Il y eut, entre 1933 et 1945, une douzaine de tentatives d’attentats contre Hitler. Deux bombes seulement explosèrent, ratant de peu leur cible, la première le 8 novembre 1939 à Munich, la seconde au quartier général du Führer, la Wolfsschanze, le 20 juillet 1944. Tous les Allemands ont appris à l’école que l’auteur de l’attentat du 20 juillet était le comte Claus von Stauffenberg, devenu après la guerre un héros national en RFA, mais combien savent que la bombe qui manqua tuer le dictateur nazi en 1939 était l’œuvre de Johann Georg Elser, un simple ouvrier ayant agi seul et dont le nom aurait totalement disparu de la mémoire collective si un lot d’archives de la Gestapo, retrouvé par hasard dans les années 70, ne l’avait sauvé de l’oubli ?
LA VIE BANALE DE GEORG ELSER
Né à Hermaringen dans le Wurtemberg le 4 janvier 1903, fils d’un marchand de bois propriétaire de quelques hectares de forêt et demeurant à Königsbrönn, Georg quitte l’école en 1917 et trouve une place d’apprenti tourneur dans une fonderie locale. Après la guerre, son père, devenu alcoolique, doit vendre son affaire et ses parcelles pour éponger ses dettes.
Le jeune homme quitte la fonderie au bout de deux ans pour des raisons de santé et entre en apprentissage chez un menuisier. Il passe son certificat de maîtrise en tant qu’ébéniste en 1922 et obtient les meilleures notes de sa classe.
Décrit comme sociable mais peu expansif, Georg se passionne pour le travail des métaux et du bois. Il équipe un atelier, dans la cave de la maison familiale, où il répare des serrures, des meubles et des mécanismes d’horlogerie.
En 1925 il quitte Königsbrönn et va se faire embaucher dans les usines d’aviation Dornier, puis à Constance, dans une fabrique d’horlogerie. Il y travaille par intermittence durant sept ans jusqu’à ce que, l’entreprise ayant fait faillite, il connaisse le chômage durant quelques mois avant de retrouver du travail auprès des nouveaux propriétaires. Comme de nombreux jeunes hommes de sa génération, il est touché par la grande crise économique qui rend son existence précaire. Nous sommes en 1932, à la veille de l’arrivée au pouvoir du Parti national-socialiste.
Dans ses moments de loisirs, Georg joue de la cithare dans une association de danse folklorique. On ne lui connaît pas d’ami intime, mais de nombreuses conquêtes féminines. À l’une d’elles il fait un enfant, qu’il reconnaît.
Le jeune ouvrier horloger aura traversé la grande dépression sans trop de difficultés, travaillant tantôt autour du lac de Constance, tantôt à Königsbrönn. En période de chômage, il trouve à échanger le vivre et le couvert (agrémentés parfois des faveurs de la logeuse) chez des particuliers.
Il manifeste apparemment peu d’intérêt pour la politique. En 1920, adolescent, il avait adhéré au Syndicat des travailleurs du bois. Comme une bonne partie des ouvriers allemands, il vote communiste jusqu’en 1933. De 1928 à 1930 il prend sa carte au Röter Frontkämpferbund, un groupe satellite du Parti communiste (KPD), mais sa participation se borne à payer sa cotisation, acheter son insigne (mais pas l’uniforme) et assister à trois ou quatre réunions en deux ans. Il ne remplit aucune fonction particulière dans le groupe. De son engagement, il dira plus tard aux policiers : Je ne me suis jamais intéressé au programme du KPD. Dans les réunions il n’était question que d’augmentation de salaires, de l’amélioration des logements sociaux par le gouvernement et de choses de ce genre. Que ce fût eux qui formulassent ces demandes suffisait à m’orienter du côté communiste.
Doit-on le croire ou cherche-t-il surtout à n’impliquer personne ? Toujours est-il que Georg ne s’investit guère dans l’action militante.
Il est beaucoup plus assidu au groupe de danse folklorique. À partir de 1933, il cesse tout contact avec la politique mais devient membre d’un club de cithare et prend des leçons de contrebasse. Fin 1936, Georg Elser est embauché comme ouvrier non qualifié dans une usine d’armement à Heidenheim. Il monte rapidement en grade pour parvenir à un poste de responsable des expéditions au cours de l’année 1938. C’est à cette époque, alors que jamais sa vie n’a paru aussi stable, tranquille, anonyme, que Georg Elser décide de tuer Adolf Hitler.
L’ATTENTAT DU BÜRGERBRAÜKELLER
Le récit que nous avons du cheminement qui mena Georg Elser du non-engagement à la tentative d’assassinat du dictateur nazi nous vient des archives de la Gestapo. Rien, même la torture, ne put amener l’ouvrier devenu contremaître à reconnaître d’autres mobiles que des considérations fort simples et fort ordinaires, certainement partagées par des millions d’Allemands à la même époque.
La première et principale raison invoquée par Elser pour expliquer son geste est la certitude qu’Hitler conduit le pays à la guerre. Après les accords de Munich, il lui semble inévitable que les succès de la politique agressive de l’Allemagne la conduiront à formuler d’autres exigences et que l’aboutissement de cette surenchère ne peut être qu’un nouveau conflit armé. Ce point de vue, largement partagé par l’opinion européenne de l’époque, l’est aussi par bon nombre d’Allemands, qu’ils s’en réjouissent ou s’en désespèrent. Les autres griefs d’Elser contre le régime nazi et son chef ne sont pas plus originaux : les salaires trop bas (car contrairement à une légende tenace le niveau de vie des ouvriers de l’industrie en 1938 est toujours inférieur à ce qu’il était en 1929), et l’emprise de l’État nazi sur la vie privée des citoyens. Dans les procès-verbaux de ses interrogatoires, Georg Elser affirme avoir été persuadé que les ouvriers étaient exaspérés contre le gouvernement
et qu’il fallait faire quelque chose
. Il dit en avoir souvent discuté avec d’autres, des collègues, des inconnus rencontrés dans les trains ou les restaurants, qui partageaient ses idées. Par contre il ne peut donner aucun nom et soutient n’avoir jamais parlé à personne de ses projets.
Georg Elser n’est pas un fou, ni un exalté ; il n’est même pas d’un caractère enthousiaste. Une fois sa décision prise il va procéder comme l’ouvrier horloger qu’il est, avec méthode et précision. Il conçoit un plan, puis l’exécute méticuleusement jusqu’au bout.
À l’automne 1938, sa décision prise, Elser commence à dérober des explosifs par petites quantités à l’usine d’armement (il en détournera 250 paquets en un an). Il choisit le lieu de l’attentat : ce sera le Bürgerbraükeller, la brasserie munichoise où Hitler vient chaque année, les 8 et 9 novembre, pour célébrer l’anniversaire de la tentative de putsch du NSDAP en 1923. Georg se rend à Munich le 8 novembre, inspecte la salle, observe les mesures de sécurité, assiste à l’arrivée d’Hitler devant le restaurant puis reprend le train pour Königsbrönn.
À partir de mars 1939, peu après l’entrée des troupes allemandes en Bohème et en Moravie, Georg Elser démissionne de son emploi pour se consacrer exclusivement à son projet. Il se rend à nouveau à Munich, prend des mesures et des photographies du pilier de la brasserie dans lequel il a résolu de placer une bombe à retardement, tente sans succès de se faire embaucher au Bürgerbraü. Retourné chez ses parents, il travaille encore quelque temps comme carrier, ce qui lui permet d’augmenter son stock d’explosifs, puis cesse définitivement toute activité autre que la préparation de l’attentat.
Dès août, il s’établit à Munich. Pour expliquer l’atelier qu’il a installé dans sa chambre, il raconte à son logeur qu’il travaille à une invention dont il s’apprête à déposer le brevet.
Georg Elser se fond aisément dans la foule. Son apparence, ses manières, son comportement parfaitement ordinaire n’attirent pas l’attention. Son passé sans relief le met à l’abri des soupçons. Discret mais de tempérament sociable, serviable même, il sait qu’il doit accomplir seul son dessein et ne se confier à personne. Rien ne pourrait le trahir, sauf sa volonté.
Du 5 août au 6 novembre 1939, Georg Elser dîne tous les soirs au Bürgerbraü. À l’heure de la clôture il se cache dans un réduit, attendant que tous les employés soient partis et aient bouclé les portes. Il se met ensuite au travail pendant quatre heures, puis retourne dans sa cachette avant l’arrivée de l’équipe du matin et s’éclipse à l’arrivée des premiers clients. En trois mois il creuse dans le pilier de ciment un trou assez grand pour loger sa machine infernale, évacuant chaque matin les débris dans un sac et nettoyant les abords du pilier afin de ne laisser aucune trace. À force de travailler à genoux, il développe des plaies ouvertes qui l’obligent à consulter un médecin, mais finalement, le 6 novembre aux premières heures du jour, Georg Elser referme une dernière fois sur la bombe le panneau de bois enrobant le pilier qu’il démontait chaque soir et remettait en place chaque matin. Le panneau est doublé d’aluminium, pour qu’un clou planté là ne risque pas d’endommager le mécanisme d’horlogerie, et aussi de liège, pour étouffer le tic-tac de l’horlogerie. Les conteneurs d’explosifs sont reliés à deux pendules dont les aiguilles enroulent le fil d’acier qui déclenchera le triple détonateur. L’explosion doit se produire le 8 novembre à 21 h 20.
Georg Elser était un très bon ouvrier, mais pas un terroriste professionnel. S’il l’avait été, il aurait lu chaque jour les journaux, et aurait appris qu’Hitler avait annulé sa participation à la commémoration du putsch manqué. Elser aurait alors stoppé son travail et serait rentré à Königsbrönn. Mais il n’en sut rien, et ne sut pas non plus qu’Hitler s’était ravisé quelque temps plus tard.
Le 6 novembre, Georg quitte Munich pour se rendre chez sa sœur à Stuttgart. Il lui emprunte un peu d’argent pour prendre le train jusqu’en Suisse. Le lendemain, au lieu de filer tout droit vers la frontière, il ne peut s’empêcher de revenir se faire enfermer au Bürgerbraü pour vérifier une dernière fois le fonctionnement de son dispositif. Tout étant en ordre, il part pour Constance le 8.
Le train qui emportait le poseur de bombe vers la Suisse arriva en gare de Constance à 20 h 45. Georg se dirigea à pied vers la frontière en passant par les petites rues. Deux douaniers qui surveillaient leur portion de territoire depuis la fenêtre d’une école tout en écoutant la retransmission du discours d’Hitler l’interceptèrent. Comme son passeport était périmé, les fonctionnaires décidèrent de le fouiller. Dans ses bagages ils trouvèrent des vis et des boulons, une carte postale du Bürgerbraükeller, les adresses des usines d’armement dans lesquelles il avait travaillé, et aussi l’insigne du Röter Frontkämpferbund, frappé de la faucille et du marteau. Soupçonnant un déserteur ou un espion, les douaniers l’emmenèrent au poste de police. Je m’en suis voulu d’avoir manqué de prudence
, regrettera Georg après son arrestation.
À Munich, Hitler qui avait décidé d’écourter sa visite et terminé son discours à 21 h 07 se rendait à la gare lorsque la bombe explosa, à 21 h 20 comme prévu, tuant une serveuse, six membres de la « vieille garde » nazie, et blessant une soixantaine de personnes dont l’une devait mourir peu après.
Lorsque, vers minuit, la radio annonça l’attentat du Bürgerbraükeller et le bouclage des frontières, les policiers se souvinrent de la carte postale.
DE MUNICH À DACHAU
Transféré à Munich, Georg Elser niait farouchement toute participation à l’attentat. Le 13 novembre, le chef de la Gestapo présidant la commission d’enquête prit les choses en main. Il écouta les experts, apprit que la bombe avait été montée au ras du plancher, retourna à la prison, fit amener Elser et regarda les plaies de ses genoux. Au bout de quatorze heures d’interrogatoire musclé, le suspect, après avoir demandé quel châtiment encourait le responsable de l’attentat, avoua.
Les nazis refusaient d’imaginer qu’un simple ouvrier allemand ait pu, seul, mener à bien un attentat contre le Führer du Reich. Torturé, confronté aux membres de sa famille eux-mêmes persécutés (la Gestapo avait retiré à sa sœur Maria son fils Franz pour le confier à un établissement de rééducation), Georg Elser tint bon, refusant d’associer à son acte quelque groupe ou personne que ce fût. Il avait agi par conviction personnelle et sans aucune aide. Lui qui se souvenait avec une précision infaillible des noms et des adresses de tous les ateliers qui l’avaient employé se trouvait incapable de se rappeler des membres du Röter Frontkämpferbund. Un seul patronyme lui revint : c’était celui d’un camarade mort en 1930.
Quelles étaient ses motivations ? Depuis l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes, déclara-t-il, les salaires des ouvriers avaient baissé ; de plus les travailleurs ne pouvaient plus changer d’emploi librement et leurs enfants étaient enrôlés de force dans les Hitler Jugend [1]. À partir de 1938, tout le monde dans les milieux ouvriers avait la conviction que les chefs nazis menaient le pays à la guerre par leur politique d’annexions. Aussi, après avoir bien réfléchi, Georg Elser était parvenu à la conclusion que pour changer la situation, le seul moyen était d’éliminer le régime au pouvoir, c’est-à-dire Hitler, Goering et Goebbels. [...] Ces gens-là mis hors d’état de nuire, ils seraient remplacés par des hommes plus modérés, qui ne formuleraient pas d’exigences territoriales et auraient à cœur d’améliorer le sort de l’ouvrier.
Avait-il pensé à ce qu’il risquait ? S’ils me prennent, il me faudra subir moi-même le châtiment
s’était-il dit.
Regrettait-il son acte, demandèrent les gestapistes, tout en projetant à l’horloger du Wurtemberg le film des funérailles des victimes de l’attentat ? J’ai changé d’avis
répondit Elser (ici il faut se souvenir que les coups pleuvent sur le prisonnier, qui se cramponne à l’essentiel : n’impliquer personne). Je suis convaincu que mon plan aurait abouti si j’avais conçu les choses correctement. Comme il n’a pas abouti, je crois qu’il ne pouvait pas aboutir et que mon point de vue était erroné.
L’Allemagne venait d’entrer en guerre contre la France et l’Angleterre : les journaux allemands firent donc de l’ouvrier résistant un agent anglais. Hitler, qui pensait clore la guerre à l’Ouest par un procès des dirigeants britanniques à Londres, garda Elser pour y servir de témoin, et le fit enfermer dans le camp de concentration pour « prisonniers de marque » de Sachsenhausen.
Lorsqu’il devint évident que le procès de Londres n’aurait jamais lieu, Georg Elser perdit tout intérêt pour les dirigeants du Reich. Transféré à Dachau en 1944, il y fut assassiné sur ordre de Himmler le 9 avril 1945, en même temps que d’autres résistants, à quelques jours de la libération du camp et de la fin de la guerre. À la veille de succomber, les chefs nazis avaient fait de l’élimination des résistants déportés une priorité absolue.
LA DESTINÉE POSTHUME D’UN RÉSISTANT
Georg Elser ne militait dans aucun parti politique. Il n’était pas membre d’une Église ou d’un groupe quelconque. Il n’était pas juif. Rien dans son existence antérieure à 1938 ne permet de le qualifier d’asocial ou de marginal. Il ne s’agit évidemment pas d’un déséquilibré, d’un inconscient, d’un suicidaire. Aucun mobile d’ordre privé ou personnel ne permet non plus d’expliquer son acte.
Elser agit seul, mais il n’est pas un solitaire. Il n’adhère à aucun parti, mais son comportement n’est pas neutre pour autant : les interrogatoires de ses proches montrent qu’à partir de 1933 et de la prise de pouvoir par les nazis, il refuse de saluer la Swastika et quitte la salle sur le champ s’il se trouve dans un lieu où l’on diffuse un discours d’Hitler (ce comportement, s’il témoigne d’un courage peu commun, car il pouvait le conduire tout droit en camp de concentration et à la mort, prouve également que Georg Elser ne pouvait en aucune manière être un conspirateur membre d’un réseau ou d’une organisation structurée). Une fois sa décision prise, il déploie dans la préparation de l’attentat les compétences professionnelles d’un ouvrier qualifié habitué au travail de précision : organisation, méthode, sens pratique, minutie... Il se sert instinctivement de ses moyens naturels, la sociabilité et l’apparence ordinaires, pour se fondre dans la foule et passer inaperçu.
Le plus étonnant, qui a contribué largement à ce que la qualité de résistant ne lui ait été reconnue que très tardivement, c’est la volonté quasiment surhumaine dont fit preuve ce combattant atypique. Seul, entouré d’ennemis, sans le soutien moral que l’on puise dans l’appartenance à un groupe, sans espoir de reconnaissance, sans aucun confident pour le soutenir dans les périodes de doute, il a mené son projet pendant une année entière sans jamais dévier de son objectif, surmontant tous les obstacles pour terminer ses préparatifs exactement au jour J. L’explosion s’est produite comme prévu et si l’attentat a échoué, c’est en raison de circonstances qu’Elser ne pouvait ni prévoir ni empêcher. À treize minutes près, son acte individuel aurait changé le cours de l’Histoire.
Après son arrestation, sans illusion sur le sort qui l’attendait, sans rien à défendre que son propre honneur, où trouva-t-il les ressources morales pour refuser de prononcer les phrases qui, à défaut de le sauver, auraient abrégé ses souffrances ?
Après la guerre, la RDA stalinienne célébra la résistance communiste à l’exclusion de toutes les autres. Dans la RFA, dénazifiée seulement en apparence, l’opinion publique continuait à considérer les résistants comme des traîtres, mais la réintégration de l’Allemagne dans le concert des nations et la réhabilitation du peuple allemand passaient par une reconnaissance et une valorisation historique des mouvements d’opposition. Les discours officiels et les livres d’histoire firent une large place à la soi-disant résistance des Églises, aux figures emblématiques de Sophie et Hans Schöll [2], et surtout aux militaires. L’attentat du comte von Stauffenberg fut longtemps présenté comme le seul fait notoire de résistance au nazisme. L’action des partis de gauche était purement et simplement occultée. Il fallut attendre la réunification de l’Allemagne pour que se dessine un panorama plus équitable des mouvements d’opposition et de résistance.
Comme il n’était d’aucune obédience, Georg Elser ne fut réclamé par personne. Bien plus, les survivants et les analystes de la résistance, à l’instar des chefs de la Gestapo, ne voulurent pas croire qu’un simple ouvrier ait pu seul imaginer et commettre un attentat contre le Führer tout puissant. La seule explication qui parut plausible aux historiens fut que Georg Elser avait été manipulé par les nazis, et certains opposants, tel le pasteur Niemöller, lui-même survivant du camp de Sachsenhausen, donnèrent crédit à cette calomnie. Toutes les demandes d’indemnisation déposées par la famille d’Elser pour les persécutions subies pendant la guerre furent rejetées jusqu’en 1958, date à laquelle le beau-frère de Georg obtint 113 marks pour les trois mois qu’il avait passés en prison à la suite de l’attentat. En 1970, l’association des Victimes du régime nazi (VVN) reconnut enfin Georg Elser pour un des siens, après qu’un chercheur eût retrouvé dans les archives de la Gestapo le procès verbal des interrogatoires du « poseur de bombe », et vingt-sept ans passèrent encore avant qu’en 1997 le Mémorial de la résistance allemande rende justice à l’horloger de Königsbrönn en organisant une exposition rappelant sa vie et sa résistance héroïque.
Pourquoi Georg Elser ? Pourquoi cet homme résista-t-il alors que des millions d’autres se soumettaient ? Georg ne correspondait à aucun des stéréotypes du sympathisant nazi : trop jeune pour avoir fait la guerre, trop vieux pour les feux de camp des jeunesses national-socialistes ; ni chômeur, ni bourgeois épargnant, il était un ouvrier qualifié, la catégorie sociale la moins polluée par le national-socialisme. Célibataire, sans attaches, sans patrimoine, il avait moins à perdre que d’autres... hors la vie. Évidemment, aucune de ces qualités ni toutes celles-ci réunies ne peuvent expliquer en quoi que ce soit pourquoi et comment Georg Elser fut capable de ne rien céder quand tous entraient dans la compromission et que la majorité glissait vers la collaboration active.
C’est peut-être ici que se trouve une partie de la réponse. Georg n’a jamais mis le doigt dans l’engrenage. Son opposition n’est pas intellectuelle, elle est morale. Il ne transige pas ; ouvrier, syndiqué, pacifiste, le nazisme est pour lui un ennemi, instinctivement. Adolescent, il a grandi dans une société ravagée par la guerre et elle est restée pour lui la catastrophe par excellence. L’arrivée au pouvoir d’Hitler ne modifie pas son comportement d’homme libre. Quel que soit le risque, il ne peut pas saluer le drapeau à la croix gammée ni écouter les discours haineux du Führer. Georg Elser aurait pu se faire arrêter pour cette conduite insolente. Il ne l’a pas été, et cela montre au moins que certains espaces d’expression publique pouvaient encore exister après l’arrivée au pouvoir des nazis. Lorsque la menace de guerre se précise, Georg analyse que le seul moyen de s’en sortir est de tuer Hitler. Ce raisonnement, beaucoup le font sans doute parmi les Allemands de 1938, mais aucun ne passera à l’acte, car tous sont déjà entrés dans une spirale de soumission d’où l’on ne revient pas.
Celui qui, plus que tout autre Allemand, méritait le qualificatif de résistant, subit un demi-siècle d’ostracisme avant de se voir lavé de la calomnie. Aujourd’hui encore son nom est à peine cité dans des ouvrages qui prétendent faire l’inventaire des oppositions et des résistances
au nazisme [3]. Ceci montre à quel point la destinée de cet homme ordinaire a été et reste difficile à comprendre pour les autres hommes ordinaires. Des personnages hors du commun tels que Louise Michel ou Marius Jacob ont fait de leur vie un monument de révolte et de courage. L’ouvrier du Wurtemberg n’est pas ni révolté, ni héroïque. En cela, chacun de nous peut s’identifier à lui. Mais ce simple citoyen, à sa façon, a lui aussi repoussé les limites connues de la volonté humaine, et son geste nous renvoie implacablement à cette douloureuse question : qui d’entre nous aurait eu le courage de Georg Elser, héros oublié de la classe ouvrière ?
Badia, Gilbert, Ces Allemands qui ont affronté Hitler, Éditions de l’Atelier, Paris, 2000.
Levisse-Touze, Christine & Martens, Stefan (dir.), Des Allemands contre le nazisme, Oppositions et résistances 1933-1945, Actes du colloque franco-allemand organisé à Paris du 27 au 29 mai 1996, Albin Michel, Paris, 1997.
Sandoz, Gérard, Ces Allemands qui ont défié Hitler, Histoire de la Résistance allemande, Pygmalion, Paris, 1995.
Stern, J-P, Hitler, le Führer et le peuple, Flammarion, Paris, 1985.
Un attentat contre Hitler. Procès verbaux des interrogatoires de Georg Elser, traduction et présentation de Bénédicte Savoy, préface de Gilles Perrault, Solin-Actes Sud, Arles, 1998.
Une autre version de cet article est parue dans la revue Courant Alternatif n° 150, mai 2005.