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L’Ami du Peuple n°17, 30 août 1793 : « Députés et sans-culottes »

samedi 15 juin 2019, par Partage Noir (CC by-nc-sa)

Nous aurons des subsistances et, malgré l’espèce de disette qu’on éprouve dans ce moment-ci, malgré les inconvénients qu’elle entraîne après elle, quant à la qualité du pain et la perte du temps, le peuple toujours pur ne déviera pas du sentier de la révolution, et plus il fait de sacrifices pour sa liberté, plus il en sentira le prix et moins il lui sera possible d’anéantir en un instant l’ouvrage de quatre années de travaux, de fatigues et de peines.

Je suis bien loin de penser comme quelques-uns de nos écrivains patriotes l’ont écrit, que ce sont les Autrichiens qui s’attroupent tous les matins aux portes des boulangeries ; sans doute il s’y glisse des mal-intentionnés qui, par de discours inciviques, font tous leurs efforts pour porter le peuple à la révolte ; mais je me suis assez approché de ces rassemblements pour reconnaître que la masse de ceux qui les composaient était la classe utile, laborieuse, indigente et patriote.

L’homme riche, l’égoïste, le célibataire, l’homme de cabinet ne va pas sacrifier à la porte d’un boulanger trois ou quatre heures de son temps ; il va chez le restaurateur, assouvir sa faim, à des heures réglées ; les uns et les autres ne s’aperçoivent pas des malheurs de la circonstance, et lorsqu’ils sortent du salon d’un traiteur, le ventre arrondi, l’estomac plein, ils ne conçoivent pas comment, sans avoir des intentions perfides, on peut rester trois heures à la porte d’un boulanger, pour acheter à son tour le pain de quatre livres qui doit nourrir toute une famille.

Législateurs, c’est dans ces rassemblements que vous entendrez souvent de grandes vérités, ou que vous apprendrez à la connaître. Levez-vous à trois heures du matin, allez prendre votre rang parmi les citoyens qui assiègent la porte des boulangers, là vous distinguerez le langage du mal-intentionné, des accents douloureux du malheur et du besoin ; vous verrez qu’au travers de quelques murmures, le peuple patient, généreux et bon supporte avec constance un malheur qui, sous le despotisme, lui aurait fait lanterner [1] cent mille prévôts des marchands, parce qu’il a calculé les maux qu’une révolution entraîne nécessairement après elle, et qu’il a senti que quelques sacrifices qu’il fasse, il ne pouvait payer trop cher son bonheur à venir, celui des générations futures, et sa liberté.

Ne vous éloignez pas du peuple, on ne peut que gagner à le voir de près, et trois heures de temps passées à la porte d’un boulanger, formerait plus d’un législateur, que quatre années de résidence sur les bancs de la Convention.

Jadis on disait aux despotes : sire, entrez dans les chaumières et ne fuyez pas le spectacle de l’indigence, elle vous donnera de grandes leçons pour gouverner.

Moi, je vous répéterai sans cesse : approchez-vous souvent du peuple ; ne vous méconnaissez pas dans le poste où il vous a placé. Eh ! Pourquoi suis-je obligé de vous faire les leçons qu’on donnait aux tyrans ?

Pourquoi cette apostrophe me demanderez-vous ? Vous rue flattez le peuple que quand vous en avez besoin, et vous le dédaignez lorsque vous n’en avez que faire ; vous refusez l’entrée de la barre aux pétitionnaires, ou vous les recevez avec humeur ; il semble que toute la sagesse humaine est renfermée dans le lieu de vos séances, lorsque vous y êtes ; lorsqu’on vous demandait avec énergie le décret d’accusation contre les trente-deux [2], avec quels transports receviez-vous dans votre sein les pétitionnaires, à présent au contraire : les femmes républicaines révolutionnaires [3], dont vous vous rappelez sans doute les services pendant le temps de l’insurrection, demandent l’entrée de la barre, le président la leur refuse. Une autre députation, venue après elle, est admise avant elles ; révoltées d’une injustice aussi criante, elles parviennent cependant à la barre malgré l’opposition de vos huissiers, et lisent leur pétition ; quel était le but de cette pétition ? De demander qu’un ministre rende des comptes ; de vous demander la destitution des familles des nobles, qui trouvaient chez nos législateurs, des protecteurs et des amis ; et surtout la prompte organisation du conseil exécutif d’après la Constitution  [4].


L’Ami du Peuple - n°1 - 20 juillet 1793 : « Législateurs ! »   L’Ami du Peuple n°14, 23 août 1793 : « La violence populaire »



[1Lanterner : pendre à la lanterne.

[2Allusion aux 32 députés girondins évincés par les jacobins.

[3Club féministe de Claire Lacombe, voir l’introduction.

[4Allusion à la Constitution de 1793 qui ne fut jamais appliquée.