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Pour l’anarchisme - Que veulent les anarchistes ?

vendredi 13 janvier 2023, par Nicolas Walter (CC by-nc-sa)

C’est difficile de dire ce que veulent les anarchistes, non seulement parce qu’ils sont si différents les uns des autres, mais parce qu’ils hésitent à faire des propositions détaillées pour un avenir dont ils ne peuvent ni ne veulent décider. Au fond, ils veulent une société sans gouvernement, et celle-ci variera évidemment d’une époque à l’autre et d’un lieu à l’autre. Le trait essentiel de la société que veulent les anarchistes est qu’elle sera ce que ses membres eux-mêmes voudront en faire. Néanmoins, il est possible de dire ce que la plupart voudraient voir dans une société libre, tout en rappelant qu’il n’y a pas de ligne officielle, et pas non plus de moyen de réconcilier les extrêmes : l’individualisme et le communisme.

L’individu libre

La plupart des anarchistes adoptent d’abord une attitude libertaire envers la vie privée, et voudraient qu’il y ait un choix beaucoup plus vaste de comportements personnels et de relations sociales. Mais si l’individu est l’atome de la société, la famille en est la molécule, et la vie de famille subsistera même si la coercition qui la renforce disparaît. Néanmoins, bien que la famille puisse être une chose naturelle, elle n’est plus nécessaire ; une contraception efficace et une intelligente division du travail ont dégagé l’humanité de l’alternative entre le célibat et la monogamie. Un couple n’est plus obligé d’avoir des enfants, et les enfants peuvent être élevés par plus ou moins de personnes que deux parents. On peut vivre seul et cependant avoir des partenaires sexuels, ou vivre en communauté sans partenaires permanents ni parenté officielle.

Sans aucun doute, on continuera à pratiquer certaines formes de mariage, et la plupart des enfants seront élevés dans un cadre familial, quoi qu’il arrive à la société ; mais il pourra y avoir une grande variété d’arrangements personnels à l’intérieur d’une seule communauté. L’exigence fondamentale est que les femmes soient libérées de l’oppression masculine et que les enfants soient libérés de l’oppression des parents. L’exercice de l’autorité ne vaut pas mieux dans le microcosme familial que dans le macrocosme social.

Les relations personnelles hors de la famille ne seront pas réglementées par des lois arbitraires ou par la compétition économique, mais par la solidarité naturelle de l’espèce humaine. Chacun d’entre nous, ou presque, sait comment traiter autrui — comme il voudrait qu’autrui le traite —, et le respect de soi-même et l’opinion publique sont de bien meilleurs guides de l’action que la crainte ou la culpabilité. Des adversaires de l’anarchisme ont prétendu que l’oppression morale de la société serait pire que l’oppression physique de l’État, mais il y a un danger bien plus grand : dans un système étatique, l’autorité déchaînée des groupes de vigiles, des hordes de lyncheurs, de la bande de pillards ou du gang criminel émerge comme une forme rudimentaire d’État lorsque l’autorité réglementée de l’État réel fait défaut pour une raison ou une autre.

Mais les anarchistes sont en général d’accord sur la vie privée, ce n’est pas un grave problème. Après tout, bien des gens se sont déjà organisés à leur manière sans attendre ni révolution ni quoi que ce soit. Tout ce qui est nécessaire pour la libération de l’individu, c’est son émancipation des vieux préjugés et l’obtention d’lm certain niveau de vie. Le vrai problème, c’est la libération de la société.

La société libre

L’exigence prioritaire pour une société libre est l’abolition de l’autorité et l’expropriation. Au lieu d’un gouvernement formé de représentants permanents élus occasionnellement et de bureaucrates de carrière pratiquement inamovibles, les anarchistes veulent une coordination par des délégués temporaires, immédiatement révocables, et par des experts professionnels véritablement responsables. Dans un tel système, toutes les activités sociales qui impliquent une organisation seraient probablement administrées par des associations libres. On peut les appeler conseils, coopératives, collectivités, communes, comités, syndicats ou soviets, ou n’importe comment — leur titre n’a pas d’importance, seule compte leur fonction.

Il y aura des associations de travail allant de l’atelier ou de la petite entreprise aux plus grands complexes industriels ou agricoles, qui s’occuperont de la production et du transport des biens, décideront des conditions de travail, et feront marcher l’économie. Il y aura des associations régionales allant du voisinage ou du village aux plus grandes unités de résidence, qui s’occuperont de la vie de la communauté — logement, rues, voirie, confort. Il y aura des associations qui s’occuperont des aspects sociaux des activités comme les communications, la culture, les loisirs, la recherche scientifique, la santé et l’éducation.

La coordination par des libres associations plutôt que l’administration par des hiérarchies constituées aura pour résultat une décentralisation extrême selon des principes fédéralistes. Cela peut sembler un argument contre l’anarchisme, mais nous affirmons que c’est un argument en sa faveur. Une des bizarreries de la pensée politique moderne, c’est de prétendre que les guerres sont dues à l’existence de petites nations, alors que les pires guerres de l’histoire ont été causées par un petit nombre de grands pays. De même, les gouvernements essaient de créer des unités administratives de plus en plus grandes, alors que l’observation montre que les plus petites sont les meilleures. La chute des grands systèmes politiques sera un des grands bienfaits de l’anarchisme, et les pays pourront redevenir des entités culturelles, tandis que les nations disparaîtront.

L’association chargée de toute sorte de richesses ou de biens aura la grave responsabilité soit de s’assurer qu’ils soient honnêtement répartis entre les gens concernés, soit de les garder en propriétés commune et de s’assurer que leur usage soit honnêtement réparti entre les gens concernés. Les solutions anarchistes varient, et celles des membres d’une société libre varieront sans doute aussi ; ce sera aux membres de chaque association d’adopter la méthode qu’ils préféreront. Il pourra y avoir une rémunération égale pour tous, ou proportionnelle aux besoins, ou pas de rémunération du tout. Certaines associations utiliseront l’argent pour leurs échanges, d’autres pour des transactions importantes ou complexes, d’autres n’en utiliseront pas du tout. Les biens seront achetés ou loués, rationnés ou libres. Si des spéculations de cette sorte semblent absurdes, irréalistes ou utopiques, que l’on pense simplement à tout ce que nous possédons déjà en commun et à tout ce qui peut être utilisé sans payer.

En Angleterre, par exemple, la communauté possède quelques industries lourdes, les transports par air et par rail, les bacs et les autobus la radio, l’eau, le gaz et l’électricité, mais nous devons payer pour utiliser tout ça ; en revanche, les rues, les ponts, les rivières, les plages, les parcs, les bibliothèques, les terrains de jeux, les toilettes publiques, les écoles, les universités, les hôpitaux et le service du feu ne sont pas seulement propriété commune, ce sont aussi des services gratuits.

La distinction entre la propriété privée et propriété commune, et entre ce qu’on peut utiliser contre paiement et ce qui est gratuit, est tout arbitraire. Il peut paraitre naturel de pouvoir utiliser les routes et les plages sans rien payer, mais ce n’a pas toujours été le cas, et la gratuité des hôpitaux et des universités n’existe en Angleterre que depuis le début du siècle. De même, il peut sembler naturel de payer pour les transports et pour l’essence, mais ce ne sera pas nécessairement toujours le cas, et il n’y a pas de raison pour que ce ne soit pas gratuit.

Bien sûr, tous les services doivent être financés par une sorte d’impôts, mais ceux-ci n’auront pas forcément toujours la forme contraignante qu’ils ont dans la société actuelle. On peut imaginer que les membres d’une société assurent sans rémunération une grande partie des services publics, que les contributions soient volontaires ou différenciées (argent ou autres prestations) ; le fonctionnement des services publics tient évidemment à la division du travail établie dans une société donnée.

La division équitable ou la libre distribution des richesses plutôt que leur accumulation aura pour résultat la fin du système de classes basé sur la propriété. Mais les anarchistes veulent aussi la fin du système de classe basé sur le contrôle monopolistique. Cela implique une vigilance constante pour prévenir la croissance de la bureaucratie, et par-dessus tout cela implique la réorganisation du travail sans classe patronale.

Le travail

Les besoins élémentaires de l’homme sont la nourriture, l’abri et les vêtements qui permettent de survivre ; ses seconds besoins sont un confort supplémentaire qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. La première activité économique de tout groupe humain est la production et la distribution de biens qui satisfont ces besoins ; et l’aspect le plus important de la société — après les relations personnelles, dans lesquelles elle se fonde — est l’organisation du travail indispensable. Que pensent les anarchistes du travail ? En premier lieu, ils considèrent que tout travail est désagréable mais peut être organisé de façon à devenir supportable et même agréable ; en second lieu, que le travail devrait être organisé par ceux qui le fournissent réellement.

Les anarchistes s’accordent avec les marxistes pour dire que le travail dans la société actuelle aliène le travailleur. Ce n’est pas sa vie, mais ce qu’il fait pour pouvoir, vivre ; sa vie est ce qu’il fait en dehors du travail, et lorsqu’il fait quelque chose qui lui fait plaisir il ne l’appelle pas travail. C’est vrai de la plupart des travaux que font la plupart des gens, partout, et c’est sûrement vrai d’une quantité de travaux qu’ont fait une quantité de gens à toutes les époques. Le labeur fatigant et répétitif qu’il faut effectuer pour faire pousser des plantes et prospérer des animaux, pour faire marcher des branches industrielles ou des transports, pour procurer aux gens ce qu’ils désirent et pour leur enlever ce dont ils ne veulent pas, ce labeur ne peut être aboli sans une chute radicale, du niveau de vie matériel ; et l’automation, qui peut diminuer la fatigue, augmente encore la répétition. Mais les anarchistes affirment eue la solution n’est pas de conditionner les gens à croire que cette situation est inévitable ; ce qu’il faut faire, c’est réorganiser le travail essentiel de telle sorte que, en premier lieu, il soit normal que chaque personne capable en fasse sa part et qu’elle n’y passe pas plus de quelques heures par jour ; en second lieu, qu’il soit possible à chacun d’alterner entre différents types de travaux ennuyeux, qui par leur variété perdront un peu de leur ennui. Ce n’est pas seulement une question de parts équitables pour chacun, mais aussi de travaux équivalents.

Les anarchistes s’accordent aussi avec les syndicalistes pour dire que le travail doit être organisé par les travailleurs. Cela ne veut pas dire que la classe ouvrière — ou les syndicats, ou un parti de la classe ouvrière (c’est-à-dire un parti qui prétende la représenter) — organise l’économie et ait un contrôle ultime sur le travail. Cela ne veut pas dire non plus, à une échelle plus petite, que le personnel d’une usine puisse élire le directeur ou voir les comptes. Cela veut simplement dire que les gens qui ont une tâche particulière contrôlent totalement et directement ce qu’ils font, sans patrons ni directeurs ni inspecteurs. Certains peuvent faire de bons coordinateurs, et ils peuvent se borner à faire de la coordination, mais il n’est pas nécessaire qu’ils aient aucun pouvoir sur ceux qui fournissent le travail réel. D’autres peuvent être paresseux ou inefficaces, mais il y en a déjà aujourd’hui. Il faut arriver à avoir le plus grand contrôle possible sur son propre travail, aussi bien que sur sa propre vie.

Ce principe s’applique à toutes les sortes de travail — aux champs comme en usine, dans de grandes ou de petites entreprises, à des tâches qualifiées ou non, et à des travaux salissants comme aux professions libérales — et ce n’est pas qu’une mesure utile pour rendre les ouvriers heureux, mais c’est un principe fondamental pour toute économie libérée. On objectera immédiatement que le contrôle total des travailleurs mènera à une compétition désastreuse entre les divers lieux de travail et à la production de biens inutiles ; on répondra immédiatement que le manque total de contrôle ouvrier conduit exactement à cette situation. Ce qu’il faut, c’est une planification intelligente, et malgré ce que l’on semble penser celle-ci ne repose pas sur un contrôle plus étendu au sommet mais sur une information plus étendue à la base.

La plupart des économistes se sont préoccupés de la production plus que de la consommation — de la fabrication des biens plutôt que de leur utilisation. Les gens de gauche et de droite veulent tous que la production augmente, soit pour que les riches s’enrichissent, soit pour que l’État se renforce, et il en résulte une surproduction côtoyant la pauvreté, une productivité croissante avec un chômage croissant, de plus hauts bâtiments administratifs en même temps qu’une crise du logement, de plus grandes moissons à l’hectare avec de plus en plus d’hectares en friche. Les anarchistes se préoccupent plus de la consommation que de la production — de l’utilisation des biens pour satisfaire les besoins de tous plutôt que pour augmenter les profits des riches et des puissants.

Le nécessaire et le superflu

Une société qui prétend à la décence ne peut pas autoriser l’exploitation des besoins fondamentaux. On peut admettre que les objets de luxe soient achetés et vendus, puisqu’on a le choix de les utiliser ou non ; mais les objets nécessaires ne sont pas de pures marchandises, puisqu’on n’a pas le choix de les utiliser ou non. S’il faut retirer quelque chose du marché commercial et des mains des groupes monopolistiques, c’est bien certainement la terre sur laquelle nous vivons, la nourriture qui y pousse, les maisons qui y sont construites, et les choses essentielles qui constituent la base matérielle de la vie humaine — vêtements, outils, meubles, essence, etc. Il est aussi évident que, lorsqu’une chose nécessaire est abondante, chacun devrait pouvoir en prendre autant qu’il en a besoin ; mais, lorsque quelque chose manque, il devrait y avoir un système de rationnement adopté librement, de telle sorte que chacun ait une part équitable. Il y a évidemment quelque chose de faux dans un système où gaspillage et pénurie se côtoient, où certains ont plus que le nécessaire tandis que d’autres manquent de tout.

Par-dessus tout, il est clair que le premier devoir d’une société saine est d’éliminer la rareté des biens indispensables — comme le manque de nourriture dans les pays sous-développés et le manque de logements dans les pays développés — par l’utilisation des connaissances techniques et des ressources sociales. Si les qualifications et la force de travail existant en Angleterre ou en France, par exemple, étaient convenablement utilisées, il n’y a pas de raison qu’on ne puisse produire assez de nourriture et construire assez de maisons pour nourrir et loger toute la population. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, parce que la société actuelle a d’autres priorités, mais ce n’est pas impossible. On a prétendu à une époque qu’il était impossible que chacun soit habillé convenablement, et les pauvres portaient des guenilles ; maintenant, on dispose d’une quantité de vêtements, et on pourrait aussi disposer d’une quantité d’autres choses.

Le luxe par un étrange paradoxe, est aussi nécessaire, mais ce n’est pas une nécessité de base. Le second devoir d’une société saine est de rendre le luxe accessible librement bien que ce soit un domaine où l’argent pourrait avoir encore une fonction utile à, condition qu’il ne soit pas distribué selon le système ridicule des pays capitalistes, ou le système encore plus absurde des pays communistes. Le problème essentiel est que chacun ait accès librement et également au luxe. Mais l’homme ne vit pas de pain seulement, ni même de gâteaux. Les anarchistes ne voudraient pas voir toutes les activités de loisir, intellectuelles, culturelles, etc., aux mains de la société — même de la société la plus libertaire. Néanmoins, il y a des activités qui ne peuvent être laissées aux individus groupés en associations libres mais qui doivent être gérées par la société tout entière. Ce sont les services sociaux, l’entraide au-delà des limites de la famille et des amis, en dehors du lieu d’habitation ou de travail. Examinons trois de ces services.

La société du bien-être

L’éducation est très importante dans les sociétés humaines, parce que l’homme met beaucoup de temps à, grandir et à apprendre les faits et les techniques nécessaires à la vie sociale, et les anarchistes se sont toujours beaucoup intéressés aux problèmes de l’éducation. Plusieurs penseurs anarchistes ont apporté des contributions de valeur à la théorie et à la pratique de l’éducation, et plusieurs réformateurs de l’éducation ont eu des tendances libertaires — de Rousseau et Pestalozzi à Montessori, A. S. Neill et Freinet. Des idées sur l’éducation que l’on croyait utopiques sont maintenant intégrées à l’enseignement tant publie que privé, et l’éducation est peut-être le domaine de la société le plus enthousiasmant pour ceux qui veulent mettre l’anarchisme en pratique. Si on nous dit que l’anarchisme est une idée attrayante mais inapplicable, nous n’avons qu’à montrer une école d’avant-garde, une classe d’adaptation pratiquant des méthodes actives, un club de jeunes autogéré. Cependant, même le meilleur système d’éducation reste contrôlé par les gens en place : enseignants, directeurs, administrateurs, inspecteurs, etc. Les adultes concernés par l’éducation ont généralement tendance à en contrôler toutes les formes ; en vérité, il n’est pas nécessaire qu’elle soit contrôlée par eux, ni à plus forte raison par les gens qui n’ont rien à y voir.

Les anarchistes voudraient que les réformes actuelles de l’enseignement aillent beaucoup plus loin. Il ne faudrait pas seulement abolir la discipline stricte et les châtiments, il faudrait abolir toute discipline et toute punition. Il ne faudrait pas seulement que les institutions d’enseignement soient délivrées du pouvoir des autorités extérieures, mais les élèves eux-mêmes devraient être délivrés du pouvoir des enseignants et des directeurs. Dans une relation éducative saine, le fait que l’un en sache plus que l’autre n’est pas une raison pour que l’enseignant ait une autorité quelconque sur l’enseigné. Le statut des maîtres dans la société actuelle est basé sur l’âge, la force, l’expérience, la loi ; mais le seul statut que devraient avoir les maîtres devrait être basé sur leurs connaissances dans un domaine et leur capacité de l’enseigner, et finalement sur leur capacité d’inspirer l’admiration et le respect. Il ne faut pas tant un pouvoir étudiant bien qu’il soit un utile correctif au pouvoir des enseignants et des bureaucrates — qu’un « contrôle ouvrier » exercé par tous ceux qui sont concernés par une institution éducative. Le problème essentiel est de briser le chaînon entre enseigner et gouverner, et de libérer l’éducation.

Cette rupture est en fait beaucoup plus proche dans le service médical que dans l’enseignement. Les docteurs ne sont plus des magiciens, les infirmières ne sont plus des saintes ; et dans bien des pays — en particulier en Angleterre — le droit aux soins médicaux gratuits est garanti. Ce qui est nécessaire, c’est une extension du principe de liberté économique au côté politique de la médecine. Il faudrait qu’on puisse aller partout à l’hôpital sans payer, et il faudrait aussi qu’on puisse travailler dans les hôpitaux sans hiérarchie. Une fois de plus, il faut un contrôle exercé par tous les travailleurs employés dans une institution médicale. De même que l’enseignement est fait pour les élèves, de même les services médicaux sont faits pour les patients.

Le traitement de la délinquance a aussi beaucoup progressé, mais il est encore loin d’être satisfaisant. Que pensent les anarchistes de la délinquance ? En premier lieu, ils considèrent que la plupart de ceux qu’on appelle criminels sont comme les autres gens juste un peu plus pauvres, plus faibles, plus fous, plus malchanceux ; en second lieu, que ceux qui nuisent sans cesse aux autres ne devraient pas être punis à leur tour, mais qu’il faudrait prendre soin d’eux. Les plus grands criminels ne sont pas les cambrioleurs mais les patrons, pas les gangsters mais les gouvernants, pas les meurtriers mais ceux qui exterminent les masses. Quelques injustices mineures sont mises au pilori et punies par l’État, tandis que les plus grandes injustices de la société actuelle sont dissimulées et même commises par l’État lui-même. En général, la punition cause un plus grand mal à la société que le crime ; elle est plus systématique, mieux organisée, et beaucoup plus efficace. Néanmoins, même la société la plus libertaire devra se protéger contre quelques personnes, et cela impliquera forcément une certaine contrainte. Mais le traitement propre de la délinquance fera partie du système éducatif et curatif et ne sera pas un système pénal institutionnalisé. En dernier ressort, on n’imposera pas l’emprisonnement ni la mort, mais le boycott ou l’expulsion.

Le pluralisme

Le contraire peut aussi arriver. Un individu ou un groupe peut refuser de se joindre à la meilleure société possible, ou il peut insister pour la quitter ; rien ne saurait l’arrêter. Théoriquement, un homme peut subvenir seul à ses besoins, bien qu’en pratique il dépende de la communauté qui lui fournit du matériau et prend ses produits en échange ; il est donc difficile de se suffire littéralement à soi-même. Une société collectiviste ou communiste devra tolérer et même encourager les zones d’individualisme. Ce qui serait inacceptable, ce serait qu’une personne indépendante essaie d’exploiter la force de travail des autres en les engageant à des salaires injustes, ou qu’elle échange des produits à de faux prix. Cela ne doit pas arriver, parce qu’on ne travaillera généralement pas ni n’achètera de produits au profit d’autrui, mais seulement au sien propre ; et de même qu’aucune loi n’interdira l’appropriation, aucune n’interdira l’expropriation — on pourra prendre ce qu’on voudra à autrui, niais il pourra le reprendre. L’autorité et la propriété pourront difficilement être retrouvées par des individus isolés.

Un plus grand danger peut venir de groupes indépendants. Une communauté séparée pourra facilement exister dans une société, et pourra provoquer de graves tensions ; si elle retourne au système de propriété et d’autorité, ce qui pourra augmenter le standard de vie d’une minorité, d’autres seront tentés de rejoindre les séparatistes, particulièrement si la société dans son ensemble traverse une dure période.

Mais une société libre doit être pluraliste, et tolérer non seulement des différences d’opinion sur la manière de pratiquer la liberté et l’égalité, mais encore des déviations à sa théorie de la liberté et de l’égalité. La seule condition devrait être que personne ne soit forcé d’adhérer à aucune tendance contre son gré, et il faudra là une sorte de contrainte pour protéger même la plus libertaire des sociétés. Mais les anarchistes veulent remplacer la société de masse par une masse de sociétés, vivant ensemble aussi librement que leurs membres. Le plus grand danger pour les sociétés libres qui ont existé n’a pas été la régression intérieure mais l’agression extérieure, et le vrai problème n’est pas tant de savoir comment faire marcher une société libre que de savoir comment la faire démarrer.

Révolution ou réforme

Les anarchistes ont traditionnellement été partisans d’une révolution violente pour établir une société libre, mais certains d’entre eux ont rejeté la violence, ou la révolution, ou les deux à la fois la violence est si souvent suivie d’une contre-violence, et la révolution d’une contre-révolution. D’autre part, peu d’anarchistes ont été partisans de simples réformes, car ils estimaient que, tant que le système d’autorité et de propriété existe, des changements superficiels ne mettront jamais en danger l’infrastructure de la société. Le difficile, c’est que ce que les anarchistes veulent est bien révolutionnaire, mais une révolution n’amènera pas nécessairement — et même probablement pas — ce qu’ils veulent. Voilà pourquoi les anarchistes se sont souvent résolus à des actions désespérées ou sont tombés dans une inactivité sans espoir.

Pratiquement, la plupart des disputes entre les anarchistes réformistes et révolutionnaires sont vaines, car seuls les révolutionnaires les plus fanatiques refusent d’accueillir favorablement les réformes, tous savent bien que leur action ‘ne mènera généralement à, rien de plus qu’à des réformes et tous les réformistes savent que leur action mène en général à une sorte de révolution. Ce que les anarchistes veulent, c’est une pression constante qui amène la conversion des individus, la formation de groupes, la réforme d’institutions, le soulèvement du peuple, et la destruction de l’autorité et de la propriété. Si cela arrivait sans désordre, cela comblerait nos vœux ; mais ça n’est jamais arrivé, et n’arrivera probablement jamais. Vient le moment où il faut sortir et affronter les forces de l’État dans son quartier, au travail, dans les rues — et si l’État est vaincu il faudra d’autant plus continuer à agir pour empêcher l’établissement d’un nouvel État et pour commencer à construire une société libre. Il y a une place pour chacun dans ce processus, et tous les anarchistes trouveront quelque chose à faire dans le combat pour obtenir ce qu’ils veulent.