Accueil > Editions & Publications > Spartacus > Anarchisme et marxisme dans la Révolution russe > Anarchisme et marxisme dans la Révolution russe - Léninisme et Bakouninisme [02]

Anarchisme et marxisme dans la Révolution russe - Léninisme et Bakouninisme [02]

mardi 25 octobre 2022, par Arthur Lehning (CC by-nc-sa)

Face au marxisme opportuniste et réformiste des social-démocrates, face à Kautsky et à Bernstein, Lénine renvoie expressément à cette déclaration de Marx : la classe ouvrière ne peut pas prendre simplement la machine de l’État toute prête ; une telle déclaration démontre irréfutablement que la véritable pensée de Marx est celle-ci : cette conquête du pouvoir de l’État, dont Marx a toujours parlé, ne signifie pas la conquête du pouvoir politique dans le cadre de l’État bourgeois démocratique ; il faudra au contraire détruire cet État bourgeois, car cette machine ne peut fonctionner dans l’intérêt du prolétariat. Dans la préface, écrite en 1872, à la nouvelle édition du Manifeste communiste, Marx et Engels ont repris cette déclaration une fois de plus, en faisant remarquer que, sur ce point, le « Manifeste » avait vieilli. Et, en 1891, Engels écrit dans son introduction à « La Guerre civile » : La Commune dut reconnaître de prime abord que la classe ouvrière, une fois au pouvoir, ne peut continuer à administrer avec la vieille machine de l’État, et qu’il lui fallait supprimer cette vieille machine d’oppression utilisée jusqu’ici contre elle-même. Ce serait cependant une erreur, pense Lénine, d’interpréter cet exposé des traits essentiels et de la signification historique de la Commune de Paris, comme si Marx confondait la destruction de la machine de l’État bourgeois avec la destruction de l’État en général et comme s’il avait jamais combattu le centralisme. Bernstein avait écrit entre autres choses, — et il n’avait pas tort ! — que le programme de Marx dans « La Guerre civile » accusait par son contenu politique, dans tous ses traits essentiels une ressemblance frappante avec le fédéralisme de Proudhon. Voici la réponse de Lénine : il est monstrueux de confondre les vues de Marx sur la destruction du pouvoir de l’État — cet État qui se développe en parasite ! — avec le fédéralisme de Proudhon... Marx s’accorde avec Proudhon en ce que tous deux sont partisans de la destruction de la machine d’État actuelle. Cet accord du marxisme avec l’anarchisme (avec Proudhon comme avec Bakounine), ni les opportunistes ni les Kautskystes ne veulent le voir, car sur ce point ils se séparent du marxisme... Marx se sépare de Proudhon justement sur cette question du fédéralisme (sans parler de celle de la dictature du prolétariat)... Marx est centraliste. Et dans les passages cités de lui, on ne peut trouver la moindre dérogation au centralisme. Seuls, des esprits obsédés par la crainte superstitieuse et petite bourgeoise [1] de l’État peuvent prendre la destruction de la machine de l’État bourgeois pour la destruction du centralisme [2].

C’est là un exemple typique des procédés de discussion de Lénine dans L’État et la Révolution, écrit rempli d’une suite interminable de contradictions, en général partout où il est question de « La Guerre civile » de Marx et des anarchistes. Que Marx soit centraliste, c’est une vérité banale que personne ne met en doute — et Bernstein moins que quiconque ! il s’agit de savoir si Marx l’a été aussi dans « la guerre civile », et c’est ce que Lénine aurait dû démontrer à propos du texte en question. Il a essayé de le faire et a complétement échoué. S’il n’est déjà pas exact que les passages cités ne présentent aucune trace de fédéralisme, c’est encore moins exact pour tous ceux qu’il ne cite pas. Prenons la dernière phrase du texte de Marx reproduit plus haut : la Commune était cette forme précise de République, qui ne devait pas seulement abolir la domination d’une classe particulière, mais bien la domination de classe elle-même, et il apparaît qu’il s’agit bien là de l’abolition de l’État en soi, de cet État qui, selon la conception de Marx et aussi de Lénine, n’est rien d’autre que l’expression de la domination d’une classe sur une autre.

Pourquoi fallait-il détruire la machine de l’État bourgeois ? Par quoi était elle remplacée ? A ces questions. Lénine répond en citant les passages suivants de l’écrit de Marx :

La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les différents arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de la Commune était évidemment formée d’ouvriers ou de représentants reconnus des ouvriers... La police, jusqu’ici l’instrument du gouvernement de l’État, fut aussitôt dépouillée de tous ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les branches de l’administration. La fonction publique, des membres de la Commune jusqu’aux échelons inférieurs, devait être assurée pour un salaire d’ouvrier. Les droits acquis et les frais de représentation des hauts dignitaires de l’État disparurent en même temps que ces hauts dignitaires eux-mêmes [3].

Arrivé là, Marx continue en ces termes — que Lénine, toutefois, ne cite pas ! les services publics cessèrent d’être la propriété des créatures du pouvoir central. On remit aux mains de la Commune non seulement l’administration municipale, mais encore toute l’initiative exercée jusqu’ici par l’État. Ces mesures ne devaient pas seulement être valables pour Paris, mais pour tout le pays. Après avoir détruit le pouvoir central, aboli l’armée permanente et la police, ces instruments du gouvernement, supprimé la bureaucratie, brisé la puissance du clergé, libéré la totalité des établissements d’instruction de toute ingérence de l’Eglise et de l’État, élu les fonctionnaires de la justice rendus responsables et révocables, après que toutes les fonctions essentielles de l’État fussent ainsi anéanties, la route serait libre pour une nouvelle organisation de la société ayant pour base la commune, donc pour une organisation fondée entièrement sur le fédéralisme. Marx dit plus loin — ce que Lénine continue à ne pas citer ! — : la Commune de Paris devait naturellement servir d’exemple à tous les grands centres industriels de France. Dès que le régime de la Commune aurait été établi à Paris et dans les centres secondaires, l’ancien gouvernement centralisé eût été forcé de céder aussi la place dans les provinces au gouvernement des producteurs par eux-mêmes [4].

La Commune, selon Marx, avait pour principe essentiel de remplacer le centralisme politique de l’État par un gouvernement des producteurs par eux-mêmes, par une fédération de communes autonomes qui devaient prendre en mains l’initiative exercée jusqu’ici par l’État. Le pays ne devait plus être gouverné, comme il l’avait été jusqu’à présent, de haut en bas, mais il devait se gouverner lui-même de bas en haut ! La Commune devait être la forme politique même du plus petit village. Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées départementales devaient ensuite à leur tour envoyer des représentants à la délégation nationale ; les représentants devaient être à tout moment révocables et liés par les instructions précises de leurs électeurs [5].

Pas la moindre trace d’un quelconque centralisme ! Et pourtant ce n’est qu’une apparence, écrit Lénine, car Marx ne parle nullement ici du fédéralisme pour l’opposer au centralisme, mais de la destruction de la vieille machine existante de l’État bourgeois [6]. Et suit alors une « interprétation » de Lénine, qu’on ne peut traiter que de falsification consciente, car elle est si maladroite que personne ne peut sérieusement prétendre que Lénine ait vraiment pensé ce qu’il écrivait. Voici ce que dit Marx :

Les fonctions peu nombreuses, mais importantes, qui restaient à la charge d’un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, ainsi qu’on l’a faussement et délibérément affirmé, mais remplies par des fonctionnaires communaux, c’est-à-dire strictement responsables. L’unité de la nation ne devait pas être brisée, mais bien organisée par la constitution communaliste ; elle devait devenir une réalité par la destruction de ce pouvoir d’État qui se prétendait l’incarnation de cette unité, mais qui voulait être indépendant de la nation et supérieur à elle, alors qu’il n’en était qu’une excroissance parasitaire. Tandis qu’il importait d’amputer l’ancien pouvoir gouvernemental de ses organes uniquement répressifs, il fallait arracher ses fonctions légitimes à une autorité qui prétendait se placer au-dessus de la société et les rendre aux serviteurs responsables de cette société.

C’est dans cette « unité de la nation » que Lénine découvre le centralisme de Marx. Marx aurait intentionnellement choisi cette expression pour opposer le centralisme démocratique prolétarien au centralisme bourgeois, militaire et bureaucratique. Et voici les arguments que Lénine, pour démontrer le centralisme de Marx, oppose à Bernstein qui a confondu ce programme de la constitution communaliste avec le fédéralisme Proudhonien : Bernstein est tout simplement incapable de concevoir la possibilité d’un centralisme volontaire, d’une fusion volontaire des communes prolétariennes en vue de la destruction de l’État bourgeois et de la machine de cet État. Bernstein, comme tout philistin, se représente le centralisme comme une chose venant uniquement d’en haut, ne pouvant être Imposée et maintenue que par une armée de fonctionnaires et de militaires [7].

On ne peut trouver pire que Lénine pour travestir les faits et les présenter la tête en bas ! Là où il demeure sans arguments, il introduit un mot et la situation est sauvée. Voici la preuve que « Marx est centraliste », preuve convaincante même pour « La Guerre civile » : non seulement Marx est centraliste, mais — bien plus ! — il est un « centraliste volontaire » ! Jusqu’à présent il fallait être une baderne ou un philistin pour croire que le signe distinctif du centralisme est précisément d’agir, d’unir, d’organiser, de contraindre ou d’imposer de haut en bas ; mais Lénine a découvert un nouveau centralisme dont la fonction est d’agir de bas en haut ; qui reconnaît l’initiative indépendante et l’autonomie de tous les éléments qui s’organisent pour réaliser leur unité, en un mot : ce fameux « centralisme volontaire », tiré de « La Guerre civile », qu’on désignait précisément en général par le terme ambigu de « fédéralisme » [8].

Puisque les communes devaient fusionner pour constituer une unité nationale, c’est donc qu’il doit être nécessairement question de centralisme, selon l’interprétation de Lénine. Marx avait en effet montré que la Commune de Paris n’était pas une résurrection de ces communes du Moyen Âge qui étaient à certains égards des organismes indépendants et qui précédèrent le pouvoir d’État qui devait les détruire ; il avait montré aussi qu’il n’était pas question d’une union de petits États, mais que la constitution communaliste aurait au contraire restitué au corps social toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’État parasite qui se nourrit de la société et empêche son libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût provoqué la régénération de la France. Ainsi, au lieu d’une unité imposée par l’État, la constitution communaliste devait établir une unité organique par la fédération des communes. Lénine ne voit dans le fédéralisme, — ou ne veut voir rien d’autre — qu’un séparatisme, une désagrégation en éléments isolés, comme s’il signifiait autre chose que l’organisation de la société sur des bases rationnelles, organiques et économiques : et d’ailleurs, pris en lui-même, le mot fédéralisme ne veut-il pas dire l’union par un pacte, l’alliance, donc le rassemblement d’éléments séparés ? C’est une unité sans exploitation économique et sans oppression politique qui a pour condition préalable la destruction radicale du pouvoir politique de l’État. Naturellement Lénine ne veut pas entendre parler de la destruction de l’État, en tant que tel, ni de celle ce la centralisation. D’où, pour servir ses desseins, cette interprétation dépourvue de sens : le centralisme volontaire.

Après avoir fait entrer le centralisme dans les développements de Marx, Lénine fait encore un pas de plus et explique même que la Commune sert d’exemple non seulement pour la destruction de l’État bourgeois, mais aussi pour la construction d’une nouvelle machine d’État prolétarienne [9]. Selon Lénine, précisément une des différences entre marxistes et anarchistes consiste en ce que les anarchistes qui jurent de détruire l’État, n’ont aucune idée claire de ce qui le remplacera, ni de la façon dont le prolétariat usera de son propre pouvoir. Une autre différence est que les anarchistes veulent abolir l’État du jour au lendemain, tandis que les marxistes pensent que ce but ne peut être atteint qu’après la destruction des classes par la révolution sociale, c’est-à-dire est la conséquence de l’instauration du socialisme qui conduit au dépérissement de l’État.

L’interprétation singulière que Lénine a donnée de « La Guerre civile » de Marx, servait à prouver que la doctrine du « véritable » marxisme était la suivante : 1) l’État bourgeois doit être détruit ; 2) il faut créer une nouvelle machine d’État fondée sur le centralisme ; 3) Cet État prolétarien dépérira. Ce sont là les trois points fondamentaux du rôle de l’État dans l’interprétation léniniste du marxisme, les trois éléments essentiels de la doctrine de l’État dans le léninisme marxiste. Il était indispensable pour notre enquête — rechercher les rapports entre léninisme et Bakouninisme — d’étudier à fond « La Guerre civile » et d’en donner de longs extraits, afin d’exposer clairement la suite des idées de Lénine, lorsqu’il cite — ou ne cite pas ! — ces passages. Cet examen minutieux était nécessaire pour pouvoir analyser l’écrit de Lénine et comprendre cette conclusion, paradoxale en apparence, à laquelle nous parvenons maintenant : la preuve est apportée que L’État et la Révolution ne conserve dans son développement aucune idée proprement anarchiste, et il est prouvé en outre que Lénine appuie à tort sa théorie sur cet enchainement d’idées anarchistes qui figurent dans « La Guerre civile ».

Ce n’est pas seulement l’interprétation que donne Lénine de la « Guerre civile » qui est fausse et falsifiée, mais encore toutes les fois qu’il invoque cet écrit pour défendre sa théorie au centre de laquelle se dresse un nouveau pouvoir d’État monstrueusement centralisé. Ce sont là tentatives inadmissibles et impossibles, et cela pour chacun des trois points essentiels de sa doctrine de l’État. Que la théorie léniniste de l’État soit — ou non — une reconstruction de la doctrine marxiste, on ne peut en tout cas se servir de « La Guerre civile » pour cette reconstruction. Elle demeure un corps étranger dans la doctrine léniniste de l’État prolétarien — et même un corps étranger défiguré ! — aussi bien que dans le « socialisme scientifique » de Marx-Engels. Jongler avec des citations de Marx pour des fins démagogiques ne peut être pris au sérieux, ni démentir l’exactitude de ces faits. Nous avons montré en plusieurs endroits que l’écrit de Marx sort du cadre du « marxisme », et nous en avons donné les raisons. Nous citerons encore ici le témoignage d’un marxiste qui ne fut pas un « social-patriote », ne fit pas partie des opportunistes ou des réformistes, mais bien plutôt de ces marxistes révolutionnaires, de ces néo-marxistes, dont les plus connus se nomment Lénine, Trotsky, Rosa Luxembourg : il s’agit de Franz Mehring et voici ce qu’il écrivait à propos de « La Guerre civile » :

Aussi brillants que fussent ces développements pris en détail, ils n’en étaient pas moins en contradiction certaine avec les idées que Marx et Engels avaient représentées depuis un quart de siècle et qu’ils avaient déjà rendu publiques dans le Manifeste communiste. D’après leur conception, il y avait, bien entendu, parmi les conséquences ultimes de la future révolution prolétarienne, la dissolution de l’organisation politique connue sous le nom d’État, mais il ne s’agissait cependant que d’une dissolution progressive... Pour atteindre ce but et les autres objectifs encore importants de la future révolution sociale, Marx et Engels insistaient en même temps sur la nécessité pour la classe ouvrière de s’emparer du pouvoir organisé de l’État... Cette conception, formulée dans le Manifeste communiste, ne pouvait s’accorder avec les louanges que l’Adresse du Conseil général de l’Internationale décernait à la Commune de Paris pour avoir commencé à radicalement extirper l’État parasite [10].

Il ressort nettement de cette critique du biographe de Marx, que les déclarations anti-étatistes de Marx et d’Engels au sujet de la Commune de Paris n’ont aucun rapport — et qu’on ne peut en outre établir aucun rapport — avec ces passages de leurs autres écrits où il est question d’un dépérissement de l’État, conception qui, comme nous l’avons vu, se rattache à tout le système du « socialisme scientifique » et n’est compréhensible qu’à partir de ce système. En aucune façon, la Commune de Paris n’a rencontré à sa naissance les conditions économiques nécessaires pour pouvoir transformer la propriété privée en propriété collective. Comme Marx l’a écrit, elle voulait faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production, la terre et le capital, aujourd’hui essentiellement moyens d’asservissement et d’exploitation du travail, en simples instruments du travail libre et associé [11]. Elle ne centralisait donc pas les moyens de production dans les mains de l’État ! Son but n’était pas de faire « dépérir » l’État, mais bien de l’abolir aussitôt, « du jour au lendemain ». La destruction de l’État n’était pas la conclusion inéluctable d’un processus historique et dialectique suivant des lois rigides, processus dans lequel le prolétariat, devenu classe dirigeante, supprime par la force les anciens rapports de production et avec eux, de façon absolue, les conditions d’existence des contradictions de classes et supprime ainsi sa propre domination en tant que classe. En un mot, le dépérissement de l’État, dans la théorie marxiste, est déterminé par une phase supérieure de la société, phase déterminée à son tour par un mode supérieur de production. Il s’agit là d’un processus historique. La Commune de Paris détruisait l’État, sans réaliser aucune de ces conditions qui, dans ce processus, sont le préalable à l’abolition de l’État.

Proclamer que « La Guerre civile » contient la véritable doctrine du marxisme sur l’État, c’est jeter par-dessus bord le marxisme tout entier, cela signifie la négation complète de tout sort développement, du Manifeste communiste au Capital et à l’Anti-Dühring, y compris ce chapitre dont le titre est tout un programme : « De l’utopie à la science ».

Pour rétablir la doctrine marxiste sur le « dépérissement » de l’État, dont il a pu soutenir avec raison qu’elle était « oubliée » par la social-démocratie opportuniste et réformiste, Lénine ne pouvait donc pas se réclamer du programme de « La Guerre civile ». Cependant cet écrit ne peut pas être pris davantage en considération pour les deux autres points de la doctrine léniniste de l’État : création d’une nouvelle machine d’État et destruction de l’ancienne. En effet, comme nous l’avons démontré en détail, la Commune, en brisant l’État bourgeois, n’avait pas l’intention de mettre à sa place un autre État. L’accord avec la théorie de Lénine est seulement apparent. Ce que Lénine veut c’est la destruction de l’État bourgeois en tant qu’il est bourgeois, tandis qu’il s’agit pour la Commune de détruire l’État bourgeois en tant qu’il est un État. Cette différence d’accent est une différence de principe, et les deux conceptions sont même diamétralement opposées. Extirper radicalement l’État parasite, c’était détruire l’État de façon absolue. L’intention de la Commune n’était pas de fonder quelque nouvelle machine d’État, mais de remplacer l’État par une organisation collective sur des bases économiques et fédéralistes. Nous disons même que la destruction de l’État consistait précisément dans ce remplacement qui était non le but, mais encore le moyen. C’est pourquoi Marx — contrairement à Lénine — ne parle nulle part de la nécessité d’un organisme spécial de répression pour combattre la bourgeoisie. La destruction du pouvoir de la bourgeoisie consistait à lui arracher tous les instruments essentiels de sa puissance, et ainsi d’anéantir la machine politique, militaire, juridique et bureaucratique de l’État. En outre, afin de défendre la nouvelle société, la Commune prit des mesures tendant à rendre impossible la formation d’une nouvelle machine d’État bureaucratique et de tout nouvel organisme répressif. Engels a très bien compris ceci, lorsqu’il écrivait dans sa préface à « La Guerre- civile » : la Commune dut reconnaître d’emblée qu’elle ne pouvait continuer à administrer avec la vieille machine d’État et, pour ne pas perdre de nouveau la domination qu’elle avait conquise, elle dut prendre deux mesures : d’une part, éliminer la machine répressive jusqu’ici utilisée contre elle, d’autre part aussi, prendre des garanties contre ses propres mandataires et fonctionnaires en les proclamant révocables sans exception et en tout temps. [12] La Commune comprit donc qu’il fallait, en plus de la destruction de la vieille machine d’État, rendre impossible la formation d’une nouvelle !

La théorie de l’organisme répressif n’est autre qu’une idéologie tendant au rétablissement de la dictature politique de l’État. La prétendue « période de transition » entre la destruction de l’État bourgeois et le « dépérissement » de l’État prolétarien ne signifie pas autre chose que perpétuer le principe jacobin de l’État, le gouvernementalisme, dont l’histoire — comme l’a dit Proudhon — est celle du martyre du prolétariat.

Le but recherché par les bolchéviks fut toujours la conquête du pouvoir politique. Il est probable que, si Lénine a mis a lors l’accent sur les buts finaux anarchistes, ce fut pour ménager les anarchistes qui jouaient un rôle important et actif dans la Révolution. Il est certain que l’affirmation qu’il s’agissait seulement d’une période de transition, a conduit les anarchistes à prendre une part active à l’établissement de la dictature d’État des bolchéviks. En expliquant que cet État de la période de transition dépérirait, on incitait un grand nombre d’anarchistes à considérer Lénine et son parti comme des alliés. Beaucoup d’entre eux consentirent à s’accommoder de cette fameuse dictature du prolétariat, puisqu’il ne s’agissait soi-disant que d’une période de transition inévitable — c’était ainsi ! — dans l’intérêt de la Révolution. On ne voulut pas ou on ne put comprendre simplement que justement cette idée d’une dictature nécessaire reconnue comme un stade transitoire inéluctable recélait un grand danger [13]. On ne s’est guère rendu compte d’un dépérissement de l’État et dix années de cette « période de transition » ont amplement suffi pour démontrer que la dictature est la mort de la Révolution et ont justifié ce mot de Bakounine : dans le cas où l’on constituerait, au nom de la Révolution, un État — même provisoire —, on engendrerait la réaction. La fondation d’un « État prolétarien » a en outre prouvé qu’il était absolument impossible de détruire par ce moyen la vieille machine d’État, car il faut nécessairement reprendre à son compte ou rétablir les organes essentiels de l’État bourgeois. On ne peut « briser » l’État qu’en le remplaçant par une organisation reposant sur d’autres principes et cette organisation a consisté dans les Soviets. L’idée de « conseils » signifiait l’auto-organisation, l’auto-activité et l’initiative personnelle de la masse des travailleurs, sans laquelle est impossible une édification socialiste de la société. L’idée de « conseils », en tant qu’auto-organisation des ouvriers sur une base économique, était la négation du principe de l’État, du socialisme de gouvernement et de la théorie de la dictature du prolétariat. Nous reviendrons plus longuement sur le rôle des Soviets dans la Révolution et nous verrons que pour les bolchéviks, les Soviets ne furent pas autre chose qu’un moyen pour arriver à leurs fins : s’emparer du pouvoir de l’État et assurer pour leur parti le monopole de la Révolution. Dans leur pensée, les Soviets devaient être, tout au plus, des rouages pour une nouvelle machine d’État. Le mot d’ordre spécifiquement anarchiste : tout le pouvoir aux Conseils, n’avait pas d’autre sens pour Lénine que : tout le pouvoir dans les mains de notre parti.

Il est non moins faux de voir dans le léninisme une synthèse de Marx et de Bakounine, — comme l’ont prétendu des révolutionnaires [14] —, une sorte de retour au bakouninisme. La différence entre les buts poursuivis par les anarchistes et les bolchéviks n’est pas seulement évidente dans la pratique, mais elle a été aussi, dès le début, fortement soulignée par les léninistes dans le domaine de la théorie. Déjà en mai 1917, voilà ce que déclare Lénine dans un discours sur la question agraire : Les objections soulevées contre les bolchéviks, les attaques de la presse capitaliste, les affirmations que nous sommes des anarchistes : nous repoussons tout cela de la façon la plus catégorique comme autant de mensonges et de calomnies malveillantes, On appelle anarchistes ceux qui nient la nécessité du pouvoir de l’État, mais nous autres, nous disons que l’État est absolument nécessaire, non seulement pour la Russie présentement, mais encore pour tout État, même s’il se trouve prêt à passer directement au socialisme. Un fort pouvoir d’État est absolument indispensable ! [15].

Jamais, dans la théorie bolchéviste, il n’est question d’une négation du principe de l’État ou même d’un affaiblissement des fonctions de l’État, ce qui pourrait justifier un rapprochement avec l’anarchisme : c’est bien plutôt le contraire qui a lieu. Le but de la Révolution a toujours été pour les bolchéviks la conquête du pouvoir politique, la puissance de l’État. La Révolution doit créer un nouvel appareil d’État, qui permettra d’exercer la dictature. Conquérir le pouvoir de l’État, ce n’est pas simplement s’emparer de l’organisation ancienne, mais c’est aussi en créer une nouvelle : La Révolution détruit l’ancienne force et en crée une nouvelle [16].

Dans le programme de la Troisième Internationale, adopté à son premier congrès, on insiste sur la nécessité de créer une nouvelle organisation d’État : la victoire du prolétariat repose sur la désorganisation de la puissance de l’adversaire et sur l’organisation de la puissance prolétarienne qui consiste en la destruction de l’appareil d’État bourgeois et en la construction d’un appareil d’État prolétarien. [17]. Et dans le nouveau manifeste communiste de la Troisième Internationale (1919) : la question qui se pose est la suivante : qui sera dans l’avenir le facteur de la production nationalisée ? l’État impérialiste ou l’État du prolétariat victorieux ? Cela signifie que le léninisme est ici de nouveau en accord avec les conceptions de Marx, telles qu’il les exposait dans son Manifeste communiste de 1848 : le prolétariat devra se servir de l’État pour transformer la propriété privée des moyens de production en propriété d’État et il utilisera son pouvoir politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tout le capital et pour centraliser entre les mains de l’État tous les moyens de production. C’est une doctrine marxiste — et non bakouniniste — que de prétendre réaliser le socialisme par l’étatisation des moyens de production, avec, comme condition préalable, la conquête du pouvoir politique. Que cette conquête ait lieu avec ou sans la destruction de l’ancienne machine d’État, que ce pouvoir politique soit conquis dans le cadre d’un régime démocratique de l’État bourgeois ou soit la conséquence de la formation d’un État prolétarien, par la voie parlementaire ou par celle d’une insurrection révolutionnaire selon les méthodes blanquistes : ce sont là des questions qui n’ont d’importance que pour les rapports entre marxisme et léninisme, pour l’interprétation, le rétablissement et le développement de la doctrine marxiste, pour les rapports entre la social-démocratie et le bolchévisme ; mais elles sont toutefois secondaires pour étudier les rapports entre le bakouninisme — anarchisme et syndicalisme — et ces deux doctrines, quelles que soient les nuances et les interprétations qui puissent changer leur apparence. La conception qui est l’élément essentiel de l’accord entre toutes ces théories, cette conception de la nécessité de l’appareil d’État, de la conquête du pouvoir politique considéré comme la condition préalable et indispensable pour réaliser le socialisme, c’est précisément cette conception du rôle de l’État qui marque la différence décisive et fondamentale entre ces théories et le bakouninisme. C’est sur ce point que se séparent — et pas seulement depuis l’existence du bolchévisme — les deux voies radicalement différentes qui conduisent à la réalisation du socialisme. Cette question délicate est à l’origine de toutes les différences qui existent, en théorie et en pratique, entre es deux tendances ; c’est à elle qu’il faut ramener ces différences et c’est elle qui sépare les deux courants principaux du mouvement ouvrier, l’autoritaire et l’anti-autoritaire, entre lesquels n’existent — et ne peuvent exister — ni transitions, ni nuances intermédiaires.

En tout cas, le léninisme est d’accord avec la doctrine marxiste orthodoxe — et cela en opposition à la théorie actuelle du révisionnisme — sur le point suivant : après avoir « étatisé » la production, l’État dépérira. En effet, pour Lénine aussi, le socialisme est une société sans classes [18]. Et comme l’État est toujours l’expression d’une société de classes, il doit disparaître avec la suppression des classes. Le prolétariat n’a besoin de l’État que provisoirement. Nous ne sommes aucunement en désaccord avec les anarchistes quant à l’abolition de l’État comme but [19]. Lénine reconnaît le caractère de classe de l’État, fondé sur sa nature même, et par là l’impossibilité de concilier le socialisme et l’État. Pour pouvoir réaliser cette société sans classes, il faut toutefois fonder d’abord un nouvel État, afin d’en diriger les moyens de répression contre les exploiteurs. Pour arriver à la suppression des classes, une « dictature provisoire » de la classe opprimée est nécessaire. Le prolétariat a besoin de l’État, écrit Lénine ; tous les opportunistes, les social-patriotes et les kautskystes le répètent en assurant que telle est la doctrine de Marx ; mais ils « oublient », que cet État est celui du prolétariat organisé en classe dominante et que le prolétariat n’a besoin que d’un État en voie de dépérissement, c’est-à-dire d’un État constitué de telle sorte qu’il commence aussitôt à dépérir et ne puisse rien faire d’autre que dépérir [20].

Pourquoi ce dépérissement est-il inévitable ? Pourquoi l’État prolétarien dépérit-il immédiatement ? Malheureusement la théorie léniniste ne nous l’explique pas. Tandis que la dictature du prolétariat est soigneusement justifiée, on ne trouve pas un mot sur ces questions décisives pour la réalisation du socialisme. Les faits vont parler avec d’autant plus d’éloquence.

Pour rétablir et développer la doctrine marxiste, Lénine a pris à son compte la conception de Marx sur la société sans classes. Marx a reconnu — et son analyse est parfaitement correcte — le caractère de classe et le rôle de l’État ; il n’a jamais défendu d’autre conception du socialisme que celle d’une société sans classes et sans État. Tant qu’il y aura dans la société des contradictions de classes, il existera forcément une classe opprimée et sa libération nécessitera la création d’une nouvelle société. Tant qu’il y aura une contradiction de classes, il existera un État qui en est précisément l’expression : c’est pourquoi la société socialiste — c’est-à-dire sans classes — n’est possible que dans une société sans État et s’identifie avec elle. Le but du mouvement socialiste est donc, en réalité, de supprimer cette contradiction entre société et État. Après l’effondrement de l’ancienne société, il n’y aura pas une nouvelle domination de classe, dont un nouveau pouvoir politique serait le couronnement. La condition de la libération de la classe ouvrière est l’abolition de toutes les classes, de même que la condition de la libération du tiers-état — c’est-à-dire de la bourgeoisie — avait été l’abolition des castes [21].

Dans la société sans classes, cet idéal qui est le but de tous les véritables socialistes, non seulement le prolétariat, mais l’humanité tout entière acquiert sa liberté ; avec cette société commence « le règne de la liberté » et elle n’est point dans Marx — comme nous l’avons vu — l’expression d’une idée philosophique, mais bien la conclusion logique du développement économique de la société capitaliste. Le cours de ce développement était pour Marx un processus dialectique et soumis à des lois. Grâce à son analyse géniale de l’économie capitaliste, il avait découvert la loi de son évolution dialectique. Cette loi était, à ses yeux, absolue ; elle s’appliquait à l’histoire dont le développement dialectique suivait, pour lui, un cours nécessaire que rien ne pouvait infléchir. Avec la loi de l’empirisme dialectique il pensait avoir découvert ce qui régit dialectiquement l’histoire et il croyait pouvoir prédire le cours de l’évolution de la société. Mais ce processus ne se déroulait pas avec cette nécessité immanente, à laquelle croyait Marx. Son système scientifique, grâce auquel il pensait avoir triomphé de toutes les « utopies », aboutissait finalement à une nouvelle utopie « scientifique ». L’évolution de l’État qui devait conduire logiquement à son auto-suppression était le développement d’une dialectique utopique, et le dépérissement de l’État une utopie fondée sur une dialectique abstraite.


[1Cela fait une impression vraiment comique de voir Lénine et ses partisans exécuter inlassablement les tendances socialistes qui leur déplaisent, en les traitant de petites-bourgeoises. Ces mêmes gens qui sont restés enfoncés désespérément, jusque par-dessus les oreilles, dans l’idéologie politique de la petite bourgeoisie !(Rocker, La faillite du communisme d’État russe, édition du Syndicaliste. 1921, p. 27). (All.)

[2L’État et la Révolution, p. 58. (Holl.)

[3La guerre civile en France, p. 49. (All.)

[4Ibid. p. 49

[5Ibid. p. 49.

[6L’État et la Révolution, p. 57.

[7Ibid. p. 59.

[8James Guillaume faisait un jour remarquer à De Paepe : appeler État une Fédération de Communes, ce serait appeler un cercle non pas un cercle mais un carré rond ! La nouvelle société anti-autoritaire est si complètement différente de l’ancienne, que ce serait une monstrueuse aberration que de lui donner le même nom. Il lui manque précisément tous les traits caractéristiques de l’organisation politique de la société : le gouvernement, l’autorité, la domination d’une classe, les institutions politiques, en un mot tous ces éléments qui forment le concept d’État. Cf. Guillaume, L’Internationale, III, pp. 230-231. (Fr.)

[9L’État et la Révolution, p. 127.

[10F. Mehring, op. cit. p. 460 (les passages entre guillemets ont été soulignés par moi. — A.L.).

[11La guerre civile en France, p. 53.

[12Ibid. p 14.

[13Rocker, op. cit. p. 30.

[14Cf. Franz Pfemfert dans Die Aktion (La mort de Lénine) : Lénine serait une synthèse de Marx et de Bakounine — Hans Millier, Michel Bakounine, Zurich 1919, p. 29 — Erich Mühsam, dans Ver, Vienne. (All.)

[15Lénine, Œuvres complètes, Vienne, 1928. Tome XX, 2e demi-tome, p. 13. (All.)

[16N. Boukharine et E. Préobrajenski, ABC du Communisme, Vienne 1920, p. 88.

[17Programme de Moscou, p. 7. (All.)

[18Le socialisme, c’est la suppression des classes. Lénine, La dictature du prolétariat, p. 9. (Holl.)

[19L’État et la Révolution, p. 88.

[20Ibid. p. 28 (le passage entre guillemets a été souligné par moi. — A.L.)

[21K. Marx, La misère de la philosophie, p. 163. (All.)