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Anarchisme et marxisme dans la Révolution russe - L’Etat bolchévik et les soviets [01]

vendredi 28 octobre 2022, par Arthur Lehning (CC by-nc-sa)

Tant que les Soviets ne se seront pas emparés du pouvoir, nous ne le prendrons pas, déclarait Lénine, le 14 avril 1917, dans son rapport sur la situation politique et l’attitude envers le gouvernement provisoire, à la Conférence des bolchéviks de Petrograd-Ville [1]. Les Conseils étaient l’expression de la Révolution populaire, les organismes qu’elle avait créés et les instruments de sa victoire. Par eux, la Révolution réaliserait son programme social. Et si l’on voit dans cette revendication : tout le pouvoir aux Soviets, le mot d’ordre caractéristique de la Révolution dans sa marche en avant, la phrase significative de Lénine sur la prise du pouvoir résume alors la position du parti bolchévik à l’égard des Soviets et à l’égard de la Révolution. Cette déclaration de Lénine est importante car elle apporte le témoignage historique de ses conceptions théoriques et tactiques à cette époque, mais aussi parce qu’elle contient en germe tout le développement ultérieur de la Révolution jusqu’à octobre et à la prise du pouvoir par le parti bolchévik et annonce par anticipation le déclin de cette Révolution sous la dictature de l’État bolchévik.

Nous ne sommes pas des blanquistes, des partisans de la prise du pouvoir par une minorité, avait écrit Lénine dans la Pravda, quelques jours auparavant, le 9 avril. Il rédige à la même époque ses Lettres sur la tactique qui sont un commentaire des Thèses exposées dans son discours du 4 avril et surtout une réponse aux critiques que ce discours sensationnel avait suscitées dans les cercles de son propre parti, et s’élève en ces termes contre le reproche de blanquisme :

Je me suis entièrement prémuni dans mes thèses contre toute tentative de sauter par-dessus le mouvement paysan, ou petit-bourgeois en générai, qui n’a pas encore épuisé ses possibilités, contre toute tentation de jouer à la prise du pouvoir par un gouvernement ouvrier, contre toute aventure blanquiste, car j’ai formellement invoqué l’expérience de la Commune de Paris. Or, on le sait, et Marx l’a démontré minutieusement en 1871 et Engels en 1891, cette expérience a absolument exclu le blanquisme, elle a assuré la domination directe, immédiate, inconditionnée de la majorité et l’activité des masses uniquement dans la mesure où cette majorité elle-même s’affirme de façon consciente. Dans mes thèses, j’ai tout ramené, d’une façon parfaitement explicite, à la lutte pour la prépondérance au sein des Soviets de députés des ouvriers, des salariés agricoles, des paysans et des soldats [...] Qui veut penser et apprendre ne peut manquer de comprendre que le blanquisme est la prise du pouvoir par une minorité, tandis que les Soviets des députés ouvriers, etc., sont notoirement l’organisation directe et immédiate de la majorité du peuple. Une action ramenée à la lutte pour l’influence au sein de ces Soviets ne peut pas, ne peut littéralement pas verser dans le marais du blanquisme. Elle ne peut pas non plus verser dans le marais de l’anarchisme, car l’anarchisme nie la nécessité de l’État et d’un pouvoir d’État durant l’époque de transition qui va de la domination de la bourgeoisie à la domination du prolétariat. Je défends, au contraire, avec une clarté excluant toute équivoque, la nécessité, durant cette époque, de l’État, non pas d’un État parlementaire bourgeois ordinaire, mais, en accord avec Marx et avec l’expérience de la Commune de Paris, d’un État sans armée permanente, sans police opposée au peuple, sans fonctionnaires placés au-dessus du peuple. [2]

Des membres dirigeants du parti bolchévik s’élevaient contre le programme ainsi formulé par Lénine : transformation immédiate de la Révolution en une Révolution sociale (sans que d’ailleurs ceci signifiât pour Lénine l’instauration immédiate du socialisme), prise du pouvoir immédiate et établissement de la dictature. Ils estimaient en effet que la Révolution démocratique bourgeoise n’était pas encore terminée. Le lendemain de la publication des Thèses de Lénine, Kamenev écrivait dans la Pravda  : Quant au schéma général du camarade Lénine, nous le considérons comme inacceptable dans la mesure où il part de l’idée que la Révolution démocratique bourgeoise est terminée et dans la mesure où il prévoit la transformation immédiate de cette Révolution en une Révolution socialiste. [3] Pas de Révolution prolétarienne, mais consolider et intensifier la Révolution démocratique, la pousser à gauche en exerçant une pression sur la bourgeoisie au pouvoir, dans l’hypothèse que cette pression ne sorte pas du cadre du régime démocratique bourgeois : telles étaient les conceptions de cette opposition qui avait été la tendance dominante du parti avant l’arrivée de Lénine à Petrograd [4]. Si cette politique l’avait emporté, écrit Trotsky, la Révolution serait passée par-dessus le parti, et nous aurions assisté à la fin à une insurrection des masses ouvrières et paysannes sans la direction du parti, c’est-à-dire, en d’autres termes, à des journées de juillet à une échelle gigantesque qui n’auraient plus été un simple épisode, mais un désastre. [5]

Dès le début, Lénine a jugé correctement la situation historique et compris que la Révolution de février n’était pas seulement démocratique et politique, mais marquait en même temps le commencement d’un formidable bouleversement social. En outre, Lénine a compris que cette Révolution sociale s’exprimait au moyen des Conseils et que, par suite, on ne pouvait lutter contre le gouvernement bourgeois qu’en se servant de ces Conseils. Les bolcheviks ne les avaient ni inventés, ni organisés. Ils ne pouvaient lancer le mot d’ordre de la prise du pouvoir par les Conseils, ces créations spontanées de la population laborieuse, puisque le programme du parti bolchévik n’avait jamais eu d’autre but que celui du marxisme : la conquête du pouvoir de l’État par un parti politique. Mais les Soviets, n’étant pas des organisations du type des partis politiques, ne pouvaient pas non plus lutter pour s’emparer du pouvoir de l’État. Plus la Révolution s’étendait, plus les ouvriers et les paysans révolutionnaires se séparaient du gouvernement démocratique bourgeois, plus la Révolution sociale s’écartait de la Révolution politique, plus alors les Soviets gagnaient d’influence et plus se manifestait avec évidence leur caractère anti-étatique. Plus la situation intenable de la « dualité du pouvoir » approchait de sa solution décisive et plus la lutte révolutionnaire cessait d’être seulement dirigée contre le gouvernement et devenait un combat à mort contre l’État et pour la remise aux mains des Conseils de la totalité du pouvoir.

Quand Lénine écrivait : Nous ne prendrons par le pouvoir tant que les Conseils ne s’en seront pas emparés, le sens précis de cette phrase n’était autre que le suivant : seuls les Conseils peuvent renverser l’ancien pouvoir et nous, le parti bolchévik, nous ne pourrons arriver au pouvoir qu’en nous appuyant sur les Conseils. Voilà ce que signifiait pour les bolcheviks : tout le pouvoir aux Soviets ! Cette théorie de la destruction de l’État bourgeois, proclamée par Lénine depuis le début de la Révolution, était fondée sur le mouvement anti-étatique des Soviets qui était l’expression de l’action des masses pour une Révolution sociale : une Révolution sociale réalisée par l’action directe et non avec l’aide du pouvoir politique de la « démocratie révolutionnaire ».

Lénine avait fondé sa théorie et sa tactique sur sa claire compréhension de ce développement révolutionnaire. Il voyait que la prise du pouvoir, but de son parti — le parti ouvrier social-démocrate (bolchevik) —, serait plus rapide et même ne serait possible que s’il rompait entièrement avec la Révolution démocratique bourgeoise et avec les partis qui voulaient consolider cette Révolution et la pousser à gauche sous la pression de leur opposition. Lénine comprenait que la Révolution, une fois commencée, ne s’arrêterait pas au stade de la « démocratie révolutionnaire » et que les conditions réelles du développement révolutionnaire avaient fait éclater le schéma doctrinaire de l’abolition « historique » de la féodalité et de l’absolutisme par le pouvoir démocratique de la bourgeoisie capitaliste.

La Révolution alla plus loin et les Soviets, une fois qu’ils eurent pris naissance, continuèrent d’exister. La Révolution alla même plus loin que le programme des social-démocrates, même si ces derniers s’intitulaient bolchéviks. C’est avec raison que Lénine déclare : Le pays des ouvriers et des paysans les plus pauvres est mille fois plus à gauche que les Tchernov et les Tsérételli, et cent fois plus à gauche que nous. [6] Et comme la Révolution, selon la remarque pertinente de Trotsky, serait passée par-dessus le parti, si l’on n’avait pas accepté la tactique de Lénine, on prit les mots d’ordre de la Révolution pour mots d’ordre du parti afin d’atteindre les buts politiques et étatiques de ce parti. Ainsi le pays était plus à gauche que le parti qui s’était proclamé l’avant-garde, la Révolution aurait progressé sans cette avant-garde et elle menaçait même de passer par-dessus le parti. la Révolution n’était donc pas l’œuvre de ce parti : ce sont là, à la vérité, des faits simplement historiques et non des révélations de l’histoire, mais ils sont pour ainsi dire oubliés à la suite des légendes répandues par les bolcheviks, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient à rayer de l’histoire. Ce sont pourtant des faits indispensables pour comprendre la Révolution russe et la Révolution en général. Ce sont des propos particulièrement remarquables dans la bouche des deux chefs les plus éminents du parti bolchevik, de ce parti qui s’identifie volontiers avec la Révolution qu’il a seulement usurpée et qui, porté au pouvoir par la vague révolutionnaire, n’a pu le conserver qu’en tuant l’esprit même de la Révolution par une dictature réactionnaire et terroriste sur un pays qui était cent fois plus à gauche que ce parti lui-même.

Afin que la Révolution ne passât pas par-dessus le parti, les bolchéviks, pour arriver au pouvoir, devaient essayer de se rendre maîtres des Soviets : ainsi ils parviendraient au pouvoir avec eux. Tant que les Conseils ne se seront pas emparés du pouvoir, nous ne le prendrons pas : comme, lors de l’occupation des ministères par les bolchéviks le 24 octobre, le second Congrès panrusse des Soviets devait encore délibérer, ce qui était annoncé dans cette déclaration ne se réalisa pas à la lettre, mais dans son esprit. En effet, fin octobre, la prise du pouvoir par les Soviets n’était plus seulement un mot d’ordre, elle était devenue une réalité ! Ce n’était pas par hasard que le coup d’État des bolcheviks coïncidait avec ce second Congrès... Pour les bolcheviks les Soviets n’avaient qu’une signification : ils ne comptaient que comme un instrument pour la conquête du pouvoir de l’État par le parti bolchevik et un moyen pour conserver et consolider ce pouvoir. « Tout le pouvoir aux Soviets » n’était donc qu’un mot d’ordre stratégique, valable aussi longtemps qu’il pouvait servir à ces desseins. Après la prise du pouvoir, le parti maître du gouvernement ne toléra plus ce mot d’ordre : la Tcheka, dans son jargon, le stigmatisa en le traitant, ce qui est caractéristique, de contre-révolutionnaire. Et ceux qui le lancèrent encore après octobre furent — tels ceux de Cronstadt — massacrés, arrêtés, déportés ou exilés.

Lénine et son parti n’ont jamais pris au sérieux le mot d’ordre : tout le pouvoir aux Conseils ! et ils ne pouvaient pas le faire car il eût fallu alors assigner à ces Conseils une tâche constructive dans l’édification de la société socialiste après la destruction de l’État bourgeois : et ceci était en contradiction absolue avec la conception bolcheviste des voies conduisant au socialisme. Faire entrer ce mot d’ordre dans la réalité aurait signifié remplacer le système de l’État par une nouvelle organisation sociale dont toutes les fonctions politiques et économiques auraient été exercées par les Soviets. Mais on ne pouvait concilier une telle édification de la société socialiste avec le socialisme d’État de Lénine. Lénine a toujours répété que la condition indispensable pour réaliser le socialisme était un fort pouvoir d’État. De février à octobre, dans d’innombrables articles, discours et thèses, il a de nouveau toujours insisté sur la nécessité de s’emparer du pouvoir de l’État et de fonder un nouvel État. Le but de la Révolution était, selon lui, de détruire le vieil État bourgeois et d’instituer un État du type de la Commune, c’est-à-dire un État sur le modèle de la Commune de Paris.

Dans L’État et la Révolution (septembre 1917), Lénine a fait un très large exposé de ce qu’il entend par « État du type de la Commune ». Il essayait surtout de présenter sa conception de l’État comme fidèle à l’orthodoxie marxiste, en lui donnant pour base les développements de La guerre civile en France et la description que fait Marx de la Commune de Paris : et cela à tort, comme nous l’avons montré en détails dans le chapitre « Léninisme et Bakouninisme ». Soumise à un examen critique, son interprétation s’est avérée insoutenable.

Dans cette théorie de « l’État du type de la Commune », la fondation d’un nouvel État prolétarien constitue l’élément essentiel. Toutefois. Marx n’en souffle mot et toute allusion dans « La guerre civile » à une nouvelle machine d’État et d’oppression est une pure invention de Lénine. Et sans doute cette fable tend à donner à sa stratégie de la prise du pouvoir une base théorique, voire marxiste. La conquête du pouvoir de l’État par le parti reposait sur l’hypothèse suivante : seule la victoire des Soviets rendait possible la chute de l’ancien État et la victoire de la Révolution. Tant que les Conseils ne se seront pas emparés du pouvoir, nous ne le prendrons pas ! On pourrait comparer les Conseils à ce « modèle de la Commune de Paris », tel du moins que Marx le décrit : en ce qui concerne plus précisément l’élimination radicale de l’État parasite et le remplacement du centralisme politique par une organisation sociale à base économique et fédéraliste. Mais Lénine ne pouvait pas davantage se servir de ce « modèle de la Commune de Paris », que donner aux Conseils un rôle dans la construction du socialisme. L’État du type de la Commune selon Lénine, — cette singulière interprétation de « La guerre civile » ! —, s’accorderait plutôt avec la prise du pouvoir (après que les Conseils s’en seraient emparés), c’est-à-dire avec l’institution d’un nouveau pouvoir d’État centralisé et la transformation des Conseils en organes de cet État. Cette conformité entre la Commune et les Conseils, défendue par Lénine, est extrêmement équivoque, non seulement parce qu’elle existe effectivement, mais aussi parce qu’elle est fondée sur un accord — qui donne beaucoup à penser — entre la théorie et la stratégie de Lénine. Cette conformité équivoque est née précisément d’une double falsification : interprétation erronée de la Commune dans la théorie, altération du caractère des Conseils dans la pratique.

Quel était le rôle attribué par Lénine aux Soviets en ce qui concerne la conquête de l’État et la création d’un nouvel État ? Dans L’État et la Révolution, on trouve une dissertation purement théorique où il s’agit surtout de la fondation d’un « État du type de la Commune ». Mais ce rôle se dégage plus clairement des articles et discours de Lénine depuis le déclenchement de la Révolution de février jusqu’à octobre : c’est là, en effet, où il a pris position sur les événements et a fixé la tactique du parti.

Nous rassemblons ici les passages les plus importants de ces textes, sans les lier entre eux, sans les nombreuses redites, sans suivre l’ordre chronologique, mais en citant les propres paroles de Lénine [7] :

Il faut renverser le gouvernement provisoire, mais on ne peut le renverser en ce moment, car il repose sur un accord direct et indirect, formel et de fait, avec les Soviets des députés ouvriers et, tout d’abord, avec le Soviet principal, celui de Petrograd ; on ne peut, d’une façon générale, le renverser par la méthode habituelle, car il bénéficie du soutien prêté à la bourgeoisie par le second gouvernement, le Soviet des députés ouvriers ; or ce dernier gouvernement est le seul gouvernement révolutionnaire possible, le seul qui exprime directement la conscience et la volonté de la majorité des ouvriers et des paysans. L’humanité n’a pas encore élaboré, et nous ne connaissons pas jusqu’à ce jour, de type de gouvernement supérieur et préférable aux Soviets de députés des ouvriers, des salariés agricoles, des paysans et des soldats.

Quelle est la composition de classe de ce deuxième gouvernement ? Le prolétariat et la paysannerie (sous l’uniforme de soldat). Quel en est le caractère politique ? C’est une dictature révolutionnaire, c’est-à-dire un pouvoir qui s’appuie directement sur un coup de force révolutionnaire, sur l’initiative directe, venant d’en bas, des masses populaires, et non sur une loi édictée par un pouvoir d’État centralisé. Ce pouvoir est tout différent de celui qui existe généralement dans une république démocratique bourgeoise parlementaire du type habituel et qui prévaut jusqu’à présent dans les pays avancés d’Europe et d’Amérique. C’est une chose qu’on oublie souvent, à laquelle on ne réfléchit pas assez, alors que c’est là l’essentiel. Ce pouvoir est du même type que la Commune de Paris en 1871, type dont voici les principales caractéristiques : 1) la source du pouvoir n’est pas la loi, préalablement discutée et votée par un parlement, mais l’initiative des masses populaires, initiative directe, locale, venant d’en bas, un coup de force direct, pour employer une expression courante ; 2) la police et l’armée, institutions séparées du peuple et opposées au peuple, sont remplacées par l’armement direct du peuple tout entier ; sous ce pouvoir, ce sont les ouvriers et les paysans armés, c’est le peuple en armes qui veillent eux-mêmes au maintien de l’ordre public ; 3) le corps des fonctionnaires, la bureaucratie sont eux aussi remplacés par le pouvoir direct du peuple, ou du moins placés sous un contrôle spécial ; non seulement les postes deviennent électifs, mais leurs titulaires, ramenés à l’état de simples mandataires, sont révocables à la première demande du peuple ; de corps privilégiés fouissant de sinécures à traitements élevés, bourgeois, ils deviennent les ouvriers d’une arme spéciale, dont les traitements n’excèdent pas le salaire habituel d’un bon ouvrier. Là, et là seulement, est l’essence de la Commune de Paris en tant que type d’État particulier. L’essence de la Commune est dans la création d’un type d’État particulier. Mais en Russie un tel État est déjà né : ce sont précisément les Soviets de députés des ouvriers et des soldats.

Les ouvriers, avec leur instinct de classe, ont compris que, dans une période révolutionnaire, ils ont besoin d’une toute autre organisation que l’organisation habituelle, et ils se sont engagés dans la bonne voie, celle que leur ont montrée les expériences de notre Révolution de 1905 et de la Commune de Paris de 1871. Les Soviets des députés ouvriers, soldats, paysans, etc., restent incompris en ce sens que la plupart ne se font pas une idée nette de la signification de classe, du rôle des Soviets dans la Révolution russe. Mais ce qu’on ne comprend pas non plus, c’est qu’ils représentent une nouvelle forme d’État, ou plus exactement un nouveau type d’État. La Révolution russe, dans les années 1905 et 1917, a commencé à créer un État sur le modèle de la Commune de Paris, qui offre un type supérieur d’État démocratique, un État qui, selon l’expression d’Engels, cesse déjà, sous certains rapports, d’être un État, n’est plus un État au sens propre du terme. Une république des Soviets de députés ouvriers, paysans, soldats, etc., réunis en Assemblée constituante des représentants du peuple de Russie, ou en Conseil des Soviets, etc., voilà ce qui est en train de naître chez nous à l’heure actuelle, sur l’initiative des masses populaires qui créent spontanément une démocratie à leur manière [...] Nous avons besoin d’un pouvoir d’État révolutionnaire, nous avons besoin de l’État pour une période de transition déterminée. En cela nous nous distinguons de l’anarchisme. Le marxisme se distingue de l’anarchisme en ceci qu’il reconnaît la nécessité de l’État et d’un pouvoir d’État pendant la période révolutionnaire en général, et pendant l’époque de transition du capitalisme au socialisme en particulier.

Le marxisme se distingue du social-démocratisme petit-bourgeois, opportuniste, de MM. Plekhanov, Kautsky et consorts en ceci qu’il reconnaît la nécessité, pour ces mêmes périodes, d’un État qui ne soit pas une république parlementaire bourgeoise ordinaire, mais tel que fut la Commune de Paris.
Le retour est des plus faciles de la république parlementaire bourgeoise à la monarchie, car tout l’appareil d’oppression : armée, police, bureaucratie, demeure intact. La Commune et les Soviets des députés ouvriers, soldats, paysans, etc., brisent et suppriment cet appareil. La république parlementaire bourgeoise entrave, étouffe la vie politique propre des masses, leur participation directe à l’organisation démocratique de toute la vie de l’État, de la base au sommet. Les Soviets des députés ouvriers et soldats font tout le contraire.

Ils reproduisent le type d’État élaboré par la Commune de Paris et que Marx a appelé la forme politique enfin trouvée par laquelle peut s’accomplir l’affranchissement économique des travailleurs

Marx a enseigné, d’après l’expérience de la Commune de Paris, que le prolétariat ne peut pas s’emparer simplement de la machine d’État toute prête et la mettre en marche conformément à ses propres desseins, mais qu’il doit briser cette machine et la remplacer par une nouvelle. Cette nouvelle machine d’État a été créée par la Commune de Paris et les Soviets russes sont un appareil d’État appartenant au même type.

Le prolétariat n’est pas en état de s’emparer de l’appareil du pouvoir et de le mettre en marche. Mais il est parfaitement en état de détruire tout ce qui fait du vieil appareil d’État une machine oppressive, routinière et incorrigiblement bourgeoise et de mettre à sa place un nouvel appareil qui lui soit propre. Les Conseils constituent précisément ce nouvel appareil.

Si le prolétariat n’a pas besoin de ce nouvel appareil, les Conseils n’ont plus alors aucun sens et perdent leur raison d’être. Ce n’est qu’après la conquête de la totalité du pouvoir de l’État, que les Conseils sont capables de se développer réellement, de déployer pleinement leurs aptitudes et leurs capacités : sinon, ils sont inutiles.

Si la force créatrice des classes révolutionnaires n’avait pas fait naître les Conseils, la cause de la Révolution prolétarienne en Russie serait sans espoir ; il est, en effet, hors de doute que le prolétariat ne pourrait tenir fermement le pouvoir avec l’ancien appareil et il est impossible de créer sur le champ un nouvel appareil.  [8]

Les Soviets des ouvriers et des paysans, écrivait Lénine, après la prise du pouvoir, dans sa lettre aux ouvriers américains, Constituent un nouveau type d’État, une nouvelle forme supérieure de la démocratie, une forme particulière de la dictature du prolétariat, un mode d’administration de l’État sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie. [9]

Dans un chapitre précédent nous avons exposé à grands traits la doctrine léniniste de l’État et montré en détail — en donnant nos raisons — qu’il était impossible et inadmissible de se réclamer de « La guerre civile » pour les trois éléments essentiels de cette théorie : 1°) la destruction de l’État bourgeois ; 2°) la fondation d’un nouvel organisme d’État centralisé ; 3°) le dépérissement de ce nouvel État prolétarien. Pour arriver à donner une base marxiste à la théorie qu’il a construite : mise en pièces de l’État bourgeois, création et dépérissement d’un nouvel État, Lénine a donné de « La guerre civile » une interprétation qui, soumise à un examen critique, s’est démontrée entièrement fausse.

La « mise en pièces » de l’État ne signifiait pas, comme le comprend Lénine, seulement l’anéantissement de la machine de l’État bourgeois, mais bien plutôt l’abolition de toute forme d’État ; détruire l’État bourgeois n’avait pas pour fin d’installer à sa place un nouvel État ; le nouveau pouvoir centralisé fut une pure invention de Lénine, qu’il a incorporée à l’exposé anti-étatique de Marx. Sur ce nouvel État prolétarien qu’il avait édifié, il greffa la théorie de son dépérissement. Mais dans « La Guerre civile » il n’est nullement question d’un « dépérissement », mais bien de l’abolition immédiate et complète de l’État (abolition radicale).

Comme nous l’avons de même établi, en détail, cet exposé anti-étatique n’a aucun rapport — et on ne peut en établir aucun — avec le développement d’un dépérissement de l’État fondé sur le matérialisme historique de Marx et d’Engels, avec cette théorie d’un processus historique reposant sur l’évolution des rapports de production et au cours duquel l’État est supprimé.

L’État et la Révolution, cet écrit dans lequel Lénine prétend avoir rétabli la vraie doctrine marxiste dans toute sa pureté, s’est bien plutôt révélé, à la suite d’un examen plus rigoureux, comme étant une mixture d’éléments du marxisme et de déclarations de Marx.

Lénine trouva alors dans les Conseils, comme il ressort des passages cités, cette organisation, ou, pour être plus précis, les organismes de cette forme particulière de l’État, adaptée à un nouveau pouvoir centralisé, que Lénine appelle le modèle de l’État « à base communale » : modèle théorique, comme cela est maintenant évident, d’une nouvelle machine d’État — machine d’oppression — qui n’a rien de commun avec la Commune de Paris, telle que Marx nous l’a décrite.

La Commune n’avait pas pour seul et unique caractère, ainsi que Lénine le répète avec force et insistance, le non-rétablissement de la police et la suppression d’un corps de fonctionnaires inamovibles et privilégiés et d’une armée coupée du peuple. Le caractère essentiel de la Commune, c’était bien plutôt la destruction du centralisme politique, l’abolition de tout pouvoir d’État qui rendaient possible la construction entièrement nouvelle d’une société reposant sur des bases économiques et fédéralistes. Les Conseils étaient effectivement les organismes qui convenaient pour construire une telle société socialiste. Ils convenaient pour détruire complètement, à l’exemple de la Commune de Paris, le pouvoir politique de l’État, pour éliminer radicalement l’État parasite, pour remplacer l’État par le gouvernement des producteurs par eux-mêmes, par une fédération de communes autonomes qui prendraient en mains toutes les initiatives exercées jusqu’ici par l’État, ainsi qu’il est dit dans Marx. Nul besoin de parler d’un dépérissement de l’État, puisqu’il est remplacé après son élimination par des organismes essentiellement différents. C’est seulement ce remplacement qui constitue l’« abolition » de l’État.

Les Conseils, et seulement les Conseils, pouvaient réaliser le programme économique qui était, d’après Marx, le but de la Commune : transformer les moyens de production, la terre et le capital, qui n’avaient servi jusqu’à présent qu’à asservir et à exploiter le travail, en simples instruments aux mains des travailleurs libres et associés ! Mais ce but poursuivi par la Commune de Paris, cette mission des Conseils, étaient à l’opposé du programme économique de Lénine, de cette centralisation des moyens de production dans les mains de l’État —qu’importe sa forme ! —, qu’il s’agisse de l’État démocratique bourgeois ou de l’État prolétarien.

Selon Lénine, l’État prolétarien qui devait exécuter ce programme, prenait naissance dans les Conseils. Ils devaient servir d’instrument pour administrer l’État sans la bourgeoisie et contre elle, donc constituer une dictature, une dictature d’État pour instaurer un socialisme d’État. Mais faire jouer ce rôle aux Conseils, cela ne veut pas dire seulement les rabaisser au rang de simples organes de l’État, leur enlever leur signification essentielle, les anéantir pratiquement, c’est aussi nier absolument leur rôle historique dans la Révolution. On ne pouvait en aucune façon utiliser les Conseils à ces fins, sans qu’ils perdissent entièrement leur caractère d’organismes d’autogestion. Pour constituer un nouvel État, une nouvelle machine d’oppression, ils étaient aussi peu utilisables que l’était l’exposé de Marx sur la Commune de Paris pour justifier la théorie de l’État « à base communale ». Entre les Conseils et l’État bolchevik, il y a le même rapport qu’entre la Commune de Paris et l’État « à base communale » de Lénine. Exactement comme entre le mot d’ordre : tout le pouvoir aux conseils, et celui de « dictature de prolétariat ».

Pour Lénine, les Conseils ne signifiaient rien d’autre que les organes d’un nouveau pouvoir d’État aux mains de ceux qui le constitueraient. Si les Conseils ne formaient pas cet appareil d’État, si le prolétariat n’en avait pas besoin, les Conseils n’avaient aucune importance, ils perdraient toute signification et leur raison d’être disparaîtrait. Ce n’est qu’après avoir pris tout le pouvoir, que les Conseils pourraient vraiment et totalement se développer et que leurs aptitudes et leurs capacités s’épanouiraient pleinement. La pensée de Lénine, quand il parle de cette prise de tout le pouvoir, n’a pas besoin d’être plus amplement discutée — Tant que les Conseils n’auront pas pris le pouvoir, nous, — le parti bolchévik —, nous ne nous en saisirons pas ! — Cet épanouissement de leurs capacités après la prise du pouvoir ne signifiait rien d’autre pour les Conseils que devenir les organes d’un État placé sous la domination du parti bolchévik, les organes d’une dictature d’État exercée par ce parti.


[1D’après le compte rendu publié dans les Œuvres complètes de Lénine, Tome XX, Premier demi-tome, p. 237. (All.)

[2Lettres sur la tactique. Lénine, Œuvres complètes, T. XX, 1er demi-tome. pp. 137-138. Dans toutes les citations, les mots et passages entre guillemet a ont été soulignés par Lénine. (All.)

[3L’article de L. Kamenev, « Nos divergences d’opinion », est reproduit en appendice au tome XX, 2e demi-tome, p. 260. (All.)

[4Cf. Trotsky : 1917. Les leçons de la Révolution, pp. 18-24. (All.)

[5Ibid. p. 20.

[6Trotsky : Sur Lénine, Berlin, 1924, p. 83. (All.)

[7Sont principalement pris en considération les écrits suivants : Lettres sur la tactique (brochure écrite mi-avril) ; Lettres de loin (Zurich, 24 mars, publiées seulement en 1924) ; « Sur la dualité du pouvoir » (article de la Pravda, 9 avril 1917) ; Les lâches du prolétariat dans notre révolution (brochure écrite en avril 1917) ; Les bolchéviks conserveront-ils le pouvoir ? (1er octobre 1917). Cf. Lénine : Œuvres complètes, tome XX, 1er demi-tome (« La Révolution de 1917 »), pp. 42, 43, 44, 83, 125, 128, 157-159, 161, 179-180 et Lénine, Les bolchéviks conserveront-ils le pouvoir ? Vienne, 1921, pp. 24-27. (All.) Note du traducteur. — Toutes les citations de Lénine ont été reproduites d’après l’édition française des Œuvres complètes (Paris-Moscou. 1966).

[8Lénine, Les bolcheviks conserveront-ils le pouvoir ? p. 27. (All.)

[9Lénine, Lettre aux ouvriers américains (20 août 1918), p. 7. (All.)