Le mouvement syndical français était à cette époque le théâtre d’intenses débats. La formule « Le syndicalisme se suffit à lui-même », forgée en 1905 en réaction au racolage électoral de militants syndicaux au profit de partis politiques, avait conduit à l’élaboration d’une stratégie purement syndicaliste pour instaurer le socialisme. Cette stratégie était remise en question par la pénétration de la propagande communiste soviétique. Les communistes donnaient tous leurs efforts pour prendre la direction des syndicats, ce contre quoi luttaient les socialistes, syndicalistes neutres et anarcho-syndicalistes. Mais les adversaires des communistes n’étaient pas d’accord entre eux.
Au congrès de la CGT de Lille, en septembre 1921, une décision devait être prise concernant la politique syndicale à venir. Cela chauffa très fort à ce congrès auquel j’assistai en tant que rapporteur pour des journaux étrangers. Les débats étaient si ardents que l’anarchiste Louis Lecoin adjura les délégués de ne pas utiliser d’arguments frappants pour régler leurs oppositions. Mais l’humour français savait aussi reprendre ses droits au milieu du déchaînement des passions. La salle entière partit d’un grand éclat de rire lorsqu’un délégué, polémiquant avec un autre, répartit ironiquement : Si ma tante en avait, je l’appellerais mon oncle
. Comme je n’avais pas compris tous les mots, je demandai à la représentante du quotidien Le Temps, assise à côté de moi, à la table de presse, de m’expliquer. Elle rit et me renvoya à ses collègues masculins.
Comme l’opposition restait minoritaire, elle quitta la salle et fonda une nouvelle CGT « Unitaire » qui était tout sans doute sauf unitaire. Mais comment des léninistes, des communistes oppositionnels, des syndicalistes traditionnels et des anarcho-syndicalistes pouvaient-ils vivre en paix sous le même toit ? L’unité se rompit à nouveau quand des anarcho-syndicalistes sortirent et fondèrent une troisième confédération syndicaliste révolutionnaire [1].
Pendant mon court séjour à Lille, je vécus dans une famille ouvrière que m’avaient recommandée des compagnons parisiens. Alors que, au moment de partir, je serrais la main de mes hôtes, la mère me dit familièrement : Mais embrassez-moi !
Je les embrassai donc elle et ses enfants sur les deux joues, suivant la coutume française. Quelques années plus tard, dans une situation semblable dans le Nord de l’Italie, j’embrassai aussi mes hôtes, ce qui provoqua la surprise générale. Morale de l’histoire : garde-toi des généralisations hâtives !