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L’influence kropotkinienne en Asie orientale

jeudi 24 octobre 2024, par Philippe Pelletier (CC by-nc-sa)

Kropotkine est certainement le plus connu des théoriciens anarchistes à l’échelle du monde. Sa notoriété franchit les aires classiques de l’anarchisme (Europe, Amérique) et va jusqu’en Asie orientale : Chine, Japon, Corée. Son rayonnement est d’ordre théorique, il dépasse même les rangs spécifiquement anarchistes pour atteindre certaines franges de socialistes ou d’intellectuels. Il est également d’ordre pratique.

La pensée de Kropotkine en Chine

— Le groupe de Paris et « Le siècle nouveau ».

En fait de Chine, c’est de Paris qu’il faut partir. Là réside au début du siècle un groupe d’étudiants chinois d’origine bourgeoise qui sont influencés par le climat social et intellectuel d’une C.G.T. d’action directe et qui en viennent à s’intéresser aux idées progressistes puis anarchistes.

Li Shih-tseng (1881- ?), Wu Chih-hui (1884-1954), Chang Ching-chiang (1877-1950) et Ch’u-Min-i (1884-1946) lancent en juin 1907 un hebdomadaire intitulé Le siècle nouveau (Hsin Shih-chi). Ils y présentent en particulier la pensée de Kropotkine qu’ils viennent de découvrir (Li a traduit L’appel aux jeunes gens l’année précédente). Le sous-titre espérantiste de la revue est plus précisément La tempoj novaj : c’est une référence directe à la revue Les temps nouveaux animé par les anarcho-communistes, dont Kropotkine. L’aide mutuelle, traduite par Li, est publiée en série.

Li est le ferment intellectuel du groupe tandis que Wu, l’ainé, assure en quelque sorte le leadership. C’est un biologiste. Il est enthousiasmé par la science moderne, alors étiquetée d’« occidentale », et il est animé d’un sens moral très strict, très rigoureux. Ces deux traits le rapprochent incontestablement du Kropotkine géographe et anarchiste, futur auteur de L’Ethique.

Liu Shih-fu

Liu Shih-fu.

Le « groupe de Paris » et Le siècle nouveau ont en Chine un impact fondamental sur la jeunesse progressiste. C’est à la lecture de la revue que Liu Shih-fu (1884-1919) fait la connaissance de l’anarchisme, dont il sera considéré comme le père en Chine, et notamment de la pensée kropotkinienne. Il introduit celle-ci dans les deux revues qu’il anime successivement dans la région de Hong-Kong Le cri du coq dans la nuit (Hui-ming hu) puis La voix du peuple (Min-sheng). En 1915, il publie La conquête du pain en espéranto. Le manifeste Qu’est-ce que l’anarcho-communisme qu’il lance en 1914 évoque Kropotkine en citant sa définition de l’anarchisme : l’absence d’autorité . Selon plusieurs historiens, Liu Shih-fu est le premier à avoir défini l’anarchisme et le communisme en Chine (donnant ainsi leur équivalent dans la langue et l’écriture chinoises). Il s’est pour cela appuyé sur les explications de Kropotkine.

Selon l’historien japonais Nohara Shirô, on peut considérer qu’après la révolution de 1911 et, surtout, après 1915, l’année où mourut Liu Shih-fu et où débuta le Mouvement culturel du 4 mai, l’anarchisme avait abandonné les groupes de terroristes individualistes pour la théorie d’aide mutuelle de Kropotkine, considérée comme un corpus théorique systématique, rejetant toute forme d’autorité comme non-scientifique, réclamant la liberté absolue et aspirant à la construction d’une société utopique idéale.

— Le groupe de Tôkyô.

Simultanément, des étudiants chinois partis au Japon font la connaissance de l’anarchisme par l’intermédiaire des compagnons japonais Kôtoku Shûsui puis Osugi Sakae (cf. infra) : c’est le « groupe de Tôkyô », également en contact avec le « groupe de Paris ».

Liu Shih-p’ei

L’un d’entre eux, Liu Shih-p’ei (1884-1919), qui a reçu une solide éducation classique, s’intéresse dès son arrivée au Japon en 1907 aux idées de Kropotkine par l’intermédiaire de la question du darwinisme. Dans la revue spécifiquement anarchiste qu’il anime, Le journal de la justice naturelle (Tien-i Pao), qui reprend d’ailleurs bon nombre d’articles du Siècle nouveau, il pose le débat et tente un rapprochement entre le concept confucéen de « jen » et celui, kropotkinien de l’aide mutuelle .

— L’anarcho-syndicalisme kropotkinien.

Avec l’éveil progressif du mouvement ouvrier, la pensée de Kropotkine sort de sa gangue plus ou moins élitiste, souvent confinée aux étudiants d’outre-mer. Elle dépasse également les groupes néo-ruralistes influencés par Tolstoï ou par certaines idées de Kropotkine et imités de leurs épigones japonais du Mouvement néo-villageois (cf. infra).

A dire vrai, les étudiants tiennent toujours un rôle important. Mais cette fois-ci le combat idéologique et militant a lieu en Chine et en contact avec la masse. Liu Shih-fu, mort prématurément, avait ouvert le chemin. Ch’ü Sheng-pai (1893-1973) est anarcho-syndicaliste. Membre de la Société de la réalité (Shih she) formée autour d’étudiants de l’université de Pékin, c’est lui qui « convertit » en 1919 un certain Mao-ze Dong à l’anarchisme alors qu’ils sont tous les deux étudiants dans la capitale.

Ch’en Tu-hsiu

La polémique que Ch’ü engage avec Ch’en Tu-hsiu (1879-1942), le secrétaire du tout nouveau Parti communiste chinois fondé en juillet 1921, est traversée par les références à Kropotkine. Pour Ch’en, l’adoption d’un système kropotkinien de communes libres et fédérées après la révolution victorieuse à la place d’une dictature du prolétariat léniniste ne peut que conduire à un retour des capitalistes. Ch’ü Sheng-pai réplique en prônant une combinaison tactique, stratégique et idéologique de la grève générale et des principes kropotkiniens d’aide mutuelle et de fédéralisme. Notons incidemment que Ch’en qui n’eut de cesse de combattre l’influence anarchiste, ceux qui refusaient d’obéir au parti ou qui ne voulaient pas croire que « la coercition pouvait être utilisée pour le bien si elle était placée en de bonnes mains », et qui avait — ironie du sort — ses deux fils anarchistes, fut purgé du parti et exécuté par le gouvernement en 1942.

Kropotkine et Li Ta-chao.

D’une manière générale, tout le combat idéologique entre marxistes et anarchistes en Chine passe inévitablement par Kropotkine.

Li Ta-chao (Li Dazhao)

C’est encore le cas avec Li Ta-chao (Li Dazhao) (1889-1927). Idéologue marxiste, l’un des futurs fondateurs du P.C.C., il confond tout d’abord l’anarchisme avec le terrorisme puis découvre la pensée de Kropotkine. Cela provoque un infléchissement dans ses écrits. Il joint la théorie de l’entraide à celle de la lutte des classes (en particulier l’article paru dans le numéro 29 de la Semaine critique du 6 juillet 1919) et saupoudre le tout de références à l’évolutionnisme kropotkinien. C’est assez pour parler d’ influences libertaires selon Wat Tyler et de (l’impossible) marxisme libertaire selon Gandini. Maurice Meismer, spécialiste de Li Ta-chao, contredit ces interprétations en mettant l’accent sur les fondements marxistes de celui-ci.

En fait, Li Ta-chao réalise plutôt un mélange entre marxisme et nationalisme, sorte de précurseur des tiers-mondistes d’aujourd’hui. C’est tout naturellement que, partant du pan-asianisme, il en arrivera au nationalisme chinois et, concrètement, à l’alliance avec le Guomintang.

Kropotkine et Ba-Kin.

Nouvelle boucle de l’histoire, c’est — dit-on — par le magazine kropotkinien de la Société de la réalité, intitulé Notes sur la liberté (Tzu-yu lu), que le futur écrivain Li Fei-Kan (né en 1904), et plus connu sous son pseudonyme de Ba-Kin, fait la connaissance de l’anarchisme.

Ba-Kin

Ba-Kin (dont le nom provient, rappelons-le, de BAkounin et de Kro-potKIN) réalise la plupart des traductions de Kropotkine en chinois : L’Ethique lors de son séjour en France (1927-1928) et songe, après 1937, lors de son retour en Chine, de son séjour à Shanghai puis à Kunming (province du Yunnan), à un projet plus ambitieux d’œuvre intégrale. Lui et son frère apprennent spécialement le russe pour l’occasion. D’après Victor Garcia, seuls une dizaine de volumes sur les vingt prévus purent être traduits et publiés : Mémoires d’un révolutionnaire, Paroles d’un révolté (en 1948), La conquête du pain (en 1940), Champs, usines et ateliers, L’aide mutuelle, La littérature russe, La grande révolution, La science moderne et l’anarchie... ce qui est tout de même considérable, et l’essentiel de Kropotkine ! Toujours d’après Victor Garcia, Lu Chien Bo, un temps professeur d’histoire à l’université de Cheng Tu dans la province du Szechuan, a également traduit Kropotkine.

La chappe de plomb du maoïsme recouvre aujourd’hui l’œuvre comme le reste, mais il en demeure toujours des traces, en particulier à Hong-Kong. D’après des informateurs japonais, on trouverait même à nouveau Kropotkine dans certaines librairies de Chine populaire.

La pensée de Kropotkine au Japon

D’après l’historien allemand Hebert Worm, le nom de Kropotkine apparaît publiquement pour la première fois au Japon en 1882, dans une série d’articles de journal consacrés au nihilisme russe. L’écrivain Miyazaki Muryû lui accorde en 1884 une petite place dans un ouvrage portant sur le même thème. La presse l’évoque en 1883 à l’occasion du procès de Lyon et du soutien apporté par Victor Hugo. Kemuriyama Sentarô (1877-1954) le cite en 1902 dans son livre intitulé L’anarchie moderne, titre trompeur car recouvrant en fait une étude sur le nihilisme et le terrorisme, ce qui entretiendra longtemps la confusion.

Approches plus importantes — et plus rigoureuses —, Nishikawa Kôjirô (1876-1940), pionnier du mouvement socialiste au Japon, lui consacre une biographie la même année et la première revue véritablement socialiste, le Populaire (Heimin Shimbun, première version du 15.11.1903 au 21.01.1905) publie désormais des textes de Kropotkine, ou à son sujet. En 1904, Murata Sei (très probablement) traduit des extraits de L’aide mutuelle. Kutsumi Kesson sort une étude sur Kropotkine en 1906.

Kropotkine et Kôtoku Shûsui.

Kôtoku Shûsui.

Le déclic qui assure à Kropotkine la notoriété révolutionnaire et intellectuelle au Japon vient avec Kôtoku Shûsui (1871-1911). Kôtoku est le principal — et brillant — animateur du mouvement socialiste naissant. En prison au début de 1905, il lit Champs, usines et ateliers (envoyé des États-Unis par l’activiste Albert Johnson), livre qui accélère sa prise de conscience. Comme il le dit lui-même : Je suis entré en prison comme socialiste marxiste et j’en suis sorti comme radical anarchiste. (lettre à A. Johnson du 10.09.1905). Fait essentiel qui conditionnera l’évolution ultérieure du socialisme et qui donnera sa chance à l’anarchisme.

Yamakawa Hitoshi

Sur le navire qui l’emmène pour près d’un an en Californie (novembre 1905-juin 1906) Kôtuku lit Les mémoires d’un révolutionnaire, dont il racontera plus tard que le passage sur le conflit entre Marx et Bakounine au sein de la Première Internationale lui procura une profonde émotion. Il lit également en Californie L’État, son rôle historique, plus tard traduit en japonais par des émigrés aux États-Unis. Bien que notamment aidé par Yamakawa Hitoshi (1880-1958), qui traduit le chapitre sur le système salarial, Kôtoku met du temps à terminer la traduction de La conquête du pain, qui paraît finalement en 1909. Entretemps, Shirayanagi Shûko traduit L’anarchie, sa philosophie, son idéal, édité le 25.4.1906 par le Groupe d’études sur le socialisme.

— Kropotkine et Osugi Sakae.

Osugi Sakae

La prison joue de nouveau son rôle paradoxal d’université révolutionnaire. C’est là également (du 25.04.1907 à mai 1908) qu’Ishikawa Sanshirô (1876-1956), futur théoricien controversé et militant du mouvement anarchiste des années 30 et 40, exilé en Europe de 1913 à 1920 (où il se lie avec Paul Reclus), lit Mémoires d’un révolutionnaire et La conquête du pain. A sa sortie, il se proclame dorénavant anarchiste. C’est là encore (du 29.06.1907 à novembre 1910) qu’Osugi Sakae (1885-1923), futur animateur des mouvements anarchistes, socialistes et syndicalistes dans les années 20 après la machination étatique qui assassina Kôtoku en 1911, découvre les textes de Kropotkine. Il lit La conquête du pain, dont il traduira une partie pour Kôtoku, et L’aide mutuelle dans leur version étrangère.

Osugi est attiré par la dimension scientifique de Kropotkine. Il tente d’en faire un lien théorique entre Bergson et Sorel. Certes, il avouera plus tard être davantage attiré par la personnalité de Bakounine, mais il n’aura de cesse, parfois avec sa compagne Itô Noe (1895-1923) également anarchiste, d’écrire de nombreux articles sur Kropotkine (lesquels seront regroupés plus tard en volume) ou de les traduire : L’appel aux jeunes en mars 1907, L’aide mutuelle en 1917, Mémoires d’un révolutionnaire en 1920.

De droite à gauche : Ōsugi Sakae, avec Itō Noe et les éditeurs de Rōdō Undō, Tokyo, 1921

Osugi pose les fondements théoriques et pratiques de l’anarcho-syndicalisme au Japon. Il s’appuie sur l’exemple européen où les théories abstraites de Kropotkine sont devenues une réalité concrète dans les syndicats (déclaration en 1914). Dans les années 20, le mouvement syndicaliste et socialiste japonais est traversé par une virulente polémique entre anarchistes et bolchevistes. En juillet 1922, Osugi écrit : La politique des bolcheviks vis-à-vis des paysans sonne le glas de la révolution. C’est d’ailleurs ce que Kropotkine n’a cessé de répéter dans ses lettres où à ses amis venus le voir : les bolcheviks ont montré au monde entier comment il fallait ne pas faire la révolution.

Le rayonnement multiforme de la pensée kropotkinienne

Ishikawa Sanshirô

Kropotkine devient au Japon le théoricien anarchiste le plus traduit et le plus lu. En 1929, Ishikawa Sanshirô et d’autres anarchistes comme Nii Itaru (1888-1951) éditent les Œuvres complètes de Kropotkine en douze volumes.

La pensée kropotkinienne a de fait une grande influence. Ses interprétations sont néanmoins variées. Elles sont parfois paradoxalement contraires, y compris à l’intérieur du mouvement anarchiste.

La féministe Matsumoto Masae attaque ainsi l’esprit patriarcal de Kropotkine (et de Proudhon) alors qu’Ishikawa Sanshirô avait publié en juin 1908, dans la revue Femmes dans le monde (Sekai fujin), des extraits de Kropotkine critiquant la condition féminine et la famille (qu’Ishikawa appelle l’ennemi numéro un).

Arahata Kanson

Plus ambigu, Arahata Kanson (1887-1981), futur fondateur du Parti communiste japonais et alors proche des anarchistes, lance l’idée (sans suite) d’assassiner le Premier ministre Katsura Tarô (1847-1913) : dans un article de Pensée moderne (Kindai shisô) de juillet 1913, il s’appuie en termes voilés sur une référence à La morale anarchiste, une brochure de Kropotkine.

Plus confus et plus grave de conséquences, la pensée de Kropotkine est utilisée par les anarchistes pour soutenir des positions antagonistes. C’est l’époque des années 30 où s’opposent âprement les tenants de « l’anarchisme pure » (junsei anâkizumu) et ceux de l’anarcho-syndicalisme. Dans son pamphlet de 1927 intitulé Erreurs dans la théorie de la lutte des classes, Hatta Shuzô (1886-1634), traducteur de L’Ethique en 1928, écrit : L ’anarchisme a été remis sur pied grâce à Kropotkine qui a démontré la théorie de la valeur-travail prônée par Proudhon et Bakounine. Kropotkine a proposé un système de production fédéraliste qui nie le diktat du travail et qui est basé sur la consommation. C’est là le véritable anarchisme. Le syndicalisme, lui, a régressé en revenant à Proudhon. Son destin, c’est de se transformer inévitablement en marxisme. On le voit bien : la plupart des marxistes et des réformistes ne proviennent-ils pas du syndicalisme ?.

Kobû Yuzuru (1903-1961), non moins kropotkinien que Hatta et engagé dans l’édition des œuvres complètes, réplique en 1928 dans le journal Drapeau noir en se référant lui aussi à Kropotkine : Lutter sur le terrain économique, c’est lutter pour que le travail ait du pain. Le désir de conquérir plus de pain est en fait la source du socialisme moderne. Si le travailleur ne le ressentait pas, il n’y aurait pas besoin de lutte pour son émancipation. L’anarchisme est né de la lutte des travailleurs. Il n’y a pas d’autre anarchisme en dehors de cela.

Lorsque les deux parties réussiront à se mettre d’accord en mars 1934, il sera trop tard : les marxistes auront accompli leur hégémonie sur le mouvement populaire et le fascisme ne cessera de progresser avec la répression.

De son côté, Miyazaki Akira (1889-1977), pionnier du mouvement communaliste, anarchiste et insurrectionnaliste des Jeunesses rurales (Nônon seinen-sha) de 1931-1932, critique Kropotkine pour sa tactique syndicaliste mais affirme dans une tonalité très kropotkinienne la prépondérance des trois besoins économiques suivants : autosuffisance, égalité dans la production et la consommation, aide mutuelle.

Osawa Masamichi, traducteur contemporain de Bakounine, membre de la délégation japonaise au congrès anarchiste de Carrare en 1968, résume ainsi la place de la pensée kropotkinienne : elle constitue, avec l’anarcho-syndicalisme et le « terrorisme », l’un des trois piliers de l’anarchisme au Japon.

Kropotkine au-delà des anarchistes

Avant-guerre, l’influence kropotkinienne dépasse largement la sphère anarchiste. Elle s’étend à l’ensemble du mouvement socialiste. Elle gagne les intellectuels ou les artistes.

Nishikawa Kôjirô (1876-1940), socialiste de la première heure, chrétien, exprime son admiration pour Kropotkine (déclaration à la Bonjinsha du 20.11.1905), tout comme Yamaguchi Kôken (1883-1920), autre pionnier. Sakai Toshihiko (1871-1933), figure emblématique du socialisme japonais s’il en est se réfère à Kropotkine dans sa tentative de concilier théoriquement les différents courants socialistes.

D’après l’essayiste contemporain Kato Shûichi, l’écrivain Ishikawa Takuboku (1886-1912) se montre sensible aux idées de Kôtoku et fait de nombreuses citations, en anglais, des Mémoires d’un révolutionnaire de Kropotkine. S’il avait vécu plus longtemps, il est probable qu’il serait parvenu à l’anarchisme.

Arishima Takeo

L’écrivain philosophe tolstoïen Arishima Takeo (1878-1923), qui influence le mouvement littéraire « humanitariste » et le mouvement néo-communaliste des « Nouveaux villages », rencontre Kropotkine en février 1907 dans la banlieue de Londres.

Dans sa Bonne nouvelle annoncée aux paysans (Nômin no fukuin) publié en 1909, le socialiste Akabane Hajime (1875-1912) est clairement imprégné d’une approche kropotkinienne.

La revue d’art prolétarien intitulé Les semeurs (Tanemaku hito, 1920-1924) aborde plusieurs fois la pensée de Kropotkine.

Takamure Itsue

Alors sous influence anarchiste, Takamure Itsue (1894-1964), qui deviendra une historienne célèbre, évoque en 1930 L’aide mutuelle dans la revue Front féminin (Fujin Sensen).

L’exemple le plus significatif du rayonnement pris par la pensée de Kropotkine au Japon en dehors des anarchistes est certainement celui de « l’affaire Morito » en 1920.

Morito Tatsuo

Morito Tatsuo (né en 1888), professeur assistant en économie à l’Université de Tôkyô, publie en janvier 1920 dans la revue académique Etudes économiques (Keizaigaku kenkyû) un article intitulé « Etude sur la pensée sociale de Kropotkine ». Bien que critiquant certaines idées de Kropotkine ou l’utilisation de la violence, il reconnaît dans le communisme libertaire le prototype d’une société idéale et accepte l’idée d’y parvenir par des moyens pacifiques. Pour le pouvoir en place, et singulièrement pour le Premier ministre Hara Takashi (1856-1921), c’est déjà trop. En application de la (répressive) loi sur la presse de 1909, un procès condamne Morito à la prison plus une amende et son éditeur à une amende. L’historien américain Richard Mitchell considère cet événement comme précurseur, en un sens, des procès politiques de la décennie suivante, c’est-à-dire du fascisme triomphant.

La pensée de Kropotkine en Corée

Park Yeol et Kaneko.

Le mouvement anarchiste en Corée se situe objectivement à la charnière des mouvements chinois et japonais. Hormis le lieu de naissance et une revendication culturelle qui débouchera parfois sur du nationalisme, il est même difficile de l’en distinguer au niveau militant. Au Japon, des groupes nippo-coréens évoluent ensemble, comme le groupe « Futei-sha » ou le couple Park Yol (1902-1974) / Kaneko Fumiko (1905-1926). En Chine et en Mandchourie se forment dans les années 30 des fédérations sino-coréennes au territoire imprécis. Les courants idéologiques sont donc sensiblement les mêmes et c’est sans surprise que l’on retrouve l’influence de Kropotkine.

Shin Chae-ho

L’historien et essayiste coréen Shin Chae-ho (1880-1936), considéré comme l’un des pionniers de l’anarchisme en Corée même, est influencé par Kôtoku et, donc, par Kropotkine. La référence à L’aide mutuelle figure dans les principes de base de la Fédération anarchiste coréenne (transformée en Fédération anarchiste orientale en 1928) à laquelle il adhère lors de sa fondation en 1924, en Mandchourie.

Autre membre de la fédération, l’économiste Li Eul Kyû (1894-1972) recevra plus tard le surnom de « Kropotkine coréen ». Avec son frère Li Jung-Kyû (1897-1983), qui fait la connaissance des anarchistes japonais Iwasa Sakutarô et chinois Wu Chih-hui, il est le tenant d’un système de coopératives autogestionnaires. Après la guerre et le célèbre congrès anarchiste coréen d’Anwui (20-23.04.1946), les frères Li incarneront la tendance communaliste, ruraliste et coopérativise en opposition au courant nationaliste et électoraliste de Yu Lim.

congrès anarchiste coréen d’Anwui (20-23.04.1946)

L’interprétation micro-communautaire et fortement anti-citadine de la pensée kropotkinienne en Corée gèlera par contre l’émergence d’un véritable mouvement anarcho-syndicaliste, hypothéquant les chances d’une percée anarchiste dans le mouvement ouvrier renaissant aujourd’hui du côté sud.

D’après Victor Garcia, La conquête du pain est l’un des ouvrages anarchistes les plus lus avant-guerre au sein du mouvement coréen. Dans les rééditions actuelles, Kropotkine figure en tête (La science moderne et l’anarchie, 1973, traduction Lee Eul-kyû ; Aide mutuelle, 1982 et Champs, usines et ateliers, 1983, traduction Ha Ki-rak).

Les raisons du rayonnement de la pensée kropotkinienne en Asie orientale

On peut se demander pourquoi la pensée kropotkinienne rencontra un tel succès auprès des anarchistes orientaux (et même au-delà : on a vu le cas des intellectuels et des socialistes au Japon), alors que des textes comme ceux de Bakounine ou même de Malatesta étaient tout autant accessibles et qu’ils eurent beaucoup moins d’impact.

On peut esquisser deux types de raisons, d’ordre conjoncturel et structurel.

Kropotkine, contemporain connu.

Pour aussi mineur qu’il puisse paraître, le fait que Kropotkine lui-même soit contemporain de l’apparition des mouvements anarchistes dans ces régions et qu’il soit relativement célèbre (plus que Malatesta par exemple) est indiscutablement un facteur important. Certains anarchistes orientaux peuvent correspondre directement avec lui (comme Kôtoku Shûsui) ou même le rencontrer. Connu, productif, il est parmi les premiers traduits.

Au Japon, il bénéficie même de la réputation que le mouvement nihiliste russe rencontre logiquement dans un pays dominé par un absolutisme à maints égards comparable au tsarisme. La proximité de la Sibérie, le prestige de la culture russe et sa sensibilité proche (cf. l’exemple actuel du cinéaste Kurosawa Akira) facilitent également les choses.

Kim Shwa-Jin

Enfin, son aura de savant fait parler de Kropotkine jusque dans la presse bourgeoise. Surtout, elle crédite sa pensée auprès des pionniers de l’anarchisme en Asie qui sont souvent issus de couches intellectualisées et relativement aisées. Contrairement au mouvement espagnol qui a conjugué l’apprentissage pratique et théorique dès la Première Internationale, l’anarchisme en Asie est dès son origine un produit d’importation en quelque sorte, fatalement lié aux intellectuels marginalisés capables de le décrypter. Cela explique en partie le décalage dans le temps des mouvements sociaux d’obédience libertaire (pour le kropotkinisme : l’insurrection des Jeunesses rurales au Japon en 1930-1932 ou l’épopée de Kim Shwa-Jin en Mandchourie dans les années 30).

Mais l’anarchisme n’est pas que cela, sans quoi il n’existerait pas.

La pensée de Kropotkine coïncide en effet avec des caractères structurels propres à l’Asie orientale. Ajouté au caractère conjoncturel — un savant anarchiste contemporain et relativement connu —, ce facteur explique son succès. A tel point que la prise de position de Kropotkine sur la Première guerre mondiale n’engendre pas en Asie le même traumatisme qu’en Occident. C’est même un militant autrefois sympathisant anarchiste et devenu marxiste, Arahata Kanson (né en 1887, l’un des fondateurs du P.C.J.), qui porte au Japon le fer sur la question ! Certes la distance peut expliquer une perte d’intérêt dans cette affaire, mais pas seulement.

La théorie de l’aide mutuelle kropotkinienne et l’harmonie orientale.

La théorie scientifique de « l’aide mutuelle » et les positions contre le « darwinisme social » rencontre en effet un profond écho dans une aire culturelle imprégnée des valeurs taoïstes ou confucéennes. Une fois débarrassé de sa gangue immobiliste plaquée par les classes dirigeantes, le principe confucéen d’harmonie sociale naturelle est comparable à la vision socio-culturelle de Kropotkine, à « l’ordre moins l’autorité » suivant l’expression d’Elisée Reclus.

Imanashi Kenji

Au Japon, tout un courant de pensée dans les sciences sociales, symbolisé par le biologiste et anthropologue Imanashi Kenji (né en 1902), rejette encore aujourd’hui le darwinisme au nom de la prédominance naturelle et sociale du groupe et de son harmonie. Bien que revendiquée par une élite recherchant la légitimation d’une idéologie consensuelle, cette position est au niveau scientifique assez proche de celle de Kropotkine. Paradoxalement, ce sont des scientifiques marxistes comme le paléontologue Shoji Ijiri qui défendent le néo-darwinisme.

Il ne faut pas oublier que des anarchistes comme Kôtoku Shûsui ou les Chinois du « groupe de Paris » ont reçu une éducation classique : ils en ont conservé les idéaux. Ils ont cherché à les appliquer, avec d’autant plus de ferveur que le système les bafouait. D’autres anarchistes encore, et à leur suite certains historiens occidentaux comme Scalapino et Yu, font remonter l’esprit libertaire à l’essence taoïste, ferment anti-autoritaire et anti-totalitaire avant qu’il ne soit capté par la religion.

L’esprit religieux lui-même tient une position différente en Asie. Bouddhiste, shintoïste, ou même confucéen dans la mesure où l’on peut y assimiler cette philosophie sociale, il est beaucoup plus souple et beaucoup plus diffus que dans les civilisations chrétiennes ou islamiques. Le Dieu n’est pas vraiment le seigneur suprême et autoritaire. Le pragmatisme est prégnant. Ce n’est donc pas un hasard si au Japon Kôtoku Shûsui a finalement consacré ses efforts à ruiner l’influence du christianisme au sein du mouvement socialiste. C’est le seul à l’avoir fait de manière conséquente à son époque, c’est un anarchiste. La pensée de Kropotkine, athée mais fondée sur le respect de l’individu, ne pouvait que l’aider dans sa démarche éthico-politique.

Le communalisme ruraliste.

Autre convergence structurelle : l’approche communaliste de Kropotkine. Elle est confortée en Asie de plusieurs façons. Sur le plan historique, les recherches de Kropotkine en Europe rappellent qu’en Asie un mouvement de communes libres existait également malgré les dénégations de l’histoire officielle ou la répression du pouvoir central. Sur le plan politique, elles stimulent la renaissance de ce mouvement au moment de la révolution industrielle.

La différence essentielle, c’est que dans l’histoire de l’Asie le communalisme est plus rural qu’urbain. L’accent que met Kropotkine sur la nécessité d’une relation égalitaire entre villes et campagnes vient à point pour la pallier, d’autant que l’opposition entre les unes et les autres est beaucoup moins marquée qu’en Europe.

La pensée kropotkinienne est vis-à-vis de la commune en Asie au carrefour d’évolutions géographico-historiques et de phénomènes plus proprement politiques. Les campagnes qui ne sont pas encore gagnées par l’individualisme propriétaire bougent, les villes aussi.

Mushanokôji Saneatsu

Au niveau militant, le kropotkinisine servira aussi de support à diverses tentatives de retour à la terre et de création de micro-communautés : la commune de Shih-fu en Chine, le mouvement des « Nouveaux villageois » (Atarashiki mura) de Mushanokôji Saneatsu (1885-1976) entre 1918 et 1926, toutes sans grands succès. Au niveau social, il aura néanmoins à souffrir des déviations apportées par des courants agrarianistes nettement anti-citadins et typiquement réactionnaires (l’impossible retour en arrière) qui trouveront leur débouché dans l’idéologie fasciste (trajectoire typique du Japonais Kita Ikki (1883-1937) passé du socialisme à l’ultra-nationalisme).

Le rayonnement de Kropotkine en Asie renvoie en dernière instance au problème posé par les apports entre sphères culturelles et démarche scientifique.

On sait les tensions qu’ont provoqué en Asie, et que provoquent encore parfois, une approche cartésienne considérée comme occidentale et des valeurs considérées comme orientales. Au demeurant, sans remettre en cause ses fondements rationalistes, la science moderne ne peut éviter l’économie de certains présupposés philosophiques concernant la « nature », la « vie » ou même la « matière ». Partant, le cheminement de l’évolution et le progrès peuvent s’en trouver modifiés, leur appréhension et leur conception également.

La pensée de Kropotkine apporte une réponse concrète en prouvant son universalité. Ainsi, l’anarchisme, pratique libertaire fondamentale des hommes opprimés et révoltés, détient aussi au niveau théorique une réalité transnationale.

Eléments bibliographiques (en langues indo-européennes)

 Bianco Louis et Chevrier Yves, 1985, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international, la Chine, Paris, Les Editions Ouvrières.
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Kropotkine : Un géographe novateur