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VI. Conseils à Turin (1919-1920) - La polémique sur les conseils

samedi 18 janvier 2020, par Pier Carlo Masini (autre)

Le mouvement des Conseils se vit barrer la route en Italie par deux forces de l’ordre constitué : les groupes de la grande industrie et les hiérarchies syndicales confédérales. Ces deux forces tendaient à conserver une structure déterminée de la société italienne : les Olivetti, les Agnelli, et les Pirelli tendaient à conserver leurs monopoles, leur prestige, leur hégémonie dans et hors de l’usine ; les Colombino, les d’Aragona et les Baldesi tendaient à conserver, grâce à leur médiation, l’équilibre instauré dans les rapports de travail et le droit exclusif de représenter les travailleurs auprès de leurs ennemis de classe et de l’État.

Le mouvement des Conseils rompait cette situation, touchait la cœur plutôt qu’au porte-feuille l’organisation capitaliste, destituait les organisations syndicales en leur substituant une forme d’organisation ouvrière adéquate au moment révolutionnaire.

Nous verrons plus loin combien fut enragée la réaction des capitalistes piémontais et combien fut âpre le ressentiment des cercles confédéraux, inquiets de voir s’écrouler leurs positions au Piémont.

Dans Battaglie sindacali, organe de la CGL (= CGT), le mouvement des Conseils fut soumis à de violentes attaques et fut dénoncé comme un réveil, comme une soudaine éruption « d’anarchisme ». C’était alors une méthode assez répandue dans tout le camp social-réformiste européen que d’accuser « d’anarchisme » tout mouvement révolutionnaire, du Spartakisme en Allemagne jusqu’au Bolchevisme en Russie : signe évident du rôle prééminent que jouait alors l’anarchisme dans les luttes de classes.

Même le groupe de L’Ordine Nuovo et avec lui toute la section turinoise du Parti Socialiste fut l’objet d’âpres attaques polémiques dans ce sens, non tant par la présence dans le mouvement des Conseils d’anarchistes déclarés, que par le fait qu’il ait énergiquement défendu le droit pour tous les travailleurs, même les inorganisés, de faire partie des Conseils.

L’Ordine Nuovo répliquait à ces critiques en dénonçant dans ses colonnes les fonctionnaires syndicaux qui cherchaient partout des cotisants, des moutons dociles plutôt que des militants ouvriers décidés à défendre et à affirmer concrètement dans l’usine les droits de leur classe.

Ensuite, avec l’aggravation de la tension entre la droite, le centre et la gauche du Parti Socialiste, la polémique s’étendit et s’approfondit jusqu’au Congrès de Livourne, qui vit toutefois faussé le réel contraste entre gauche et droite par la question formelle de l’adhésion à l’Internationale de Moscou.

La polémique au sein même du mouvement des Conseils ou dans ses environs immédiats fut plus riche. En fait, le débat fut riche et fécond entre les groupes qui avec L’Ordine Nuovo de Turin et avec le Soviet de Naples convergeaient vers la fondation du Parti Communiste d’Italie et entre les groupes qui se rassemblaient autour de l’USI (Union Syndicale Italienne ; syndicaliste révolutionnaire) et de l’UAI (Union Anarchiste Italienne ; Communiste Libertaire).

Nous commençons avec L’Ordine Nuovo.

Le journal, dans sa première série — commencée le 1er mai 1919 et terminée à la fin de 1920 — [durant la seconde série, il devint quotidien (21-22) et il redevint hebdomadaire durant la troisième (24-25)] présente deux périodes distinctes : la « période Tasca » et la « période Gramsci », c’est-à-dire la période pendant laquelle le journal, dans sa ligne et ses objectifs se ressent de l’influence prédominante de Tasca et la période durant laquelle Tasca étant écarté, il suit une ligne plus résolue imprimée par Gramsci. Ces deux périodes sont historiquement bien différenciées par un incident entre Tasca et Gramsci sur le problème des Conseils qu’il convient de ré-évoquer ici. Tasca, incertain, confus et peut-être partisan peu convaincu des Conseils, avait lu un rapport sur les valeurs politiques et syndicales des Conseils d’usine au Congrès de la Bourse du Travail de Turin et ce rapport avait été publié dans L’Ordine Nuovo (a. II, n. 3).

Dans l’exposé, le verbalisme superficiel et les considérations abstraitement juridiques trahissaient une évidente sous-évaluation de la tâche des Conseils et la tentative d’insérer la nouvelle organisation dans les cadres syndicaux afin de la subordonner à ceux-ci.

Gramsci, dans le numéro suivant (a. II, n. 4), annota soigneusement l’exposé de Tasca et écrivit entre autre, à propos d’un rapport contenu dans celui-ci, un passage qu’il nous plait de rapporter :

Ainsi Tasca polémique avec le camarade Garino à propos de l’affirmation selon laquelle la fonction principale du syndicat n’est pas de former la conscience du producteur chez l’ouvrier mais de défendre les intérêts de l’ouvrier en tant que salarié, affirmation qui est la thèse développée dans l’éditorial Syndicalisme et Conseils publié dans L’Ordine Nuovo du 8 novembre 1919. Quand Garino, syndicaliste anarchiste, développa cette thèse au Congrès extraordinaire de la Bourse du Travail en décembre 1919, et qu’il la développa avec une grande efficacité dialectique et avec chaleur, nous fûmes très agréablement surpris, à la différence du camarade Tasca, et nous éprouvâmes une grande émotion. Puisque nous concevons le Conseil d’usine comme le commencement historique d’un processus qui nécessairement doit conduire à la fondation de l’État Ouvrier, l’attitude du camarade Garino, libertaire syndicaliste, était une preuve de la certitude que nous nourrissions profondément, à savoir que dans un processus révolutionnaire réel, toute la classe ouvrière trouve spontanément son unité pratique et théorique et que chaque ouvrier, s’il est sincèrement révolutionnaire, ne peut qu’être amené à collaborer avec toute la classe au développement d’une tâche qui est immanente dans la société capitaliste et qui n’est pas une fin librement proposée par la conscience et par la volonté individuelles.

En faisant abstraction des réserves que l’on peut soulever sur certaines affirmations de ce passage, la différence d’attitude entre Tasca et Gramsci est notable par rapport au point de vue illustré par le camarade Garino.

Ceci est tellement vrai que Tasca, répliquant longuement à Gramsci, exprima sa foi fanatique dans la « dictature du prolétariat » et s’opposa à toute forme de démocratie ouvrière ; il demande des années, de longues années de dictature et réduit les Conseils d’usine à de simples « instruments » du Parti ; il définit l’idée de Fédération des Conseils comme une thèse libertaire et accuse Gramsci de syndicalisme.

Le camarade Gramsci nous a donné, dans l’éditorial du dernier numéro, sa théorie des Conseils d’usine comme base de l’État Ouvrier. Il y a dans cet article une claire description de la thèse proudhonienne : l’usine se substituera au gouvernement et la conception de l’État (sic !) qui s’y trouve développée est anarchiste et syndicaliste mais pas marxiste.

Après cette auto-défense Tasca s’éloigna de L’Ordine Nuovo qui entra ainsi dans sa seconde période, en août 1920. Cette période fut inaugurée par un bilan âpre et autocritique écrit par Gramsci lui-même, pour conclure la polémique.

Avant de passer à une illustration de la contribution anarchiste, nous ferons une allusion aux interventions de Bordiga dans le Soviet de Naples au cours desquelles fut soulevé, entre autre, le problème du pouvoir politique, qui intervient et écrase avec son appareil répressif, toute tentative d’édification socialiste à la base comme les Conseils quand ceux-ci ne sont pas simplement incorporés graduellement dans l’ordre bourgeois.

L’objection frappait juste, mais Bordiga, prisonnier de vieilles formules ne réussissait pas à résoudre le problème du pouvoir si ce n’est dans le sens de sa conquête plutôt que dans le sens de sa destruction. Sur ce plan, il ne pouvait comprendre la fonction immédiatement positive des Conseils au cours de la destruction de l’État, opérée par le mouvement politique de la classe.