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Pour l’anarchisme - Que croient les anarchistes

mercredi 11 janvier 2023, par Nicolas Walter (CC by-nc-sa)

Les premiers que l’on surnomma anarchistes le furent par insulte au cours des révolutions anglaise et française des XVIIe et XVIIIe siècles, pour laisser entendre qu’ils voulaient l’anarchie, c’est-à-dire le chaos ou la confusion. Mais, depuis les années 1840, furent anarchistes ceux qui acceptèrent ce nom comme symbole pour montrer qu’ils voulaient l’anarchie, c’est-à-dire l’absence de gouvernement. Le mot grec anarkhia, comme le mot français anarchie, a les deux sens ; ceux qui ne sont pas anarchistes soutiennent que tous deux reviennent au même, mais les anarchistes tendent à faire la distinction. Depuis plus d’un siècle, sont anarchistes ceux qui croient non seulement que l’absence de gouvernement ne signifie pas forcément chaos et confusion, mais encore qu’une société sans gouvernement sera vraiment meilleure que celle où nous vivons.

L’anarchie est l’élaboration politique de la réaction psychologique contre l’autorité qui apparaît dans les groupes humains. Chacun connaît les anarchistes instinctifs qui refusent de croire ou de faire ce qu’on leur dit précisément parce qu’on le leur a ordonné. Au cours de l’histoire, cette tendance se rencontre chez les individus et les groupes se révoltant contre ceux qui les gouvernent. L’idée théorique de l’anarchie est également très vieille ; en effet, on peut trouver la description d’un âge d’or révolu, sans gouvernement, dans la pensée de la Chine et de l’Inde anciennes, de l’Egypte, de la Mésopotamie, de la Grèce et de Rome, et de même d’innombrables écrivains politiques et religieux ainsi que des communautés rêvent d’une utopie sans gouvernement. Mais l’application de l’anarchie à la situation présente est plus récente, et c’est seulement dans le mouvement anarchiste du siècle dernier que l’on trouve l’exigence d’une société sans gouvernement ici et maintenant.

D’autre groupes, à gauche comme à droite, veulent en théorie se débarrasser du gouvernement, soit lorsque l’économie de marché sera si libre qu’elle ne nécessitera plus de contrôle, soit lorsque les individus seront si égaux qu’il n’y aura plus de contrainte nécessaire ; mais les mesures qu’ils prennent semblent renforcer toujours plus le gouvernement. Seuls les anarchistes veulent se débarrasser du gouvernement en pratique. Cela ne veut pas dire qu’ils pensent que tous les hommes sont naturellement bons, identiques, perfectibles, ou quelque autre sornette romantique. Cela veut dire qu’ils estiment que presque tous les hommes sont sociables, égaux, et capables de vivre leur propre vie. Beaucoup de gens disent que le gouvernement est nécessaire parce qu’il y a des gens qui ne savent pas se conduire, mais les anarchistes disent que le gouvernement est nuisible parce qu’on ne peut faire confiance à personne pour conduire les autres. Si tous les hommes sont à ce point mauvais qu’ils doivent être gouvernés par d’autres, disent-ils, qui est alors assez bon pour gouverner les autres ? Le pouvoir tend à corrompre, et le pouvoir absolu corrompt absolument. D’autre part, les richesses de la terre sont produites par le travail de l’humanité tout entière, et tous les hommes ont un droit égal à prendre part à ce travail et à jouir de son produit. L’anarchisme est un modèle idéal qui exige à la fois la liberté totale et l’égalité totale.

Libéralisme et socialisme

On peut considérer l’anarchisme comme un développement soit du libéralisme, soit du socialisme, soit des deux. Comme les libéraux, les anarchistes veulent la liberté ; comme les socialistes, ils veulent, l’égalité. Mais le libéralisme seul ou le socialisme seul ne les satisfont pas. La liberté sans égalité signifie que les pauvres et les faibles sont moins libres que les riches et les forts, et l’égalité sans liberté signifie que nous sommes tous esclaves ensemble. La liberté et l’égalité ne sont pas contradictoires mais complémentaires ; à la place de la vieille polarisation liberté-égalité — selon laquelle plus de liberté signifierait moins d’égalité, et vice-versa —, les anarchistes font remarquer qu’en pratique on ne peut avoir l’une sans l’autre. La liberté n’est pas authentique si quelques-uns sont trop pauvres ou trop faibles pour en jouir, et l’égalité n’est pas authentique si quelques-uns sont gouvernés par d’autres. La contribution décisive des anarchistes à la théorie politique est la constatation que liberté et égalité sont en fin de compte la même chose.

L’anarchisme se différencie aussi du libéralisme et du socialisme par sa conception du progrès. Les libéraux voient l’histoire comme un déroulement linéaire allant de la sauvagerie, de la superstition, de l’intolérance et de la tyrannie à la civilisation, à la culture, à la tolérance et à l’émancipation. Il y a des avances et des reculs, mais le véritable progrès de l’humanité va dans le sens d’un sombre passé à un avenir radieux. Les socialistes voient l’histoire comme un développement dialectique depuis la sauvagerie, passant par le despotisme, la féodalité et le capitalisme, jusqu’au triomphe du prolétariat et à l’abolition du système des classes. Il y a des révolutions et des réactions, mais le vrai progrès de l’humanité va encore d’un triste passé à un bel avenir.

Les anarchistes considèrent le progrès tout différemment ; en fait, ils considèrent souvent qu’il n’y a pas de progrès du tout. Nous voyons l’histoire non pas comme un déroulement linéaire ou dialectique dans une direction, mais comme un processus dualiste. L’histoire de toutes les sociétés humaines est l’histoire d’une lutte entre gouvernants et gouvernés, entre nantis et miséreux, entre ceux qui veulent commander et être commandés et ceux qui veulent se libérer en même temps que leurs camarades ; les principes d’autorité et de liberté, de gouvernement et de rébellion, d’État et de société sont en perpétuel conflit. Cette tension n’est jamais résolue ; le mouvement de l’humanité va tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. La naissance d’un nouveau régime ou la chute d’un ancien ne sont pas des ruptures mystérieuses dans le développement ou des paliers encore plus mystérieux dans ce développement, elles ne sont que des événements. Les événements historiques ne sont bienvenus que dans la mesure où ils accroissent la liberté et l’égalité pour tout le monde ; il n’y a aucune raison d’appeler bon ce qui est mauvais simplement parce que c’est inévitable. Nous ne pouvons faire aucune prévision utile pour l’avenir, et nous ne pouvons pas être sûrs que le monde sera meilleur. Notre seul espoir c’est que, au fur et à mesure que la connaissance et la conscience se développent, les gens deviendront plus aptes à découvrir qu’ils peuvent s’organiser sans avoir besoin d’aucune autorité.

Néanmoins, l’anarchisme dérive bien du libéralisme et du socialisme, à la fois historiquement et idéologiquement. Le libéralisme et le socialisme ont précédé l’anarchisme, et celui-ci est né de leur opposition ; la plupart des anarchistes ont d’abord été libéraux, ou socialistes, ou tous les deux. L’esprit de révolte est rarement pleinement développé à sa naissance, et généralement il mène à l’anarchisme plutôt qu’il n’en provient. Dans un sens, les anarchistes restent toujours libéraux et socialistes, et, chaque fois qu’ils rejettent ce qui est bon dans chacune de ces idéologies, ils trahissent un peu l’anarchisme. D’un côté nous nous appuyons sur la liberté d’expression, de réunion, de mouvement, de comportement, et particulièrement sur la liberté d’être différent ; d’un autre côté nous nous appuyons sur l’égalité des possessions, sur la solidarité humaine et particulièrement sur le partage des pouvoirs. Nous somme libéraux, mais plus que cela, nous sommes socialistes, et plus que cela.

Cependant, l’anarchisme n’est pas seulement un mélange de libéralisme et de socialisme ; ça c’est la social-démocratie, ou le capitalisme d’abondance. Quoi que nous devions aux libéraux et aux socialistes, si proches d’eux que nous soyons, nous sommes fondamentalement différents d’eux — et des sociaux-démocrates — parce que nous rejetons l’institution du gouvernement. Tous comptent sur le gouvernement — les libéraux ostensiblement pour préserver la liberté mais en vérité pour empêcher l’égalité, les socialistes ostensiblement pour préserver l’égalité mais en vérité pour empêcher la liberté. Même les libéraux et les socialistes les plus extrémistes ne peuvent se passer du gouvernement, de l’exercice de l’autorité par quelques-uns sur les autres. L’essence de l’anarchisme, la seule chose sans laquelle il n’y a plus d’anarchisme, c’est le refus de l’autorité d’un homme sur un autre.

Démocratie et représentation

Bien des gens sont opposés à un gouvernement antidémocratique, mais les anarchistes se distinguent d’eux en s’opposant aussi aux gouvernements démocratiques. Il y a d’autres gens qui sont opposés aux gouvernements démocratiques, mais les anarchistes se distinguent d’eux en l’étant non point parce qu’ils craignent ou haïssent le gouvernement du peuple, mais parce qu’ils croient que la démocratie n’est pas le gouvernement du peuple — que la démocratie est en fait une contradiction logique, une impossibilité physique. La vraie démocratie n’est possible que dans une petite communauté, où chacun peut prendre part à toutes les décisions ; à ce moment-là, elle n’est plus nécessaire ? Ce qu’on appelle démocratie et dont on prétend que c’est le gouvernement du peuple par lui-même, c’est en fait le gouvernement du peuple par des gouvernants élus, et on devrait plutôt l’appeler « oligarchie consentie ».

Le gouvernement par des chefs qu’on a choisis est différent et généralement meilleur que celui où les chefs se sont choisis eux-mêmes, mais c’est encore le gouvernement de certains sur d’autres. Même dans le gouvernement le plus démocratique, il y a toujours ceux qui ordonnent ou interdisent, et ceux qui obéissent. Même quand nous sommes gouvernés par nos représentants nous continuons d’être gouvernés, et dès qu’ils commencent à le faire contre notre volonté ils cessent d’être nos représentants. La plupart des gens admettent que l’on n’a aucune obligation envers un gouvernement dans lequel on ne peut se faire entendre ; les anarchistes vont plus loin et soulignent que nous n’avons aucune obligation envers le gouvernement que nous avons élu. Nous pouvons lui obéir parce que nous sommes d’accord ou parce que nous sommes trop faibles pour désobéir, mais rien ne nous force à lui obéir quand nous sommes en désaccord et assez forts pour refuser de le faire. La plupart des gens admettent que ceux qui sont concernés par un changement devraient être consultés avant qu’une décision soit prise ; les anarchistes vont plus loin et soulignent qu’ils devraient prendre la décision eux-mêmes et la mettre en application.

Les anarchistes rejettent donc l’idée du contrat social et celle de la délégation des pouvoirs. Sans aucun doute, en pratique, la plupart des choses seront toujours faites par peu de monde — par ceux qui sont intéressés par un problème et sont capables de le résoudre —, mais il n’y a aucune raison pour qu’ils soient choisis par sélection ou élection. Ils émergeront toujours de toute façon, et il vaut mieux que cela se fasse naturellement. L’important est que les leaders et les experts ne soient pas forcément des chefs, que l’expérience et la capacité d’organisation ne soient pas nécessairement liées à l’autorité. Il peut arriver que la représentation soit utile ; mais le vrai représentant est le délégué ou le député qui est mandaté par ceux qui l’envoient et qui peut être révoqué immédiatement par eux. En quelque sorte, le chef qui se réclame de la représentativité est pire que l’usurpateur, parce qu’il est plus difficile de s’attaquer à l’autorité quand elle est enveloppée de jolis mots ou d’arguments abstraits. Que nous puissions élire nos chefs de temps à autre ne signifie pas que nous devions leur obéir tout le temps. Si nous le faisons, c’est pour des raisons pratiques et non morales. Les anarchistes sont contre les gouvernements, de quelque manière qu’ils soient parvenus au pouvoir.

État et classe

Les anarchistes ont traditionnellement concentré leur opposition à l’autorité sur l’État – l’institution qui réclame le monopole de l’autorité dans un certain domaine. Cela parce que l’État est l’exemple suprême de l’autorité dans la société, et également la source ou la confirmation de l’utilisation de l’autorité dans son sein. D’ailleurs, les anarchistes se sont traditionnellement opposés à toutes les formes d’États — non seulement à la tyrannie évidente d’un roi, d’un dictateur ou d’un conquérant, mais aussi à des variantes telles que le despotisme éclairé, la monarchie progressiste, l’oligarchie féodale ou commerciale, la démocratie parlementaire, le communisme soviétique, etc. Ils ont même eu tendance à dire que tous les États se valent et qu’il n’y a pas à choisir parmi eux.

C’est une simplification abusive. Certes tous les États sont autoritaires, mais quelques-uns le sont bien plus que d’autres, et toute personne normale préfère vivre dans un État moins autoritaire qu’un autre. Pour donner un simple exemple, cet exposé de l’anarchisme n’aurait pas pu être publié dans la plupart des États du passé, et il ne pourrait toujours pas être publié dans la plupart des États de gauche comme de droite, à l’Est comme à l’Ouest ; j’aime mieux vivre là où il peut être publié, et la plupart de mes lecteurs aussi, sans doute...

Rares sont les anarchistes qui ont encore une attitude aussi simpliste vis-à-vis de cette abstraction appelée « l’État », et les anarchistes concentrent leurs efforts à l’attaque du gouvernement central et des institutions qui en dérivent, non pas uniquement parce qu’ils font partie de l’État mais parce qu’ils sont les exemples extrêmes de l’utilisation de l’autorité dans la société. Nous opposons l’État à la société, mais nous ne le voyons plus comme opposé à elle, comme une excroissance artificielle ; au contraire, nous considérons qu’il fait partie de la société, qu’il en est un développement naturel, tout comme l’agressivité : mais c’est un comportement qu’il faut contrôler et dont il faut se libérer. On n’y arrivera pas en essayant de trouver les moyens de l’institutionnaliser, mais en cherchant à s’en passer.

Les anarchistes refusent les institutions ouvertement répressives du gouvernement — administration, lois, police, tribunaux, prisons, armée, etc. — et aussi celles qui sont apparemment bienfaisantes — conseils locaux, industries nationalisées, services publics, banques et compagnies d’assurances, écoles et universités, presse et radio, et tout le reste. Chacun peut voir que les premières reposent non sur le consentement mais sur l’obligation, et en fin de compte sur la force ; les anarchistes affirment que les secondes ont la même main de fer, même si elles portent un gant de velours.

Néanmoins, les institutions qui dérivent directement ou indirectement de l’État ne peuvent être comprises si on les considère uniquement comme mauvaises. Elles peuvent avoir leurs bons côtés. D’une part, elles ont une fonction négative utile lorsqu’elles empêchent l’usage de l’autorité par d’autres institutions telles que parents cruels, propriétaires avides de gain, patrons brutaux, criminels violents ; et elles ont une fonction positive utile quand elles mettent sur pied des institutions sociales désirables comme les travaux publics, les interventions en cas de catastrophes, les transports, l’art et la culture, les services médicaux, les retraites, le soutien aux pauvres, l’éducation, la radio. Il y a donc l’État libérateur et l’État providentiel, l’État travaillant pour la justice et l’État travaillant pour l’égalité.

La première réponse anarchiste à cela, c’est que nous avons aussi l’Étatoppresseur — que la principale fonction de l’État est en fait de soumettre le peuple, de limiter la liberté — et que toutes les fonctions utiles de l’État peuvent être exercées, et l’ont souvent été, par des associations volontaires. Ici l’État ressemble à l’Église médiévale. Au Moyen-Age, l’Église était impliquée dans toutes les activités essentielles, et on ne pouvait imaginer que ces activités fussent possibles sans elle. Seule l’Église pouvait baptiser, marier et enterrer les gens, et il fallut apprendre qu’elle ne contrôlait pas en fait l’amour, la naissance et la mort. Tout acte public devait recevoir une bénédiction religieuse (c’est encore le cas pour certains), et il fallut apprendre que l’acte était tout aussi effectif sans bénédiction. l’Église s’interposait et souvent contrôlait les aspects de la vie qui sont maintenant dominés par l’État. On apprit à se rendre compte que la participation de l’Église était inutile et même nuisible ; ce qu’il faut apprendre maintenant, c’est que la domination de l’État est également pernicieuse et superflue. Nous avons besoin de l’État aussi longtemps que nous croyons en avoir besoin, et tout ce qu’il fait peut être fait aussi bien et même mieux sans la sanction de l’autorité.

La seconde réponse anarchiste, c’est que la fonction essentielle de l’État est de maintenir l’inégalité existante. Les anarchistes ne considèrent pas comme les marxistes que l’unité de base de la société est la classe sociale, mais ils sont d’accord pour dire que l’État est l’expression politique de la structure économique, qu’il est le représentant de ceux qui possèdent ou contrôlent la richesse de la communauté et l’exploiteur de ceux qui fournissent le travail qui crée cette richesse. L’État ne peut redistribuer équitablement la richesse parce qu’il est le principal instrument de la distribution injuste. Les anarchistes pensent comme les marxistes que le système actuel doit être détruit, mais ils ne pensent pas que le système futur puisse être établi par un État tenu en de nouvelles mains ; l’État est une cause aussi bien qu’une conséquence du système de classes, et une société sans classe instaurée par un État redeviendra vite une société de classes. L’État ne dépérira pas — il doit être délibérément aboli par le peuple prenant le pouvoir aux dirigeants et la richesse aux possédants ; ces deux actions sont liées, et l’une sans l’autre sera toujours inutile. L’anarchie au sens le plus vrai signifie une société à la fois sans dirigeants et sans riches.

Organisation et bureaucratie

Cela ne veut pas dire que les anarchistes rejettent l’organisation, bien qu’il y ait là un des préjugés les plus fort contre eux. La plupart des gens admettent bien que l’anarchie puisse ne pas signifier seulement chaos et confusion et que les anarchistes ne veuillent pas le désordre mais l’ordre sans gouvernement, mais ils sont sûrs que l’anarchie signifie l’ordre qui surgit spontanément, et que les anarchistes refusent l’organisation. C’est le contraire de la vérité. En fait, ils veulent beaucoup plus d’organisation, mais sans autorité. Le préjugé contre l’anarchisme dérive d’un préjugé au sujet de l’organisation ; on ne peut pas imaginer qu’elle ne repose pas sur l’autorité, qu’en fait elle marche mieux sans autorité.

Un instant d’attention montre à l’évidence que, lorsque l’obligation sera remplacée par le consentement, il y aura plus de discussions et de plans, pas moins ? Tous ceux qui sont concernés par une décision pourront prendre part à son élaboration, et personne ne pourra laisser cette tâche à des fonctionnaires payés ou à des représentants élus. Sans règles à observer, sans précédents à suivre, chaque décision devra être prise pour la première fois. Sans dirigeants à qui obéir, sans guides à suivre, chacun sera capable de prendre sa propre décision. Pour que tout fonctionne, la multiplicité et la complexité des liens entre les individus seront accrues, non réduites. Une telle organisation peut être brouillonne et inefficace, mais elle collera de plus près aux besoins et aux sentiments des gens concernés. Si on ne peut faire quelque chose que grâce à l’ancienne forme d’organisation, avec son autorité et sa contrainte, c’est qu’il ne vaut probablement pas la peine de le faire, et il vaudrait mieux le laisser tomber.

Ce que les anarchistes rejettent, c’est l’institutionnalisation de l’organisation, l’établissement d’un groupe particulier dont la fonction est d’organiser les autres gens. L’organisation anarchiste serait fluide et ouverte ; dès qu’une organisation se durcit et se ferme, elle tombe aux mains d’une bureaucratie, devient l’instrument d’une classe et l’expression de l’autorité au lieu du lien de coordination de la société. Tout groupe tend vers l’oligarchie, le gouvernement du petit nombre, et toute organisation tend vers la bureaucratie, le gouvernement des professionnels ; les anarchistes doivent toujours lutter contre ces tendances, aujourd’hui comme demain, et parmi eux aussi bien que chez les autres.

La propriété

Les anarchistes ne rejettent pas non plus la propriété, bien qu’ils aient là-dessus leur idée propre. En un sens, la propriété c’est le vol — c’est-à-dire que l’appropriation exclusive de quoi que ce soit par qui que ce soit est une spoliation pour tous les autres. Cela ne veut pas dire que nous soyons tous communistes ; cela veut dire que le droit d’une personne sur un objet ne repose pas sur le fait qu’elle l’ait fabriqué, trouvé, acheté, reçu, qu’elle l’utilise ou le désire, ou qu’elle ait un droit légal sur cela, mais sur le fait qu’elle en a besoin — plus encore qu’elle en a davantage besoin que quelqu’un d’autre. Cela n’est pas une question de justice abstraite ou de loi naturelle, mais de solidarité humaine et de bon sens. Si j’ai une miche de pain et que tu as faim, elle est à toi, non à moi. Si j’ai un manteau et que tu as froid, il t’appartient. Si j’ai une maison et que tu n’en as pas, tu as le droit d’utiliser au moins une de mes chambres. Mais, dans un autre sens, la propriété c’est la liberté, c’est-à-dire que la jouissance de biens en quantité suffisante est une condition essentielle d’une vie agréable pour l’individu.

Les anarchistes sont pour la propriété privée de ce qui ne peut être utilisé pour exploiter autrui — ces objets personnels que nous accumulons depuis l’enfance et qui font partie de notre vie. Mais nous sommes contre la propriété publique qui n’est pas utile en elle-même et ne peut servir qu’à exploiter — propriété foncière et immobilière, instruments de production et de distribution, matières premières et articles manufacturés. Le principe, en fin de compte, c’est qu’un homme peut avoir un droit sur ce qu’il produit par son propre travail mais non sur ce qu’il obtient par le travail des autres ; il a un droit sur ce dont il a besoin et qu’il utilise, mais non sur ce dont il n’a pas besoin et qu’il ne peut utiliser. Dès qu’un homme a plus qu’assez, ou bien il gaspille ou bien il empêche quelqu’un d’autre d’avoir assez.

Par conséquent, les riches n’ont aucun droit sur leurs propriétés, car ils sont riches non parce qu’ils travaillent beaucoup, mais parce que beaucoup de gens travaillent pour eux ; et les pauvres ont un droit sur la propriété des riches, car ils sont pauvres non parce qu’ils travaillent peu mais parce qu’ils travaillent pour les autres. En fait, les pauvres travaillent toujours beaucoup plus longtemps à des tâches beaucoup plus ingrates que les riches, et dans des conditions pires.

Personne n’est jamais devenu riche ni ne l’est demeuré par son propre travail, mais seulement en exploitant le travail des autres. Un homme peut avoir une maison et un bout de terre, les outils de sa profession et une bonne santé toute sa vie et il peut travailler aussi dur qu’il voudra et aussi longtemps qu’il pourra, il produira assez pour sa famille mais pas beaucoup plus ; et il ne sera même pas indépendant, il dépendra des autres pour obtenir certaines matières premières et pour échanger ses produits.

Pour ce qui est des biens publics, il ne s’agit pas seulement de savoir qui les possède mais encore qui les contrôle. Il n’est pas nécessaire d’être propriétaire pour exploiter les autres. Les riches ont toujours employé d’autres gens pour gérer leurs biens et maintenant que des sociétés anonymes et des entreprises nationalisées tendent à remplacer les propriétaires privés, ce sont les « managers » qui deviennent les principaux exploiteurs des ouvriers. Tant dans les pays avancés que dans les pays sous-développés, tant dans les États capitalistes que communistes, c’est une petite minorité de la population qui possède ou contrôle la grande majorité des biens publics.

En dépit des apparences, cela n’est pas un problème politique ou légal. Ce qui importe n’est pas la distribution de l’argent ou le système de répartition des terres, l’organisation des impôts, la méthode de taxation ou la loi sur les héritages, mais le fait fondamental que certaines personnes travaillent pour d’autres, tout comme certaines obéissent à d’autres. Si nous refusions de travailler pour les riches et les puissants, la propriété disparaîtrait, de la même façon que, si nous refusions d’obéir aux dirigeants, l’autorité disparaîtrait. Pour les anarchistes, la propriété est basée sur l’autorité, non le contraire. Le problème n’est pas de savoir comment les paysans engraissent les propriétaires ou comment les ouvriers enrichissent les patrons, mais pourquoi ils le font, et c’est là qu’est le problème politique.

Certains essaient de résoudre le problème de la propriété en changeant la loi ou le gouvernement, par des réformes ou par la révolution. Les anarchistes n’ont aucune confiance dans ces solutions, mais ils ne s’accordent pas tous sur la bonne solution. Il y en a qui veulent le partage de tout entre tout le monde, afin que chacun ait une part de la richesse mondiale, et un système commercial de laisser-faire avec crédit gratuit pour éviter l’accumulation excessive. Mais la plupart des anarchistes n’ont pas non plus confiance dans cette solution, et veulent l’expropriation de tous ceux qui possèdent plus que le nécessaire, afin que nous ayons tous accès à la richesse mondiale, et que le contrôle soit aux mains de la communauté. Mais ; au moins, tous s’accordent pour dire que le système actuel de propriété doit être détruit en même temps que le système actuel d’autorité.

Dieu et l’Eglise

Les anarchistes sont traditionnellement anticléricaux et athées. Les premiers anarchistes étaient autant opposés à l’Église qu’à l’État, et la plupart d’entre eux s’opposaient à la religion même. La formule « Ni Dieu ni Maître » a souvent été utilisée pour résumer le message anarchiste. Bien des gens font encore leur premier pas vers l’anarchisme en abandonnant leur foi et en devenant rationalistes ou humanistes ; le refus de l’autorité divine encourage le refus de l’autorité humaine. La plupart des anarchistes aujourd’hui sont probablement athées, ou du moins agnostiques.

Mais il y a eu des anarchistes religieux, bien qu’ils soient habituellement en dehors du courant principal du mouvement. Ce sont par exemple les sectes hérétiques qui devancèrent les idées anarchistes avant le XIXe et les groupes de pacifistes religieux en Europe et en Amérique du Nord durant les XIXe et XXe siècles, en particulier Tolstoï et ses disciples au début du XXe siècle et le mouvement ouvrier catholique (« Catholic Worker ») aux États-Unis depuis 1930.

La haine générale des anarchistes envers la religion décline à mesure que décline la puissance de l’Église, et beaucoup d’anarchistes pensent maintenant qu’il s’agit là d’une question personnelle. Ils s’opposeraient à l’interdiction de la religion par la force comme à son renouveau par la force. Ils laisseraient chacun croire et faire ce qu’il veut tant que cela ne concerne que lui ; mais ils ne laisseraient pas l’Eglise reprendre davantage de pouvoir.

En fait, l’histoire de la religion est un modèle pour l’histoire de l’État. On a longtemps pensé qu’une société sans Dieu était impossible ; aujourd’hui, Dieu est mort. On pense encore qu’une société sans État est impossible ; il s’agit maintenant de détruire l’État.

Guerre et violence

Les anarchistes se sont toujours opposés à la guerre, mais ils ne s’opposent pas tous à la violence. Ils sont antimilitaristes, mais pas nécessairement pacifistes. Pour eux, la guerre est l’exemple suprême de l’autorité hors d’une société, et à la fois une puissante confirmation de l’autorité au sein de la société. La violence et la destruction organisées de la guerre sont une version immensément agrandie de la violence et de la destruction organisées de l’État, la guerre est la santé de l’État. Le mouvement anarchiste a une solide tradition de résistance à la guerre et à la préparation de la guerre. Quelques anarchistes ont soutenu des guerres, mais ils ont toujours été considérés comme des renégats par leurs camarades, et cette totale opposition aux guerres nationales est un des grands facteurs unificateurs des anarchistes. Mais les anarchistes ont distingué les guerres nationales — entre États — des guerres civiles — entre classes. Le mouvement révolutionnaire anarchiste, depuis la fin du XIXe siècle, appelle à l’insurrection violente pour détruire l’État, et les anarchistes ont pris une part active dans maints soulèvements armés et guerres civiles, surtout en Russie et en Espagne. Tout en y participant, ils ne se faisaient pas d’illusions sur les chances de déclencher la révolution par ces seuls combats. La violence pouvait être nécessaire pour détruire l’ancien système, mais elle était inutile et même dangereuse pour construire un nouveau système. Une armée populaire peut vaincre une classe dirigeante et détruire un gouvernement, mais elle ne peut aider le peuple à créer une société libre, et il ne sert à rien de gagner une guerre si on ne sait pas gagner la paix.

Beaucoup d’anarchistes doutent en fait que la violence puisse jamais être utile. Comme l’État, ce n’est pas une force neutre dont les effets varient selon qui l’utilise, et elle n’aura pas forcément de bons effets simplement parce qu’elle est en de bonnes mains. Bien sûr, la violence des opprimés n’est pas la même que la violence de l’oppresseur, mais, même lorsque c’est la meilleure façon de sortir d’une situation intolérable, elle n’est qu’un pis aller. C’est un des phénomènes les plus déplaisants de la société actuelle, et elle demeure déplaisante même si elle part de bonnes intentions ; d’ailleurs, elle a tendance à détruire son propre but, même dans les circonstances où elle semble nécessaire — comme dans une révolution. L’expérience de l’histoire montre que le succès de la révolution n’est pas garanti par la violence ; au contraire, plus il y a de violence, moins il y a de révolution.

Tout cela peut sembler absurde à qui n’est pas anarchiste. L’un des préjugés les plus anciens et les plus tenaces à l’égard des anarchistes, c’est qu’ils sont avant tout violents. Le stéréotype de l’anarchiste avec une bombe sous le manteau est vieux de quatre-vingts ans, mais il est encore vivace. Beaucoup d’anarchistes ont été favorables à la violence, certains ont été partisans de l’assassinat de personnalités, et un petit nombre a même été pour le terrorisme dans la population, pour aider à détruire le système actuel. C’est une face sombre de l’anarchisme, et il n’y a pas à la nier. Mais ce n’est qu’un aspect de l’anarchisme, et un petit aspect. La plupart des anarchistes sont opposés à toute violence, sauf à celle qui est vraiment inévitable — la violence qui survient quand le peuple se débarrasse de ses dirigeants et de ses exploiteurs.

Ceux qui commettent le plus de violence sont ceux qui exercent l’autorité, non ceux qui l’attaquent. Les grands lanceurs de bombes ne sont pas les desperados tragiques de l’Europe méridionale d’il y a un demi-siècle, mais les engins militaires de tous les États du monde à travers l’histoire. Aucun anarchiste ne peut rivaliser avec le Blitz ou la bombe atomique, aucun Ravachol ou Bonnot ne peut être comparé à un Hitler ou à un Staline. Nous encourageons les travailleurs à occuper leurs usines et les paysans à s’emparer de leurs terres, et il se pourrait que des vitrines soient brisées et des barricades construites, mais nous n’avons pas de soldats, pas d’avions, pas de police, pas de prisons, pas de camps, pas de pelotons d’exécution, pas de chambres à gaz ni de bourreaux. Pour les anarchistes, la violence est l’exemple extrême de l’usage du pouvoir d’une personne contre une autre, le paroxysme de tout ce contre quoi nous luttons.

Quelques anarchistes ont même été pacifistes, bien que ce ne soit pas fréquent. Beaucoup de pacifistes ont été (ou sont devenus) anarchistes, et les anarchistes ont eu tendance à se rapprocher du pacifisme au fur et à mesure que le monde s’est rapproché de la destruction. Quelques-uns ont été particulièrement attirés par le pacifisme militant défendu par Tolstoï et Gandhi et par l’utilisation de la non-violence comme technique d’action directe, et un grand nombre ont pris part aux mouvements contre la guerre où ils ont eu parfois une certaine influence. Mais la plupart des anarchistes — même les plus militants — trouvent le pacifisme trop large dans son refus de toute violence par tout homme en toute circonstance, et trop étroit dans son affirmation que l’élimination de la violence seule rendra la société différente. Là où les pacifistes voient l’autorité comme une version affaiblie de la violence, les anarchistes voient la violence comme une manifestation exacerbée de l’autorité. Ils sont aussi rebutés par le côté moralisateur du pacifisme, l’ascétisme et la droiture, et par sa conception bienveillante du monde. Répétons-le, ils sont antimilitaristes mais pas nécessairement pacifistes !

L’individu et la société

L’unité de base de l’humanité est l’homme, l’être humain individuel. Presque tous les individus vivent en société, mais la société n’est rien de plus qu’une somme d’individus, et son seul but est de leur permettre une vie épanouie. Les anarchistes ne croient pas que les hommes aient des droits naturels, et cela s’applique à chacun : aucun individu ne peut se réclamer d’un droit pour agir ni pour interdire à un autre d’agir. Il n’y a pas de volonté générale, pas de norme sociale à laquelle on doive se soumettre. Nous sommes égaux, non identiques. La compétition et l’entraide, l’agressivité et la tendresse, l’intolérance et la tolérance, la violence et la douceur, l’autorité et la révolte sont toutes des formes naturelles de comportement social, mais certaines favorisent et d’autres entravent l’épanouissement de la vie individuelle. Des anarchistes croient que le meilleur moyen de garantir cet épanouissement est d’accorder une liberté égale à chaque membre de la société.

Par conséquent, nous n’avons pas le temps de moraliser au sens traditionnel, et nous ne nous intéressons pas à la vie privée des autres... Que chacun fasse ce qu’il veut dans la limite de ses propres capacités, du moment qu’il laisse les autres faire de même. Des choses telles que l’habillement, l’apparence, le langage, la manière de vivre les relations, etc., sont matières à préférences personnelles. De même pour la sexualité. Nous sommes pour l’amour libre, mais cela ne veut pas dire que nous soyons pour la promiscuité universelle ; cela veut dire que tout amour est libre, sauf la prostitution et le viol, et que les gens devraient être capables de choisir (ou de rejeter) les formes d’attitude sexuelle et les partenaires sexuels qui leur conviennent Une liberté sexuelle extrême pourra convenir à l’un et une extrême chasteté à l’autre — bien que la plupart des anarchistes pensent que le monde serait plus vivable si on avait moins fait de tracas et plus fait l’amour. Le même principe s’applique aux drogues : les gens peuvent s’intoxiquer à l’alcool, à la caféine, au haschich ou aux amphétamines, au tabac ou à l’opium, et nous n’avons aucun droit de les en empêcher, de les punir, bien qu’on puisse essayer de les aider. De même, que chacun adore à sa façon, tant qu’ils laissent les autres pratiquer le culte qui leur convient ou n’en point pratiquer du tout. Tant pis pour les offusqués ; ce qui importe, c’est de ne pas blesser. Il n’y a pas besoin de s’inquiéter des différences d’attitude personnelle ; ce dont il faut s’inquiéter, c’est de la grossière Injustice de la société autoritaire.

L’ennemi principal du libre individu est le pouvoir écrasant de l’État mais les anarchistes sont aussi opposés à tout autre forme d’autorité qui limite la liberté — dans la famille, à l’école, au travail, dans le voisinage — et à toute tentative de standardiser l’individu. Cependant, avant d’examiner comment la société peut être organisée pour donner le maximum de liberté à ses membres, il nous faut décrire les différentes formes qu’a prises l’anarchisme selon les conceptions des relations entre l’individu et la société.


  Pour l’anarchisme - Les divers courants de l’anarchisme