le talent de Steinlen, en tant qu’illustrateur de poèmes et de récits, est fait de compréhension fraternelle et de tendresse appliquée. On le sent plein de la pensée de l’auteur et dans la crainte de le trahir. Le livre a été lu et relu par un lecteur, qui ne s’arrête pas au sens des mots et qui pénètre le sentiment qui a inspiré et nourri l’œuvre. Créateur parmi les plus doués et les plus spontanés, Steinlen, quand il fouille un livre, remonte à la source vivante, au cœur même de la beauté. Riche d’une chaleur neuve, qui est la fièvre de son âme en travail et riche des ferments étrangers que lui apporte la fiction de l’écrivain, Steinlen ne se délivre pas, sur-le-champ, de tout ce qui bout et veut naître à la vie, dans sa pensée. Toujours il confronte ses images inspirées avec les visions cruellement nettes que lui propose la réalité. Il ne compose ses planches que d’après la vie, non à son imitation, mais à sa ressemblance exaltée. Pour Steinlen, la vérité n’est pas une pellicule qu’on détache de la surface des choses ; c’est une odeur forte, comme le goût de l’amour, et dont l’âme s’imprègne. Il est idéaliste, instinctivement, et par surcroît, à la manière des grands réalistes.

Tout personnage de Steinlen trempe dans son milieu, se détache sur le décor de sa splendeur ou de sa débine, soulève sur ses pas une poussière de sensations et d’impressions, qui lui sont propres. A vrai dire, il n’est vivant qu’en fonction des choses qui l’entourent ; elles le soutiennent, l’équilibrent, le conditionnent et l’expliquent ; elles forment le fond déterminé à la fois et lyrique de sa physiologie Le pavé gras de boue ou ouaté de neige, les hautes façades mornes et muettes, les interminables palissades, les tas de sable qui sont les falaises à prix réduit des petits pauvres, les becs de gaz bénévoles, les bancs secourables aux vieux et aux amants, tout le matériel usagé et défraîchi de la rue, que la pluie lave et que le soleil chauffe, constitue le paysage naturel et nécessaire des héros de Steinlen. Paysage observé, aimé et déchiffré, lui aussi, paysage varié à l’infini, fécond en contrastes, marqué pour la douleur ou pour la joie ! Il ne suffit pas à Steinlen, par exemple, de décrire la face tuméfiée, creusée de rides et grossièrement taillée de Crainquebille, l’immortel marchand des quatre-saisons ; il veut encore nous le montrer, plongé dans la cité, homme parmi les maisons, sous le ciel de Paris ; il veut que nous le voyions, un peu avant midi, à « l’heure de la vente », contre sa baladeuse amarrée au trottoir, gueulant « les beaux poireaux » et servant la pratique, tandis que la rue Montmartre roule, autour de lui, en sens contraires, ses deux courants de fiacres, d’omnibus, de camions, de voitures à bras et déverse, au long des boutiques, son flot humain. Il faut connaître, en effet, ce coin de Paris, à cette heure choisie, pour comprendre le drame qui entrera, dès la seconde page du merveilleux récit, dans la destinée de Crainquebille, victime de la justice humaine.

Pendant qu’il illustrait France et Rictus, Steinlen trouva le temps de couvrir de vastes panneaux, destinés aux murs de Montmartre et de Montparnasse. Ceux qui les lui commandaient et qui, ensuite, les emportaient, décernaient à ces visions d’une acuité hallucinante le titre d’affiches. A la vérité, c’étaient, balafrées à grands traits et sculptées par un démiurge dans la lumière et l’ombre, de vivantes épopées. Je songe surtout, en cet instant où j’écris, aux deux fresques surhumaines qui annoncèrent au peuple des faubourgs la publication de Paris, cette autre épopée de Zola et la naissance du Petit Sou. Qu’on se souvienne de ce déferlement de pensées et d’êtres en gésine, roulant à travers les brumes glacées de l’aurore vers la Butte ! Qu’on évoque, sur un ciel d’incendie, le beau barbare, au front tenace et aux muscles d’athlète, brisant les chaînes d’un passé lâche ! Et je vois encore Le Coupable, de François Coppée, le petit bagnard, pâle et souffreteux, yeux caves et joues creuses, dont le regard et le silence sont une double accusation à une société qui permet de si jeunes désespoirs. J’accompagne Le Chemineau sur sa route solitaire, à travers plaines et vallons. Il n’est pas jusqu’aux œuvres, que le gros commerce suscita, Le lait pur stérilisé ou les Motocycles Comiot, qui ne comptent parmi les plus harmonieuses réussites de l’affiche française. Par vingt reprises, les murs de Paris ont été, grâce à Steinlen, ce qu’ils devraient toujours êtres : les parois comme animées et resplendissantes d’un musée de vie.

Que dirai-je, à présent, du peintre, sinon qu’il est l’égal du dessinateur, en probité comme en talent. En peignant à l’huile, a écrit Anatole France, qu’il faut toujours citer, à propos d’Alexandre Steinlen, parce qu’il l’a jugé avec l’aimante clairvoyance d’un admirateur devenu un ami, en peignant à l’huile, l’artiste n’a perdu aucune des qualités qui firent la célébrité du dessinateur, et il en a acquis de nouvelles, qui résultent d’un procédé riche et fécond entre tous La maîtrise à laquelle il semble parvenu tout d’un coup est en réalité le résultat d’une longue et patiente préparation. Il ne s’est mis à peindre de grandes figures que lorsqu’il s’est senti capable de les enlever avec autant de vigueur, de prestesse et d’emportement que ses croquis au crayon. Il a appris lentement à peindre vite. C’est le secret de sa maîtrise soudaine.

Ceux qui visitèrent l’exposition de la place Saint-Georges, un blafard après-midi de l’hiver 1903, ont gardé le souvenir d’une matière souple et vive, d’un art sobre et sincère, de toiles claires et vibrantes. Peintre, Steinlen est demeuré l’historien attendri et vigoureux de ceux qui travaillent. Voici des blanchisseuses sortant du lavoir et coltinant leur paquet de linge mouillé , une marchande des quatre saisons et sa poussette ; des terrassiers défonçant le sol, d’autres au repos, d’autres en route vers la soupe du soir, d’autres et d’autres encore. Voici le 14 Juillet, la fête populaire, son brouhaha, son tintamarre et ses lampions ; la fête populaire, avec son bal en plein vent, qui clabaude et qui s’exténue ; la grande riboule-dingue patriotique et sa Marseillaise vomie, aux carrefours, par des souffleurs de pistons et de trombones, que la congestion menace ; voici l’émeute déchaînée, sur laquelle le drapeau fait une tache de sang. Voici, enfin, le monde menu et adorable de l’enfance, depuis le poupon qui presse sa « pépée » jusqu’à la fillette de dix ans, qui ne rêve que de robes longues et joue à la dame...

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Dans l’un des contes les plus parfaits du recueil : Dans la petite ville, et qui a pour titre : Le Visiteur —conte qui méritait bien la faveur d’un tirage à part et l’honneur d’être illustré par Steinlen — Charles-Louis Philippe fait revenir Christ parmi les bonnes gens de Cérilly, petit village de France. Christ s’assied à la table du sabotier, rompt le pain, sourit aux enfants, enseigne l’homme et la femme. Et, entre tant de paroles douces et émouvantes, Jésus dit à l’artisan, à propos des haines nouvelles qui divisent les hommes : Il n’est pas nécessaire d’étudier la question. Je sais, les yeux fermés, que ce sont les pauvres qui ont raison.

Telle est la pensée génératrice de l’œuvre de Steinlen et de tous les précurseurs de l’art de demain. Comme système économique ou philosophique, on jugera je le conçois, cette déclaration un peu mince. En art, il suffit d’être envahi de ce sentiment vital et universel pour faire des chefs-d’œuvre. A qui pense, aime et souffre, il n’est qu’une patrie : la pitié.

Le monde ne va pas ainsi qu’il devrait aller, répondait, naguère, Steinlen à un journaliste, et il ajoutait, plein d’une sourde violence : Il faut agir ! Tout Steinlen, l’homme, sa vie et son art sont dans ces deux affirmations. Steinlen a refusé son consentement au crime social et, obstinément, sans l’espoir d’un gain ni l’attente d’une rédemption, comme un homme à la charrue, le front penché vers la terre qui, au bout du sillon, parcourt d’un vaste regard la plaine et repart, il a agi.

Steinlen a proclamé la grandeur du travail et la beauté sainte de la révolte. Qu’il soit loué de sa ferveur et de son courage ! Il a plus fait pour la délivrance de l’homme moderne que tant d’outres sonores, de copistes incontinents et d’aligneurs de chiffres. C’est la lourde erreur de la presse socialiste, en France, de rebuter des hommes de la valeur d’un Steinlen et de méconnaître leur collaboration supérieure à l’œuvre d’affranchissement. J’ai peu de goût pour les paradoxes faciles, et je le dis parce que je le pense : une affiche de Steinlen sert mieux la cause de la révolution qu’une tournée de conférences d’un tribun fameux, quand ce serait même dans l’Amérique du Sud. Emile Vandervelde et Jean Jaurès, qui ont parlé si éloquemment de l’alliance nécessaire de l’Art et du Socialisme, ne me démentiront point !

Steinlen ne s’adresse pas qu’aux yeux du passant indifférent ; à travers le regard, il touche droit au cœur et y enfonce sa conviction. Encore une fois, il n’est pas seulement qu’un dessinateur. Il monte de son œuvre un chant d’amour, dédié à ceux qui souffrent et qui espèrent, et un tumulte de blasphèmes vers les dieux sanguinaires. Regardez bien ces dessins, qui sont une foule qui grouille et ondule, comme une moisson vivante ! Il flotte, au-dessus de cet amas d’images, une rumeur vague et qui grandit, et c’est la protestation de la vie contre tout le mal qui est chez les hommes... Le inonde ne va pas ainsi qu’il devrait aller ! Steinlen a mis sa vie à illustrer cette phrase, jetée au cours d’un entretien.

Et, comme je termine cette étude, je me souviens d’un mot de Vallès, ce frère des insurgés et des vaincus, qui m’apparaît, je l’ai dit, comme un frère aîné de Steinlen. Dans une heure de franchise, résumant trente ans de luttes, Vallès a écrit : Mon nom restera affiché dans l’atelier des guerres sociales comme celui d’un ouvrier qui ne fut pas un fainéant. Devant ceux d’aujourd’hui, devant les humbles et les superbes, Steinlen peut se rendre à lui-même, d’une âme tranquille et le front haut, ce juste et noble hommage.


 



[1Dans la Vie, cent dessins de Steinlen. Préface de Camille de Sainte-Croix (Levin et Rey, libraires).