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Anarchisme et marxisme dans la Révolution russe - Léninisme et Bakouninisme [01]

mardi 25 octobre 2022, par Arthur Lehning (CC by-nc-sa)

Une tactique chère à la social-démocratie pour combattre le bolchévisme consiste à flétrir cette déviation de la « véritable » doctrine marxiste du nom d’« anarchisme » ou de « résurrection du bakouninisme ». C’est ainsi que Gravonsky, dans son ouvrage superficiel traitant du bilan de la Révolution russe, écrit les lignes suivantes : Toute l’idéologie des bolchéviks était jusqu’au tréfonds pénétrée des idées du socialisme utopique et même du plus authentique anarchisme. Ils croyaient que toutes les conditions existaient déjà pour un nouvel ordre social équitable, et qu’il suffirait d’un petit noyau de gens actifs et prêts à tous les sacrifices pour libérer le peuple des dernières chaînes de l’esclavage et de l’oppression... En cela leur tactique était au fond anarchiste [1]. Le professeur Cunow — un social-démocrate —lance dans son ouvrage sur la sociologie marxiste cette appréciation audacieuse : La théorie du bolchévisme ou, pour être plus précis, du léninisme n’est rien d’autre qu’un retour au bakouninisme [2] On a même réédité opportunément deux écrits marxistes tristement célèbres pour démontrer que Marx et Engels, à l’époque où ils combattaient le bakouninisme, réprouvaient déjà le bolchévisme de l’avenir. Ce sont le pamphlet d’Engels, Les Bakouninistes au travail  [3], et cette brochure dirigée contre l’Alliance, couronnement des intrigues de Marx contre Bakounine et l’aile anti-autoritaire de la première Internationale, dont le biographe de Bakounine, Max Nettlau, put écrire : Je ne connais rien qui soit plus rempli de mensonges, de calomnies et de falsifications ! Le même jugement a été porté par d’autres écrivains dont certains sont d’authentiques marxistes tels que Berstein, Franz Mehring (dans sa biographie de Marx !), Brupbacher, Steklor, Robert Michels. Tout ceci n’a pas empêché l’« historien » social-démocrate Wilhelm Bloss de rééditer cette critique spirituelle et mordante, — ainsi s’exprime-t-il dans la préface [4] —, pour porter des coups au bolchévisme, ce frère jumeau de l’anarchisme : Car le bolchévisme d’aujourd’hui n’est pas autre chose que le bakouninisme de jadis. La préface à ce Pamphlet contre le précurseur du bolchévisme a exactement la même valeur que le contenu de la brochure, alors que justement s’y trouve reproduite une lettre authentique de Bakounine, datée de 1872, qui eût parfaitement justifié quelques doutes sur cette fraternité de jumeaux attribuée au bakouninisme et au bolchévisme. Voici ce qu’écrit Bakounine : Pour te faire un exposé exact de nos aspirations, il me suffit de te dire une seule chose... Nous exécrons le principe de la dictature, de la soif du pouvoir, de l’autorité... Nous sommes persuadés que toute puissance politique est infailliblement une source de corruption pour les gouvernements et une cause de servitude pour les gouvernés. État signifie domination, et la nature humaine est ainsi faite que toute domination conduit à l’exploitation. Une telle déclaration de Bakounine ne rend vraiment pas un son « bolchevik » !

Outre que l’anarchisme n’avait pas besoin de ressusciter en Russie où il était vivant et s’opposait à la théorie marxiste, il suffit de jeter un regard sur l’action pratique des bolcheviks pour comprendre que ces deux courants d’idées n’ont entre eux rien de commun. Si d’autre part la Révolution russe a présenté de fortes tendances anarchistes, elles se manifestèrent justement malgré les bolcheviks dont le parti ne peut s’identifier avec cette Révolution. Et si ce parti a adopté des solutions anarchistes, ce fut seulement pour parvenir plus sûrement au pouvoir, porté par la vague de la Révolution, et instaurer ainsi son socialisme d’État. Le développement de la Révolution russe a aussi montré que ses tendances anarchistes allaient en s’affaiblissant au fur et à mesure que se consolidait la puissance du parti bolchevik : en conclusion comme on le sait, les Bakouninistes furent arrêtés, assassinés ou exilés de leur patrie révolutionnaire, aucune propagande anarchiste ne fut plus tolérée, et les organisations anarchistes furent dissoutes.

Pour ces historiens et théoriciens social-démocrates dont les connaissances en anarchisme ne dépassent pas la brochure contre l’Alliance, c’est assurément une entreprise risquée que de vouloir dégager le bolchévisme de toute attache théorique avec le marxisme. La publication de ces écrits plutôt suspects pourrait s’expliquer en supposant — ce qui est loin d’être tout à fait inexact — qu’un social-démocrate allemand ne manifeste aucun enthousiasme pour un mouvement d’étiquette anarchiste. Mais après cette discussion à allure démagogique, les Kautsky et Cunow auraient dû donner de ce retour au bakouninisme une démonstration plus rigoureuse : en effet la référence à la brochure contre l’Alliance ne résout pas la question de cette fraternité de jumeau qui existerait entre bolchévisme et anarchisme.

Nous examinerons de plus près dans les pages suivantes les rapports entre le bolchévisme et l’anarchisme et nous montrerons qu’il n’y a absolument aucun point commun entre la théorie léniniste et l’anarchisme et que les accords qui ont semblé apparaître durant la période révolutionnaire ne peuvent effacer les différences fondamentales qui existaient dès le début.

Lénine a proclamé que sa théorie était le véritable marxisme. C’est surtout à propos de la véritable conception marxiste de l’État que se sont ouverts des débats passionnés. Dans l’exégèse de l’Evangile marxiste la discussion porte avant tout sur la question suivante : doit-on conquérir la puissance politique dans l’État bourgeois ou doit-on d’abord le détruire, et doit-on créer un nouvel appareil d’État en vue de l’établissement du socialisme ? On sait que Lénine soutient cette dernière opinion et dans différents écrits, en particulier dans L’État et la Révolution, il a cherché à démontrer, en s’appuyant sur plusieurs citations de Marx, que son interprétation était conforme à l’orthodoxie marxiste. On trouvera l’essentiel de cette argumentation dans le célèbre écrit sur la Commune de Paris où Marx montre la nécessité de détruire l’appareil de l’État bourgeois.

Et cependant cette argumentation échoue complétement si l’on établit quelque rapprochement entre les déclarations de Marx sur la Commune de Paris — et d’autres propos dont se réclame Lénine — et ces passages tirés des écrits de Marx et d’Engels où s’exprime la conception « anarchiste » du but final vers lequel tend l’évolution de la société. Pour Marx et pour Engels, ce but final du socialisme était la société sans État et sans classes. Dans la société socialiste il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisqu’il n’y aura plus de classes à opprimer et que les antagonismes de classes seront supprimés : La classe des travailleurs, au cours de son évolution, mettra à la place de la vieille société bourgeoise un régime d’association qui éliminera les classes et leurs antagonismes ; il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique n’est précisément que l’expression officielle des antagonismes de classes de la société bourgeoise [5]. Et Engels écrit dans l’Anti-Dühring : Le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société — la prise de possession des moyens de production au nom de cette société —, est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. L’intervention d’un pouvoir d’État dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre et entre naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’État n’est pas aboli, il s’éteint [6].

Dans L’origine de la famille, Engels a étudié la naissance de l’État, et il parle de la société qui réorganisera la production sur les bases d’une association libre et égalitaire des producteurs et qui reléguera toute la machine de l’État au musée des antiquités.

Ces déclarations sur la société anarchiste et anti-autoritaire considérée comme finalité du socialisme semblent être en contradiction criante avec la pratique du marxisme qui, comme on le sait, ne connaît pas d’autre finalité que la conquête du pouvoir politique, c’est-à-dire la conquête de l’État. On ne peut comprendre cette apparente contradiction qu’à la lumière de la sociologie même du marxisme, du « matérialisme historique » et de sa méthode dialectique. L’évolution vers une société sans classes au sens de la théorie marxiste pourrait être très brièvement résumée comme suit :

D’après Engels, l’État est uniquement un produit des conditions économiques. Dans la société primitive qui ne connaissait pas de classes la division du travail avait donné naissance à des antagonismes. De plus la société elle-même engendrait des fonctions bien déterminées qui créaient dans la division du travail une branche particulière : celle-ci se rendait indépendante en devenant une force publique, l’État, qui s’oppose alors à la société scindée en classes comme un pouvoir, certes issu de cette société, mais se plaçant au-dessus d’elle et s’en dégageant de plus en plus. Ce pouvoir est nécessaire pour empêcher les antagonismes qui naissent des intérêts économiques divergents des classes de les détruire et avec elles la société. Comme l’État : est né en même temps des antagonismes de classes, il devient l’État au service de la classe la plus puissante économiquement et, en régie générale, une machine dont le rôle essentiel est de maintenir sous son joug la classe opprimée et exploitée. Le développement historique de cet État de classes se confond avec le développement de l’histoire qui, selon le mot bien connu du Manifeste Communiste, est l’histoire de la lutte des classes. Et celle-ci n’est rien d’autre que la lutte qui oppose les forces de production aux rapports de production, lutte qui constitue le développement dialectique de l’évolution économique de la société. Les forces de production sont toujours obligées, à un certain stade de l’histoire, de faire éclater les rapports de production et, à un moment donné, elles sont devenues « mûres » pour passer de la propriété privée à la propriété collective. L’État transforme les moyens de production en propriété d’État. Mais par cet acte se trouve supprimé l’antagonisme entre l’État et la société. Cette suppression est le but propre du mouvement socialiste. La transformation des moyens de production en propriété d’État, c’est le dernier acte indépendant de l’État en tant qu’État. Par cet acte sont établies les bases de la société sans classes : l’État s’éteint.

Cette abolition de la domination d’une classe, but de la révolution prolétarienne, est économiquement fondée. La loi de la production capitaliste elle-même conduit d’une part à la concentration du capital, mais d’autre part grandissent la misère, l’exploitation, ainsi que la révolte d’un prolétariat toujours plus nombreux et que le mécanisme même du système de la production capitaliste instruit, unit et organise. Le monopole capitaliste devient une entrave pour le mode de production qui a prospéré avec lui et sous son autorité. La concentration des moyens de production et l’association des travailleurs arrivent à un point où elles ne peuvent plus supporter la carapace du capitalisme. Celle-ci éclate. L’heure sonne pour la propriété privée capitaliste. Les expropriateurs sont expropriés.

La forme de l’État dans la période de transition qui transforme les moyens de production en propriété d’État, c’est la « dictature du prolétariat » réalisée sur la base d’une « république démocratique ». Dans la pensée de Marx, c’est le prolétariat organisé en classe dominante, la majorité des travailleurs dont l’évolution de la production a fait des prolétaires.

Nous ne pouvons ici pénétrer plus avant dans la conception marxiste de l’État. Nous savons maintenant que le point de vue d’Engels, attribuant à des causes purement économiques la naissance de l’État, ne correspond pas à la réalité. Marx lui-même a traité cette « loi de l’accumulation primitive » de fadaise et d’enfantillage, du moins en ce qui concerne l’origine du mode de production capitaliste, et il a montré, dans le magnifique chapitre XXIV de son Capital, le rôle qu’ont joué les moyens étrangers à l’économie pour donner naissance à ce mode de production. Dans l’histoire réelle on sait bien que la conquête, l’asservissement, l’assassinat suivi de vol, en un mot la violence, louent un grand rôle [7]. Les anarchistes opposent aux théoriciens de l’État de toutes nuances la conception suivante : l’État n’est en aucune façon un produit organique de la société ni la conséquence des antagonismes de classes, mais il est leur cause ; la sociologie moderne a confirmé cette conception qui a trouvé dans le « système » de Franz Oppenheimer un fondement scientifique ample et définitif [8].

Le caractère indéfendable de l’hypothèse sur la naissance de l’État et surtout le rejet de l’utopie marxiste de la « suppression » de l’État par le développement dialectique du processus de production entraînent en même temps une position complètement différente dans la question du passage au socialisme, c’est-à-dire à une société qualifiée à bon droit de société sans classes et sans État. Le socialisme anarchiste considère comme un fait acquis que l’histoire est une histoire des luttes de classes et reconnaît avec Marx que c’est le devoir du prolétariat de supprimer les antagonismes de classes en menant le combat contre la classe capitaliste afin de briser le monopole de sa puissance économique. Mais ce monopole n’a été rendu possible que par le monopole du pouvoir, c’est-à-dire par cette force organisée en tant qu’État qui lui a d’abord donné naissance et qui, avec ce double monopole, a pris un développement toujours plus grand : d’où la nécessité de détruire ce monopole de l’État politique aussi bien que le monopole économique.

L’importance de la conception de l’État est évidente en ce qui concerne la théorie et la pratique de la transformation sociale. Lénine a maintes fois montré que la façon dont on conçoit le rôle de l’État est un facteur décisif de la tactique révolutionnaire pour transformer la société capitaliste et édifier le socialisme. Actuellement, au commencement de la révolution socialiste dans le monde entier... la question de l’État acquiert la plus grande importance et est devenue, on peut le dire, la question la plus brûlante, le foyer de toutes les questions et de toutes les discussions politiques contemporaines [9]. Et Luppol écrit à propos de la doctrine léniniste de l’État : Le problème de l’État est la pierre de touche de la méthodologie de l’action sociale... La théorie et la pratique de la transformation révolutionnaire de la société tournent autour du problème de l’État  [10]. Dans les mois — et les semaines — qui ont précédé la Révolution d’octobre, Lénine s’est occupé à maintes reprises de cette question de l’État et tout particulièrement dans son ouvrage. L’État et la Révolution écrit en août 1917 et paru en septembre, c’est-à-dire à une époque où déjà les bolchéviks ne pouvaient plus penser sérieusement à recevoir de la Constituante le pouvoir de l’État, et où le mot d’ordre tout le pouvoir aux Soviets trouvait dans les masses un écho de jour en jour plus fort.

Dans cet écrit Lénine pense avoir restitué à la doctrine marxiste de l’État son véritable caractère et principalement sur deux points : d’abord la théorie de l’auto-suppression et du dépérissement de l’État, ensuite le concept de dictature du prolétariat, c’est-à-dire de cette forme particulière de gouvernement et d’État pour la période de transition entre la société capitaliste et la société socialiste. Lénine essaie de démontrer que la doctrine marxiste implique l’impossibilité pour l’État bourgeois de réaliser la socialisation des moyens de production : il faut nécessairement détruire d’abord cet État, briser tout son appareil et fonder un nouvel État, l’État prolétarien de la période de transition, qui n’est autre que la dictature du prolétariat ou la continuation de la lutte de classes du prolétariat sous d’autres formes et qui créera les conditions préalables à l’avènement du communisme. Comme l’État bourgeois, l’État prolétarien est lui aussi un organisme de répression contre une classe : la bourgeoisie. Par sa victoire le prolétariat tient en mains la puissance de l’État, l’organisation centralisée du pouvoir et la force utile aussi bien pour écraser la résistance des exploiteurs que pour éduquer la grande masse de la population dans la voie du socialisme. La dictature du prolétariat, c’est l’accession de l’avant-garde de la classe des exploités au rôle de classe dominante. L’État prolétaire n’est pas une fin en soi pour le prolétariat, mais un moyen pour venir à bout de l’État lui-même, après avoir fait disparaître la division de la société en classes. C’est pourquoi cet État dirigé contre la bourgeoisie l’est aussi contre l’État lui-même et, pour remplir son rôle, il ne lui suffit pas de tenir en respect la classe opprimée, comme l’a fait l’État bourgeois, mais il lui faut encore détruire cette classe ennemie. Pour toutes ces raisons, la formation d’un État prolétarien fort est une des tâches fondamentales du prolétariat. [11]

Cette conception léniniste de l’État et de la dictature devrait ainsi rétablir la « véritable » doctrine de Marx sur l’État. Un des exégètes du léninisme a affirmé que Lénine avait non seulement rétabli et reconstruit cette doctrine, mais l’avait encore interprétée et en avait développé le contenu [12].

Qu’il ait pris, en tout cas, bien des libertés dans cette reconstruction et cette interprétation, c’est ce que suffirait à montrer l’affirmation suivante : Tout ce que, durant quarante ans — de 1852 à 1891 — Marx et Engels ont enseigné et démontré, à savoir que le prolétariat devrait nécessairement briser la machine de l’État bourgeois, tout cela a été maintenant complètement oublié par le renégat Kautsky, défiguré ou jeté par-dessus bord [13].

Une telle affirmation n’est nullement une interprétation ou une restitution de la doctrine marxiste, mais simplement... une erreur. On peut facilement montrer, avec de bien plus nombreuses citations, l’absurdité de cette affirmation. La contradiction entre le programme de Marx formulé dans La guerre civile en France et ses conceptions habituelles va apparaître clairement dans la question de l’action politique.

La conception que Marx voulait, au même moment, imposer dictatorialement à toutes les sections de l’Internationale était la suivante : La conquête du pouvoir politique est devenue la tâche principale de la classe ouvrière, et cette classe doit soutenir tout mouvement politique qui pourrait conduire à l’émancipation du prolétariat.

Les ouvriers doivent-ils participer à l’action parlementaire ? c’est sur cette question que se séparaient les deux tendances principales de l’Internationale, et la tentative de Marx de poser en obligation l’emploi des moyens politiques pour réaliser l’émancipation économique fut la cause directe de l’effondrement de l’Internationale. Par une ironie de l’histoire, au moment même où la lutte entre tendances « autoritaire » et « anti-autoritaire » atteignait son apogée, Marx, sous le coup de l’effet prodigieux produit par le soulèvement révolutionnaire du prolétariat parisien, exposa les idées de ce mouvement qui allaient à l’encontre de celles qu’il représentait : et il le fit en termes tels qu’on pourrait presque prendre cet écrit pour le programme de la tendance anti-autoritaire qu’il combattait par tous les moyens. Bakounine écrivit alors dans sa lettre au journal de Bruxelles La Liberté... les marxiens dont toutes les idées avaient été renversées par cette insurrection, se virent obligés de tirer devant elle leur chapeau. Ils firent plus : à l’encontre de la plus simple logique et de leurs sentiments véritables, ils proclamèrent que son programme et son but étaient les leurs. Ce fut un travestissement vraiment bouffon, mais forcé, ils avaient dû le faire, sous peine de se voir débordés et abandonnés de tous [14].

Dans toute l’œuvre de Marx, il n’y a aucun écrit qui ait été interprété et commenté avec autant de non-sens et de contre-sens que La guerre civile en France. Jaeckh, par exemple, a écrit une histoire de l’Internationale : c’est un livre où il présente toutes les légendes et falsifications marxistes comme vérités historiques, dépourvu de tout sens critique et de tout esprit scientifique, et dont, malgré cela, Kautsky a trouvé l’exposé des faits correct dans tous les points essentiels. Et Jaeckh est arrivé à la conclusion suivante : le programme de la Commune, tel que Marx l’interprète, fait apparaître la Commune comme la première tentative du prolétariat de réaliser la conquête du pouvoir politique... [15] On a même affirmé du côté des bolchéviks que « La guerre Civile », bien entendu interprétée par Lénine, — sans cette caution, on pourrait encore dire qu’ils ignorent totalement comment ils ont raison — donnait un aperçu de la doctrine de la Première Internationale sur l’État et démontrait que la Troisième était l’héritière légitime de la Première ! [16].

Outre l’inexactitude de cette affirmation de Lénine, selon laquelle, à cette époque, Marx et Engels n’auraient jamais enseigné autre chose que la destruction de la machine de l’État selon l’exemple de la Commune de Paris, on ne voit pas du tout pour quels motifs pressants, à propos de la conception de l’État selon Marx et Engels, on ne prend pas en considération les déclarations postérieures à 1891 : ainsi ce passage bien connu d’Engels, en 1895, où il qualifie l’action parlementaire de premier devoir de la social-démocratie, car, dit-il, les moyens légaux profitent mieux aux « révolutionnaires » que les moyens illégaux, et la bourgeoisie est obligée d’avouer à sa grande terreur : la légalité nous tue. En mettant bout à bout diverses déclarations appartenant aux périodes les plus variées, Lénine se livre à une tentative impossible et, en fait, vouée à un échec complet surtout en ce qui concerne cette « Guerre Civile » qui est au centre de ses développements : essayer de fonder la justesse de sa théorie sur l’autorité des propres paroles de Marx.

Nous ne faisons ici aucune exégèse de Marx et nous pouvons laisser les érudits du marxisme disputer dans quelle mesure les déclarations de Lénine sont fidèles à l’orthodoxie marxiste. Invoquer l’autorité de Marx pour ou contre Lénine ne nous intéresse en aucune façon. Pour déterminer la position de Marx à l’égard du parlementarisme, nous avons d’autant moins besoin de le suivre dans toutes ses déclarations qu’elles ne sont absolument pas d’une importance décisive pour notre enquête. En effet, la valeur variable que Marx, au cours de son évolution, a accordé au parlementarisme, n’est jamais provenue d’un changement de principe dans sa conception du pouvoir de l’État ou de l’État. Mais seulement d’une autre conception de la méthode à suivre pour s’emparer de ce pouvoir de l’État. Et la différence entre l’anarchisme d’une part, et d’autre part le marxisme et toutes les tendances autoritaires, ne réside pas dans la méthode pour conquérir ce pouvoir de l’État — ce qui est le but de tous les partis politiques — mais bien dans la valeur qu’on attribue à ce pouvoir même. L’anarchisme se distingue de tous les partis socialistes d’État précisément en ceci : il nie le postulat, jugé indispensable par toutes ces tendances, d’un pouvoir politique centralisé pour transformer la société capitaliste en une société socialiste.

Et cet écrit de Marx, où son anti-parlementarisme n’est pas le fait d’une méthode tactique, mais se rattache à une critique approfondie de l’État lui-même, il est d’autant plus nécessaire de l’étudier plus à fond qu’il se trouve au centre des développements de Lénine. Les rapports du léninisme avec le marxisme ne peuvent être pris en considération que dans la mesure où ils sont indispensables pour exposer clairement jusqu’à quel point la destruction de l’État joue un rôle dans le léninisme et quels sont les liens qui existent entre celle-là et celui-ci. Pour cela il faut faire une étude plus serrée de La Guerre Civile en France, dont Engels écrit dans sa préface que la signification historique de la Commune de Paris (y) est marquée en quelques traits vigoureux, mais si pénétrants et surtout si vrais que rien, dans toute l’abondante littérature écrite sur ce sujet, ne peut égaler cette œuvre. Sans le moindre doute, la brillante Adresse du Conseil général de l’Internationale au sujet de la Commune de Paris — cette négation désormais historique de l’État [17] — n’a pas sa place dans la construction du système du « socialisme scientifique ». Et pour reconstruire ce système, on peut encore moins utiliser cette « Guerre Civile » qui est au plus haut point non marxiste. Pour servir les desseins de Lénine, il fallait en outre — comme nous le verrons — l’interpréter de la manière la plus arbitraire. La Commune de Paris n’avait rien de commun avec le socialisme d’État de Marx, mais elle était bien plutôt en accord avec les idées de Proudhon et les théories fédéralistes de Bakounine. Aussi Franz Mehring admet-il sans détour que les jugements de Marx sur la Commune confirmaient expressément ce que Bakounine répétait sans se lasser, et il attribue même l’essor de l’agitation de Bakounine à la forte impression que la Commune de Paris avait faite sur le prolétariat européen [18]. Marx faisait l’éloge de la Commune qui avait brisé la puissance moderne de l’État, mis fin au pouvoir d’État et qui représentait une victoire pour le principe de l’autonomie et de la libre fédération ! Il écrivait :

La classe ouvrière ne peut pas prendre simplement la machine de l’État toute prête et la faire fonctionner pour son propre compte. Le pouvoir centralisé de l’État, avec ses organes partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé, magistrature — organes créés selon un plan de division systématique et hiérarchisée du travail — remonte aux premiers temps de la monarchie absolue, alors qu’il servait à la classe bourgeoise naissante d’arme puissante dans sa lutte contre la féodalité... Dans la mesure où le progrès de l’industrie moderne développait, élargissait et intensifiait l’antagonisme de classes entre le capital et le travail, le pouvoir de l’État prenait de plus en plus le caractère d’une force publique destinée à opprimer la classe ouvrière, d’un organisme de domination de classe. Après chaque révolution qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir de l’État apparaît de plus en plus ouvertement... C’est au nom de la République sociale que le prolétariat parisien avait déclenché la révolution de février ; ce cri n’exprimait que la vague aspiration à une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais cette domination de classe elle-même. La Commune fut la forme précise de cette république. [19]


[1Dimitri Gavronski, Le bilan du bolchévisme russe, Berlin, 1919, p. 36. (All.)

[2H. Cunow, La conception marxiste de l’histoire, de la société et de l’État, 1923. T. II. (All.)

[3F. Engels, Communisme et bakouninisme, les Bakouninistes au travail. Troisième édition, avec une introduction de Franz Diederich, Berlin, 1920. Kautsky, dans Terrorisme et communisme recommande l’étude de ce pamphlet : le bolchevisme Y est pressenti en bien des points (All.)

[4La brochure parut jadis en allemand sous ce titre digne d’un roman feuilleton : Un Complot contre l’Association internationale des travailleurs. Dans son édition moderne elle possède un titre non moins sensationnel et qui constitue à lui seul un chapitre Marx ou Bakounine ? Démocratie ou dictature ? Un pamphlet contre le précurseur du bolchévisme. Nouvelle édition récente des rapports adressés par Karl Marx et Friedrich Engels à l’Internationale Socialiste (« L’Alliance de la démocratie Socialiste et l’Association internationale des travailleurs »). Publiée avec une Introduction et des notes par Wilhelm Bloss. Stuttgart, 1920, p. 96. (All.)

[5K. Marx, La misère de la philosophie, 6e Ed. p. 163 (All.)

[6F. Engels, L’Anti-Dühring, 8e Ed. p. 138. (All.)

[7K. Marx, Le Capital, 7e Ed. p. 645. (All.)

[8Franz Oppenheimer, Système de sociologie, T. II : L’État (1926). Nous reviendrons encore sur cette œuvre géniale d’Oppenheimer et sur son importance pour la théorie du syndicalisme. (All.)

[9Lénine : extrait d’une conférence inédite sur l’État. Correspondance Internationale du 10 janvier 1929. (All.)

[10Luppol, Lénine et la philosophie, Vienne 1929, p. 150. (All.)

[11Lénine, L’État et la Révolution (cité d’après l’édition hollandaise, Amsterdam, 1919). Cf. Lénine, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, dans le recueil : Comptes rendus, Berlin 1920, pp. 5-12 (All.). Luppol, op. cit. Ch. 5. Lénine, La dictature du prolétariat (cité d’après l’édition hollandaise, Amsterdam).

[12Luppol, op. cit. p. 153.

[13Lénine, La révolution prolétarienne, p. 57 et L’État et la Révolution, p. 121.

[14Bakounine, Œuvres, IV, p. 387, (Fr.)

[15Jaeckh, L’Internationale, Leipzig, 1904, p. 124. (All.)

[16La première Internationale, numéro spécial de Littérature ouvrière, Vienne 1924, p 46. (All.)

[17Cette négation désormais historique de l’État (Bakounine, Œuvre, IV, p. 496) (Fr.). Lorsqu’il est question de la Commune de Paris, ici comme chez Marx, il ne s’agit pas tant des faits historiques que — bien plutôt — de leur interprétation. L’insurrection communaliste de Paris a inauguré la Révolution sociale. L’importance de cette révolution ne réside pas, à vrai dire, dans ce qu’a tenté de faire la Commune, bien faiblement avec les moyens et le temps dont elle disposait, mais dans les idées qu’elle a mises en mouvement, dans la vive clarté qu’elle a Jetée sur la vraie nature et le but de la Révolution. (Bakounine, Œuvres, III, p. 24). (All.)

[18Franz Mehring : Karl Marx, histoire de sa vie, 4e Ed. 1923, p. 461. (All.)

[19Karl Marx : La Guerre Civile en France, Berlin 1929, pp. 46, 47, 49. (All.)