Les anarchistes confrontés à l’affaire Dreyfus, et à sa conséquence directe la naissance du sionisme politique, prennent position. Bernard Lazare théorise le sionisme libertaire, dont les options divergent de celles de Théodore Herz. Il n’évoque pas l’idée d’un État juif, mais d’une nation juive. Dans son sillon, d’autres militants libertaires comme Henri Dorr [1] ou Mécislas Golberg [2] deviennent sionistes [3]. Leurs déclarations engendrent de vives réactions chez les autres militants. Cependant, chez les pères fondateurs de l’anarchisme — à l’exception de Proudhon — la nation est reconnue comme une entité intrinsèque à toute entité humaine. C’est sa forme étatique qui est condamnée. Cette nuance disparaît chez leurs épigones, pour la grande majorité des militants français, qui raisonnent dans le cadre d’un État-nation déjà constitué, et gomment les dimensions spécifiques de la question nationale. Certains dénoncent un nouveau nationalisme : la spécificité juive renie l’aspiration à l’universalité anarchiste [4], d’autres encore ne sont pas hostiles à l’idée d’une nation juive, mais ils estiment que le départ vers la Palestine n’est pas la meilleure des solutions : ils jugent le climat hostile [5] et pensent que la révolution sociale qui serait privée par le départ des juifs de nombre de révolutionnaires actifs. [6]
Le débat naissant s’estompe lorsque s’achève l’Affaire Dreyfus. Le mouvement libertaire maintient dans son ensemble un discours conventionnel et refuse, à ceux qui proposent un renouvellement de la pensée anarchiste, le droit de parler en son nom. Si la question du sionisme ressurgit périodiquement, elle est traitée de manière marginale, les anarchistes ne s’en préoccupent guère. Après la Première Guerre mondiale, les libertaires portent une attention plus soutenue aux événements internationaux, du fait de l’arrivée de militants anarchistes expulsés de nombreux pays. C’est seulement au cours des années 1930, que le mouvement anarchiste se penche à nouveau sur le sionisme. L’Encyclopédie anarchiste, dirigée par Sébastien Faure [7], qui paraît entre 1930 et 1934, comporte quatre notices ayant trait au sionisme (Israélites, Ghetto, Judaïsme et Sionisme). Ces articles développent une thématique identique : le sionisme est un mouvement généreux, qui permet d’échapper aux persécutions et qui par la colonisation agricole et les fermes collectives rend possible un développement égalitaire de la société, mais qui dans le même temps ajoute des barrières nationales, entrave à une possible révolution. Le discours libertaire n’évolue pas : le sionisme est une idée noble mais la révolution reste le premier des impératifs. Les libertaires ne conçoivent le monde que dans un processus révolutionnaire.
Les conflits de 1936-1939 en Palestine modifient le discours libertaire. Ainsi, Jules Chazoff [8] s’en prend violemment au sionisme à travers deux articles, qui paraissent dans Le Libertaire, dans lesquels il dénonce la mainmise des sionistes sur la Palestine et l’exploitation dont seraient victimes les Arabes. Pour lui, le soutien aux opprimés n’est qu’une des facettes de la lutte révolutionnaire, le sionisme représente à ses yeux un détournement de l’idée même de révolution. La parution du premier de ces articles provoque la réaction du Groupe anarchiste juif de Paris [9]. Ses militants rappellent, comme Bernard Lazare un demi-siècle auparavant, que le sionisme est une étape émancipatrice, prémices des révolutions futures. Ce sont les ultimes débats de l’avant guerre.
La naissance de l’État d’Israël
Dans l’immédiate après guerre, trois organes composent, pour l’essentiel, la presse libertaire : Le Libertaire, représentant de tous les anarchistes, Le Combat syndicaliste, d’orientation anarcho-syndicaliste et Ce qu’il faut dire, de tonalité pacifiste [10]. La naissance de l’État d’Israël suscite de nombreux articles. Les libertaires cherchent répondre aux questions liées à la guerre, aux enjeux internationaux, à la naissance d’un État, et corrélativement s’interrogent sur la possibilité d’une présence anarchiste au Proche-Orient.
Un article présenté comme un reportage effectué en Israel présente un panorama de la situation. L’auteur ne fait qu’évoquer la présence libertaire : Les anarchistes, eux, diffusent à Tel-Aviv des journaux en Yiddish d’origines diverses. Freie Arbeiter Stimme [11] (La Voix de l’ouvrier libre) et Der Freie Gedank (La Pensée libre) et également un périodique anarchiste en langue russe, édité par des émigrés
[12]. Pourtant les groupes anarchistes juifs sont nombreux et auraient dû représenter une source privilégiée d’information [13]. Ainsi le groupe anarchiste juif de Paris, « La Pensée libre », héritier du même groupe qui avant guerre portait le nom de L’Autodidacte, dont Samuel Schwartzbard [14] était membre, édite de 1949 à 1963 un bulletin du même nom. Ce groupe d’une vingtaine de militants est composé notamment de Jacques et Rosa Doubinsky, David et Golda Stettner, et de Nikola et Léa Tchorbadieff-Kamener. Si comme les autres militants, ils éprouvent une défiance à l’égard du nouvel État, celle-ci est nettement moins marquée et est compensée par une vive sympathie pour les kibboutz. Cette méfiance relative à l’égard du nouvel État disparaît, les militants du groupe juif estiment que l’État d’Israël représente finalement une terre d’accueil possible en cas de nouvelles persécutions [15]. Certains des militants partent s’installer en Israël où ils participent à la fondation d’un journal, Problemen [16], dirigé par Alexandre Thorn et Yosef Loden, et dont l’un des principaux correspondants est David Stettner. Cependant, ce groupe reste en marge de l’anarchisme officiel comme en témoigne la non prise en compte de leur position dans la presse libertaire.
La guerre et la naissance d’un État sont les éléments qui par définition heurtent les anarchistes. Mais face à cette réalité nouvelle, les militants sont dans l’obligation de prendre position. Après l’utilisation des éléments traditionnels, comme le pacifisme et l’athéisme qui représentent deux des fondements de la pensée anarchiste, une analyse de l’actualité se greffe sur le discours libertaire. Ainsi la situation géographique et le ferment antireligieux sont réinvestis pour justifier une prise de position pacifiste : Le sang coule en Palestine où l’on se dispute une étroite bande de terre brûlée par le soleil, une terre qui ne doit son prestige qu’au témoignage illusoire de cette escroquerie mystique qui en fit la terre promise [...] Pourtant le Brésil est un pays exceptionnellement doué sous le rapport de la fertilité du sol
[17]. Ce discours ancien se combine avec celui du refus de la guerre auquel s’ajoute un thème nouveau, le danger des rivalités internationales et des concurrences impérialistes. Lors de l’entrée dans la guerre froide, les anarchistes ten-tent de mettre en pratique la théorie du troisième front, imaginée pour refuser les dictats et les volontés hégémoniques de l’Union soviétique et des États-Unis : La grande guerre n’aura pas lieu. Mais nous avons l’espoir que dans un Proche Orient pacifié grâce à un équilibre des forces et à une conjoncture impérialiste favorable, les forces sociales déviées de leurs buts essentiels vers des objectifs raciaux et nationaux, se réveilleront [...] Car, entre le
[18]. Le militant qui signe cet article et qui théorise cette pratique du troisième front a l’un des itinéraires les plus originaux de l’anarchisme. Son nom d’emprunt le plus connu est Louis Mercier [19]. Il est parti combattre en Espagne dans la colonne Durruti, en juillet 1936 ; déserteur au début de la Seconde Guerre mondiale ; il s’engage dans les Forces Françaises Libres en 1942, où il travaille pour le service d’information de Radio Levant à Beyrouth. Après la guerre, il participe à la création de Force ouvrière et au Congrès pour la Liberté de la Culture. Il est l’un des militants le mieux informé de la situation au Proche-Orient. Si Mercier met en avant la théorie du troisième front ses attaques sont essentiellement tournées contre les visées de Moscou : Schalom
des communautaires juifs et le Salam
des cultivateurs arabes, il n’est de différences qu’à Londres, à Washington ou à MoscouPendant des années les communistes ont mené une campagne contre les
. Il met en garde par cet article les militants contre des jugements trop hâtifs : fascistes
[20] juifs, disciples de Jabotinsky, mais aujourd’hui ils donnent une grande place à l’action de l’Irgoun Zvai Leumi dirigés contre la Grande-Bretagne. Toute lutte contre Londres est présentée par Moscou comme une lutte progressiste [21]Nous connaissons d’authentiques militants révolutionnaires juifs qui agissent dans les groupes terroristes parce qu’ils défendent en premier lieu leur droit à l’existence [...] Si les meilleurs Arabes et les meilleurs Juifs en sont à se replier sur des positions et des activités nationalistes, c’est parce qu’il n’existe dans le monde aucune internationale ouvrière et révolutionnaire capable de présenter aux écrasés un espoir, une foi, une issue [22]
. Son article a une triple valeur : informer les libertaires des événements, mettre en lumière la complexité de la situation et en même temps rechercher une cohérence avec une analyse libertaire.
Son point de vue n’est pas partagé par l’ensemble des militants libertaires. Nombre d’entre eux voient dans le conflit la naissance d’un État, source de guerre : En Palestine, l’État apporte l’indiscutable preuve qu’il provoque la guerre du fait même de sa présence [23]
. Ils refusent de choisir un camp dans une guerre qui somme toute n’oppose que deux nationalismes : Seul le rejet de tout nationalisme et l’entente libre et fraternelle des populations travailleuses pourront sauver la Palestine de la barbarie qui va en s’étendant [24]
. Cependant, dès la fin de la guerre le discours de Mercier est à nouveau normatif. Le nouvel État possède les caractéristiques classiques de tout État avec une bourgeoisie et un système capitaliste en plein développement. Mercier fonde encore ses espoirs dans les kibboutz, possible contre-poids important aux volontés capitalistes ou à l’envahissement de l’État [25]. Si la guerre et le nouvel État génèrent des protestations, des méfiances et des regards critiques, les kibboutz passionnent les anarchistes.
Les kibboutz, une société idéale
Les expériences de travail collectif sont depuis toujours pour eux le lieu d’expérimentation de la société future. Les kibboutz deviennent alors une terre d’imagination, un nouveau rêve. De nombreux articles rendent compte des séjours, des installations et du caractère libertaire – réel ou imaginée – des collectivités agricoles. Ainsi les témoignages sont nombreux tant dans la presse libertaire française que dans la presse anarchiste internationale. Le Libertaire s’en fait l’écho. George Woodcock [26] exprime sa vive sympathie pour les « collectifs palestiniens » qui ont mis : en application la théorie anarchiste : la décentralisation et la suppression du profit individuel
. Quelques mois plus tard, Jean Maline analyse, l’ensemble des formes de travail collectif et des progrès du travail collectif qui là sont l’illustration pratique des théories anarchistes de chacun selon ses moyens. A chacun selon ses besoins
[27]. Quelques militants de diverses origines, nombre de militants juifs mais également des espagnols, s’installent en Israël et travaillent dans les kibboutz. Ces derniers deviennent le moyen d’information privilégié pour les libertaires. Elie Barnavi rapporte l’itinéraire d’un certain Ramon, militant anarchiste espagnol. Il arrive en Palestine en 1948, participe aux combats de la guerre d’Indépendance dans une brigade composée d’immigrants de divers nationalités dont quelques libertaires. Ces militants se dispersent et s’installent respectivement dans différents kibboutz [28]. Parallèlement d’autres militants arrivent en Israël, souvent pour des raisons familiales. C’est le cas de Joseph Ribas, militant de la Confédération nationale du travail, qui participa à la guerre civile espagnole, où il fut grièvement blessé. Après être resté plus de dix ans en France, il part avec sa femme et ses deux enfants pour Jérusalem puis s’installe dans le Kibboutz Hahotrim, au Sud de Haïfa, où il retrouve, selon son témoignage, le même mode de vie que durant la Révolution espagnol [29]. C’est à partir des témoignages de ces libertaires que Gaston Leval [30] et Augustin Souchy, militants de renom, donnent à la presse libertaire espagnole en exil de nombreux de renseignements sur les conditions de vie dans les kibboutz. Augustin Souchy se rend en Israël en 1952. Il publie un livre Le nouvel Israël, un voyage dans les kibboutz [31]. Dans lequel, il compare les kibboutz aux collectivisations espagnoles. Les anarchistes individualistes, adeptes de la révolution sexuelle, publient un reportage sur « La famille, l’enfant et les relations sexuelles dans les kibboutz » [32]. Ce mouvement est amplifié par d’autres récits de séjours. Le Combat syndicaliste livre durant six mois un reportage sur cette société naissante [33]. Dans son compte rendu de voyage, l’auteur dresse un tableau emprunt d’une sympathie affichée, s’attachant à décrire les réalisations et les acquis sociaux conquis par l’Histradrout.
Les kibboutz, et de manière plus générale les formes de travail collectif, sont mis en valeur, idéalisés au point d’en faire des sociétés libertaires à part entière. Au-delà de la méfiance que les anarchistes conçoivent pour un État, force est de constater que les anarchistes ont de facto reconnu la naissance de l’État d’Israël, même si par la suite la critique de l’État hébreu est plus acerbe. Plusieurs facteurs expliquent cette reconnaissance, les kibboutz en sont l’élément déterminant. La naissance d’un État et l’affirmation du nationalisme juif – au-delà du discours anti-étatiste et antinationaliste affiché – n’est finalement pas un obstacle à la reconnaissance d’Israël et de sa légitimité. En effet, l’objectif est le dépassement du cadre national et étatique né d’une vision quasi théologique et millénariste de l’évolution des sociétés. Cependant cette reconstruction de la société selon un imaginaire qui néglige les réalités au profit de la construction d’idéaux-types, dont les kibboutz sont la pierre angulaire, permet aux anarchistes d’éviter de se poser réellement la question de la naissance d’un État et de l’adhésion des populations à cette forme de société. Ils passent par cette non réflexion volontaire au dessus des interrogations qui remettraient en cause les fondements traditionnels de l’anarchisme. Il est également notable qu’à la différence des autres groupes de l’extrême gauche, les anarchistes n’aient pas calqué leur discours sur celui du parti communiste, ni créé une mythologie révolutionnaire anti-impérialiste.