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Anarchisme et marxisme dans la Révolution russe - L’Etat bolchévik et les soviets [02]

lundi 31 octobre 2022, par Arthur Lehning (CC by-nc-sa)

Lénine pouvait écrire avec raison que la force créatrice du peuple avait donné le jour aux Conseils, et que, sans eux, la Révolution eût été une cause désespérée ; mais il n’est pas moins exact qu’il fallait détruire cette force créatrice dès que les bolchéviks auraient atteint leur but : la prise du pouvoir et l’exercice de la dictature. En effet, les Conseils où se manifestait réellement la puissance créatrice du peuple et où s’exprimait la volonté d’une transformation socialiste de la société, ces Conseils qui étaient les organes de cette transformation, étaient inconciliables avec les décrets d’État dont un pouvoir dictatorial inondait le pays.

L’idée de Conseils, a écrit Rocker, est l’expression la plus précise de ce que nous entendons par Révolution sociale et embrasse toute la partie constructive du socialisme. L’idée de dictature est d’origine purement bourgeoise et n’a rien de commun avec le socialisme. Elle est en contradiction fondamentale avec l’idée constructive du système des Conseils et associer par la force ces deux conceptions devait aboutir à cette monstruosité sans espoir qu’est l’actuelle commissarocratie bolchéviste fatale à la Révolution russe. Il ne pouvait en être autrement. Le système des Conseils ne supporte aucune dictature, précisément parce qu’il part de postulats tout différents. Dans le bolchévisme s’incarne la contrainte venue d’en haut, l’aveugle soumission aux prescriptions dictées par une volonté sans âme. Les deux conceptions ne peuvent coexister. La dictature a vaincu en Russie et c’est pour cela qu’il n’y a plus là-bas de Soviets. Ce qui en reste encore, n’est plus qu’une horrible caricature de l’idée de Soviets. [1] Rocker a aussi montré dans cet écrit qu’on avait déjà propagé cette idée de Conseils dans l’aile anti-autoritaire de la première Internationale et qu’on l’avait opposée à l’idée bourgeoise de la dictature politique. On avait souligné l’importance des organisations économiques pour la transformation socialiste de la société et ceci explique qu’on doit voir dans ces organisations de combat sur le terrain économique les éléments de la future société socialiste. Le congrès de Bâle, en 1869, adopta une résolution invitant les travailleurs à former des « associations d’industrie », organisations les plus aptes à remplacer le système du salariat par la fédération des libres producteurs, et, dans l’exposé des motifs, le belge Hins déclarait : Les Conseils des organisations professionnelles et industrielles remplaceront le gouvernement actuel et cette représentation des travailleurs se substituera une fois pour toutes aux vieux systèmes politiques du passé. [2] D’ailleurs, cette idée s’était clairement exprimée, déjà auparavant, durant cette période du mouvement ouvrier anglais qui, eu début des années quarante, a pu être qualifiée d’owéniste et de syndicaliste. L’idée fondamentale du socialisme d’Owen et des critiques sociaux tels que Thompson et Gray était la suivante : la transformation de la société ne devait être que l’œuvre d’associations librement constituées dans le domaine de l’économie, Lorsqu’en 1833-1834 l’idée de coopérative défendue par Owen s’associa à la conception du mouvement syndical, il prit naissance un mouvement socialiste à base économique qui avait un caractère syndicaliste et qui ne trouvait pas la solution de la question sociale dans des réformes ou dans le parlementarisme, mais dans la prise en mains de toute la production par les producteurs.

Suppression de l’autorité de l’État, disparition de cette autorité au sein de l’« organisation industrielle », remplacement du système gouvernemental par l’organisation du travail : telles sont les idées maîtresses du socialisme de Proudhon, tel était le but de ses propositions de réformes sociales et économiques.

Bakounine adopta ces idées et les associa au mouvement ouvrier organisé. Il énonça les principes de base du syndicalisme qu’on doit considérer comme le prolongement de la tendance bakouninienne de la première Internationale.

Durant la Révolution russe, c’est dans les Soviets que ces idées prirent corps avec le plus d’importance et le plus d’ampleur. Contrairement à toutes les organisations nées des partis politiques, de l’autorité et de l’État, les Soviets étaient une création spécifique fondée sur la notion de classe et œuvre des travailleurs. Ils ne sont donc pas des organisations électorales, ni par suite territoriales, mais plutôt des groupements économiques et spécifiques. Là où des individus travaillent en commun et où il faut organiser le travail, là où il faut défendre des intérêts précis, en un lieu et à un moment précis, alors le Soviet prend naissance. Le Soviet, en tant qu’organisation, ne limite pas son action à la vie économique, mais l’étend à toute la vie sociale. Comme les Soviets sont créés pour remplir une fonction, leur activité s’exerce de bas en haut et ils sont la négation absolue du centralisme politique et de toute organisation étatique. Les Soviets sont antiparlementaires : ils ne sont pas des organisations de représentants, mais de délégués et ignorent toute séparation des pouvoirs législatif et exécutif. Tandis que les Corps politiques ne sont que des Corps législatifs et que l’exécution des lois est confiée à un appareil permanent de fonctionnaires — signe caractéristique de l’État politique centraliste les Soviets réunissent en eux les pouvoirs législatif et exécutif et font œuvre de décentralisation et de fédéralisme. Ainsi la condition préalable pour le fonctionnement d’un système soviétique est l’autonomie des organismes de base et la fonction sociale des Soviets s’exerce de bas en haut.

Les délégués du Soviet sont élus par leurs compagnons de travail. Ils restent en contact direct avec ceux qui les ont élus et avec le travail dans l’intérêt duquel ils ont été élus. Ils représentent une unité économique ou sociale bien déterminée : l’usine, la maison, la commune, la région. Tous les ouvriers — et seuls les ouvriers — élisent dans une usine le Soviet d’usine, de même que les travailleurs de la terre élisent dans un district le Soviet des paysans. Les Soviets prirent naissance dès que la Révolution eût éclaté dans toute la Russie, et comme ils étaient les organes de la Révolution, ils eurent tendance à être non seulement ceux du soulèvement, mais aussi ceux qui assureraient sur de nouvelles bases la marche de la vie sociale.

Toutes les prises de position des partis politiques leur interdisaient de soutenir une telle tendance et ils essayaient de parvenir à leurs buts étatiques avec l’aide des Soviets. Les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks s’appuyèrent sur les Soviets pour gagner de l’influence sur le gouvernement bourgeois, et il leur fallait cet appui pour pouvoir gouverner. Ils tentèrent de neutraliser l’action spontanée et la position de force des Soviets et d’accaparer les fonctions politiques de l’État (commission de contrôle, coalition, comité central paysan, parlement préparatoire). Quant aux bolchéviks ils soutinrent les Soviets en tant qu’« organes du soulèvement » et organisations de combat contre le gouvernement et l’État bourgeois, et ils essayèrent de prendre le pouvoir en mains par l’intermédiaire des Soviets.

Mais les Soviets, nés de la « force créatrice du peuple », auraient représenté bien peu de chose, s’ils n’avaient été bons qu’à rendre possible la prise du pouvoir pour un parti politique, une coalition bourgeoise ou toute autre coalition. Nés de la Révolution, ils en étaient l’expression. Le bouleversement social enfantait une nouvelle société qui avait à remplir de nouvelles fonctions et, pour cela, avait besoin de nouveaux organes. C’est pourquoi les Soviets résument en eux toute la signification de la Révolution russe et leur évolution est celle de cette Révolution.

On pourrait comparer le rôle des Soviets, en tant qu’organes de la Révolution, à celui des Communes et à celui des « quartiers » et des « sections » de la Commune de Paris dans la Révolution française. De même que l’abolition de l’autonomie des communes et la destruction des Sections parisiennes signifièrent la mort de la Révolution, de même l’abolition de l’autonomie des Soviets et leur transformation pure et simple en organismes d’État annoncèrent la fin de la Révolution russe et le commencement de la contre-révolution étatique. Dans son grand ouvrage sur la Révolution française, — ouvrage qui non seulement éclaire d’un jour particulier les événements révolutionnaires de cette période 1789-1794 de l’histoire de la France, mais qui est aussi vraiment une œuvre classique pour comprendre la Révolution en général —, Kropotkine a montré l’importance qu’ont eue pour la Révolution, les Communes et surtout la Commune de Paris en 1793. Il ne suffit pas, remarque Kropotkine, qu’il y ait plus ou moins de soulèvements populaires victorieux : encore faut-il qu’ils laissent quelque trace dans les institutions pour permettre aux nouvelles formes de vie de naître et de s’implanter. Le peuple français parut avoir compris remarquablement cette nécessité lorsqu’il instaura, dès les premiers soulèvements de 1789, la Commune populaire. Le centralisme gouvernemental n’intervint que plus tard, mais la Révolution commença par créer les Communes qui lui donnèrent une force extraordinaire. Ce fut, en effet, dans les villages la Commune paysanne qui exigea l’abolition des charges féodales et donna force de loi au refus du paiement de ces charges, qui reprit aux seigneurs les anciens terrains communaux, qui se révolta contre les nobles et qui combattit le clergé !

Dans les villes, ce fut la Commune urbaine qui organisa la vie sur des bases nouvelles : elle nomma les juges et changea la répartition des impôts. A Paris, ce fut la Commune qui renversa le roi ; elle fut le vrai foyer et la vraie force de la Révolution, force que celle-ci conserva tant que vécut la Commune. Les Communes furent l’âme de la Révolution intégrale et sans cette flamme qui gagna tout le territoire, la Révolution n’aurait pas eu la force de détruire l’ancien régime. Plus tard, ce fut la Commune révolutionnaire du 10 août 1792, directement composée des délégués des quartiers, qui prit en mains la force publique, dirigea l’insurrection et eut la plus grande influence sur le cours des événements.

Ce serait cependant une erreur de se représenter les Communes d’alors comme des organes administratifs modernes auxquels les citoyens, après une excitation de quelques jours durant les élections, abandonnent avec quelque naïveté la conduite de leurs affaires, sans s’en soucier davantage. Cette confiance insensée dans le gouvernement représentatif qui caractérise notre époque, n’existait pas au temps de la grande Révolution. La Commune, née des mouvements populaires, ne se séparait pas du peuple. Par ses quartiers, ses sections, ses « clans » qui étaient comme autant d’organes de l’administration populaire, la Commune restait peuple et c’est ce qui en faisait la force révolutionnaire.

En vue des élections, la ville de Paris, — et l’organisation qu’elle s’était donnée ressemblait à celle de milliers de communes en province —, avait été divisée en soixante quartiers qui devaient élire les électeurs au second degré. Après leur désignation, les quartiers devaient disparaître. Mais ils continuèrent d’exister et s’organisèrent de leur propre initiative en organes permanents de l’administration municipale ; ils s’attribuèrent certaines tâches et fonctions qui relevaient auparavant de la Justice ou de différents ministères de l’ancien régime. De plus, ils s’en donnèrent diverses autres de la plus haute importance dans le domaine économique. Entre autres choses, ils établirent la liaison entre Paris et les provinces. A la suite de la prise de la Bastille, les quartiers apparaissent déjà comme les organismes reconnus de l’administration municipale. Chaque quartier organise ses services selon sa propre volonté. Pour s’accorder entre eux, ils créent un bureau central de relations. Ainsi se constitua une première ébauche de la Commune, de bas en haut, par l’union de ces organisations de quartiers nées d’une façon révolutionnaire de l’initiative populaire. Les quartiers cherchent l’unité d’action non dans la soumission à un comité central, mais dans une fusion du type fédératif. Le gouvernement représentatif doit être réduit au minimum. Tout ce que la Commune peut faire elle-même doit être décidé par elle sans instance intermédiaire, sans délégation de pouvoir, ou alors par des délégués qui n’ont que le rôle de mandataires particuliers et qui restent sous le contrôle permanent de leurs mandants.

Non seulement les quartiers s’intéressèrent à toutes les grandes questions, mais ils prirent souvent l’initiative et s’adressèrent à l’Assemblée nationale par dessus les représentants officiels de la Commune. En outre, dans tous les cas où ce fut possible, les villes de province se mirent en relations avec la Commune de Paris. Ainsi se manifeste un effort pour établir une liaison directe entre les villes et les villages de France, indépendamment du Parlement national.

La vente des biens du clergé, — dont la liquidation et la vente au profit de la nation avaient été décidées par la loi... sur le papier —, n’aurait jamais été réalisée, si les districts ne s’étaient pas chargés de son exécution. Ils résolurent de prendre l’affaire en mains et invitèrent toutes les administrations municipales à agir de même. Lorsque les élus au Conseil municipal protestèrent contre cette entorse à la loi, voici ce que répondirent les quartiers : Comment serait-il possible que le travail accompli par des commissaires désignés par la Commune elle-même dans ce but particulier, soit moins légal que s’il était effectué par des représentants élus une fois pour toutes ?

Lorsque le gouvernement central fut constitué avec Robespierre, la lutte commença contre la Commune dont la force résidait dans ses sections. Aussi le pouvoir central essaya sans relâche de soumettre les sections à son autorité. La Convention leur retira le droit de convoquer leurs assemblées générales. L’État commença à tout centraliser. Il enleva aux sections le droit de désigner les juges de paix et les priva de leurs fonctions administratives. La création des Comités révolutionnaires avait déjà fait des sections des organes subordonnés à la police, qui relevaient du Comité de Salut public, c’est-à-dire du gouvernement central. L’État alla jusqu’à en faire des fonctionnaires appointés. Les Comités furent ainsi transformés en rouages du mécanisme de l’État et placés sous la dépendance de la bureaucratie de l’État. Cela signifiait la mort des sections à Paris et en province. Et leur mort était celle de la Révolution. A partir de janvier 1794, écrit Michelet, la vie publique était réduite à néant dans Paris. Les sections ne tenaient plus d’assemblées générales.

Mars 1794 vit la victoire de la Contre-révolution à laquelle Robespierre avait frayé la voie en brisant les tendances radicales qui auraient pu sauver la Révolution et en la frappant déjà à la racine par l’instauration de ce centralisme étatique qui détruisait ses organes. Les défenseurs de la Commune furent guillotinés et le gouvernement avait remporté sur elle la victoire. C’était la fin du long combat que ce foyer révolutionnaire avait mené depuis le 9 août 1792 contre les représentants officiels de la Révolution. La Commune qui, depuis dix-neuf mois, était apparue comme un flambeau à la France révolutionnaire, était réduite maintenant au rôle de rouage dans la machine de l’État. Ainsi la catastrophe était devenue inévitable [3].

L’histoire s’est répétée : la Révolution russe, elle aussi, sombra lorsqu’un nouveau centralisme politique paralysa la « force créatrice du peuple ». Lorsque les organes créés par le peuple et sans lesquels la Révolution n’aurait pu vaincre, lorsque les Soviets devinrent des rouages de la machine de l’État bolchevik, la Révolution russe fut, elle aussi, frappée à la racine. Ce qui rend le pouvoir conservateur et contre-révolutionnaire, écrivait Proudhon en 1848, c’est qu’une Révolution est quelque chose d’organique et de créateur, tandis que le pouvoir de l’État est quelque chose de mécanique : il n’y a rien, de plus contre-révolutionnaire que le pouvoir. Les Jacobins bolchéviks parlèrent bien jusqu’au dernier moment de la puissance des Soviets, mais ils rêvaient uniquement de dictature. Leur conception autoritaire et gouvernementale du socialisme les mettait dans l’impossibilité absolue de croire à cette « force créatrice du peuple » dont ils parlaient. Leur théorie dogmatique du socialisme d’État les rendait incapables d’accorder aux Soviets quelque importance constructive dans la Révolution sociale.

Le seul but des bolchéviks était d’obtenir le pouvoir central politique. La coïncidence entre la prise du pouvoir et la tenue du second Congrès des Soviets n’était pas, ainsi que nous l’avons déjà montré, le fait du hasard. Ce congrès siégeait en effet au moment où le mot d’ordre « tout le pouvoir aux Conseils » atteignait son maximum d’effet. La lutte décisive avec le gouvernement commençait. Les bolchéviks, en fixant au même jour la date de leur coup d’État, le faisaient « légaliser » par le Congrès des Soviets. Ainsi les bolchéviks pouvaient maintenir ce mot d’ordre de la Révolution jusqu’à la prise du pouvoir et leur parti pouvait effectivement inscrire sur son drapeau : tout le pouvoir aux Soviets. Ils pouvaient se saisir du pouvoir puisque les Conseils étaient sur le point de le prendre... Il eût été trop dangereux pour leurs desseins de ne pas maintenir cette illusion d’une prise de pouvoir par les Soviets ; c’est ce qu’admet Trotsky dans les lignes suivantes qui sont bien significatives : Quoi qu’il en soit, le Parti n’était pas en état de prendre le pouvoir de son propre chef, indépendamment du Congrès des Soviets et derrière son dos. C’eût été là une faute qui même n’aurait pas été sans effet sur l’attitude des ouvriers et qui aurait pu peser très lourdement sur l’état d’esprit de la garnison. Les soldats connaissaient le Conseil des Députés et leur Section militaire. Ils ne connaissaient le Parti qu’à travers le Congrès. Et si le soulèvement s’était produit derrière le dos du Congrès, sans liaison avec lui, sans être couvert par son autorité, sans constituer clairement et manifestement pour les soldats la conclusion de la lutte pour le pouvoir des Conseils, cela aurait pu alors provoquer dans la garnison de dangereux désordres. [4]

Même si les bolcheviks ne se saisissaient du pouvoir qu’après que les Conseils l’eussent pris, ils ne pouvaient cependant s’en emparer qu’avec leur protection. La prise du pouvoir par le parti bolchévik ne signifiait pas la victoire de la Révolution : elle était plutôt, à la date du 24 octobre, un coup d’État survenu au cours de la Révolution. Celle-ci n’avait pas pris fin le 24 octobre et devait encore durer des mois, au cours desquels l’autorité de l’État bolchévik ne jouit pas d’une puissance absolue. Il s’écoula des mois avant que la dictature de l’État eût brisé la force des Soviets, et que le parti bolchévik eût usurpé tous les pouvoirs par le moyen de cette dictature.

Sans doute, le gouvernement constitué par le parti bolchévik devait en apparence s’appuyer sur les Soviets, mais il n’avait plus rien de commun avec l’organisation soviétique. Une fois le pouvoir pris, il ne pensait pas le moins du monde le remettre aux Soviets. Cette prise du pouvoir n’avait rien à voir avec la création d’un État sur le modèle de la Commune de Paris. On forma le gouvernement exactement comme l’aurait fait tout autre parti politique prenant en mains le pouvoir, c’est-à-dire que la prise de ce pouvoir consista dans l’occupation des ministères de l’État, de cet État bourgeois qu’on devait « mettre en pièces ». Mieux que la théorie d’un type d’État absolument nouveau qui devait prendre naissance avec les Conseils, le récit suivant de Trotsky, — même s’il est quelque peu anecdotique —, permet de comprendre clairement comment se forma dans la réalité l’État des Conseils léniniste :

Nous avons pris le pouvoir, du moins à Petrograd... Il faut former le gouvernement. Nous sommes quelques membres du Comité Central qui tenons une séance improvisée dans le coin d’une salle.

Comment les appeler ?, réfléchit Lénine tout haut, certainement pas ministres, c’est un terme usé et qui dégoûte tout le monde.

Je propose alors On pourrait dire commissaires, mais il y a maintenant trop de commissaires ! Peut-être hauts-commissaires ? Non, hauts, cela sonne mal. Mais peut-être Commissaires du Peuple ?

Commissaires du peuple ? Oui, cela pourrait aller, approuve Lénine, et le gouvernement dans son ensemble ?

Soviet, Soviet naturellement... Soviet des Commissaires du peuple, pourquoi pas ?

Soviet des Commissaires du peuple, répète Lénine, parfait ! Cela sent terriblement la Révolution ! [5]

Le soulèvement de Petrograd — auquel les bolchéviks n’avaient pas été les seuls à avoir participé ! — n’était pas encore terminé, que le Parti bolchévik, avant l’ouverture du second Congrès des Soviets panrusses, proclamait le « gouvernement révolutionnaire provisoire » qui devait recevoir le nom — révolutionnaire ! — de Conseil des Commissaires du Peuple. Il est vrai que dans le manifeste adressé, ce même 25 octobre, par le Congrès des Soviets aux « ouvriers, soldats et paysans », on lisait : Appuyé sur le soulèvement énergique et victorieux des ouvriers et de la garnison de Petrograd, le Congrès prend en mains le pouvoir... Le Congrès décide : tout le pouvoir dans les différentes localités passe aux Soviets des Députés des ouvriers, des soldats et des paysans..., mais le Conseil des Commissaires du peuple, une foi constitué, n’avait pas l’intention de remettre ce pouvoir qu’il avait entre les mains au Congrès des Soviets ou aux Soviets locaux.

Le Conseil des Commissaires du peuple, composé au début uniquement de bolcheviks, portait le germe de cette évolution qui devait conduire à la dictature d’un parti sur les Soviets. Il ne faut point associer l’institution des Commissaires du peuple, c’est-à-dire un pouvoir centralisé, à la proclamation de la prise du pouvoir par les Soviets. Ce n’est que par la suite, en tenant compte de la réalité, que cette Institution, expression de la domination du Parti, devint partie intégrante de la Constitution et rendit impossible l’édification d’un véritable système soviétique : ce fut le 10 juillet 1918 que le cinquième Congrès panrusse des Soviets adopta cette constitution, un Congrès d’ailleurs bolchévik, car la dictature d’État avait déjà supprimé toutes les autres tendances socialistes.

Bien que sur le papier tout le pouvoir appartint aux Soviets, la Constitution elle-même montrait déjà l’opposition absolue qui existait entre un parti maitre de l’État et une organisation soviétique. Remettre tout le pouvoir aux mains du Comité central exécutif du Congrès des Soviets, c’était réduire à néant l’autonomie, cet élément capital du système soviétique. La Constitution stipulait qu’étaient de la compétence du Congrès panrusse des Soviets et de son Comité central exécutif toutes les questions qu’ils jugeaient de leur ressort (article 50) : conception tellement élastique que déjà, aux termes de la Constitution, de nombreux droits qui relevaient des Conseils locaux leur étaient retirés. L’activité des Conseils locaux, des Conseils de district..., etc. était limitée, par l’article 61, à l’exécution de toutes les décisions des organismes supérieurs compétents du pouvoir des Soviets. Mais ces organismes supérieurs n’étaient autre que les Commissaires, c’est-à-dire les exécutants des décisions du parti communiste.

Au lieu de donner effectivement pleins pouvoirs aux Conseils pour les questions de leur ressort, en raison des intérêts qu’ils avaient à défendre, au lieu de réserver l’étude en commun seulement pour les intérêts qui exigeaient un règlement général ou qui étaient au-dessus des forces des Conseils, on créa un pouvoir central qui réduisit strictement à néant l’autonomie et l’initiative des Conseils, et par là-même leur raison d’exister. Le pouvoir central signifie la domination d’un parti politique et d’un centralisme autoritaire, un étatisme politique, une réglementation imposée de haut en bas.

Critiquant la constitution de l’État soviétique, Alexandre Schreider a montré nettement qu’elle exprime la conception bolchéviste de l’État fondée sur le vieux principe de souveraineté. Le détenteur du pouvoir a été changé, mais la notion du pouvoir ne s’est pas modifiée. Rien d’étonnant par suite, si les méthodes de gouvernement des bolchéviks ressemblent tellement aux anciennes. Il faut que l’État souverain soit tout puissant et il ne peut supporter aucun pouvoir concurrent. Il lui faut lutter contre les tendances à une décentralisation administrative, contre les unions locales économiques, contre les associations professionnelles — qu’il transforme en organismes d’État —, et surtout contre les Soviets... L’autonomie des organismes d’administration locale fait de même une dangereuse concurrence au centralisme. Les bolchéviks qui avaient jadis avec tant de zèle prêché la nécessité de la prise du pouvoir par les Conseils locaux, n’eurent rien de plus pressé, lorsqu’ils eurent en mains les rênes du pouvoir, que de diminuer autant que possible l’autorité des organismes locaux. La constitution du 10 juillet achève de mettre au pas les Soviets locaux protestataires. Sous la domination des bolchéviks, ils sont peu à peu transformés en organes d’exécution du pouvoir central, enserrés dans un réseau inextricable d’organisations qui assure leur dépendance financière et économique. [6]

Cela nous conduirait trop loin de poursuivre la discussion de la critique, à maints égards remarquable, de Schreider et d’examiner de plus près le projet qu’il a élaboré d’une constitution fédéraliste reconnaissant l’autonomie des Conseils locaux. Il nous semble cependant que la critique juridique de la constitution soviétique exposée par Schreider, et sa critique assurément correcte du principe de souveraineté, base de cette constitution, ne suffisent pas à expliquer complètement le fait qu’au lieu de la République des travailleurs, c’est une oligarchie de parti qui a pris naissance. En effet, ceci n’est pourtant pas motivé par la conception autoritaire et dictatoriale que les bolchéviks avaient de l’État, mais bien par leur adhésion de principe à la notion d’État et par le râle tout à fait décisif qu’ils assignaient à l’État dans le socialisme. On ne peut en effet séparer les conceptions bolchévistes de l’État et du socialisme. Les bolchéviks étaient des socialistes d’État et la doctrine économique du socialisme fixait aussi les moyens politiques propres à le réaliser. Or tout socialisme d’État , tout socialisme du type étatique est inconciliable avec une organisation soviétique. C’est parce que les bolchéviks n’étaient pas seulement des socialistes d’État, mais aussi des Jacobins partisans de la dictature et de l’autorité, que prit naissance à la faveur des circonstances, — de la lutte défensive contre l’extérieur —, ce pouvoir dictatorial de l’État, cette oligarchie de parti prenant la forme d’une dictature d’État. Il va de soi que la dictature des bolchéviks détruisit les Soviets ; mais non parce qu’elle était une dictature, ce qui ne déterminait que le mode de destruction, à savoir : la Terreur. La raison essentielle, on la trouve déjà dans le socialisme d’État. Toute forme de socialisme de type étatique signifie la négation du système soviétique et est inconciliable avec le fédéralisme. Le fédéralisme est un concept économique et on ne peut anéantir le centralisme politique de l’État que par le moyen de l’économie. Et c’est seulement dans la mesure où les Conseils sont effectivement des organismes d’administration, même dans le domaine de l’économie, qu’est possible, grâce à eux, une organisation fédéraliste de la société.


[1Rudolf Rocker, La faillite du communisme d’État russe, 1921, pp. 23-24. Ce travail — ainsi que la brochure de Rocker : La révolution russe et le parti communiste — constitue la première critique globale des principes du bolchevisme publiée en langue allemande du côté anarchiste. Elle est encore aujourd’hui [1929] aussi actuelle qu’il y a dix ans. (All.)

[2Rocker, op. cit. p. 25.

[3Cf. P. Kropotkin, La Révolution française 1789-1793. Edition allemande par Gustav Landauer, Leipzig. 1909, ch. 24 et ch. 83.

[4L. Trotsky, Sur Lénine, Berlin, 1924, p. 78. (All.)

[5L. Trotsky, Ma vie, essai d’autobiographie, Berlin, 1930, p. 323. (All.)

[6Alexander Schreider, Le système des Conseils, pp. 59-60. (All.)