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Vernon Richards un anarchiste photographe

mardi 10 décembre 2024, par Felip Équy (CC by-nc-sa)

À la fin de l’année 2004 dans la ville de Reggio Emilia (Italie du Nord), une exposition présentait un aperçu de l’œuvre photographique de Vernon Richards. Elle était intitulée Un attimo de verità : Vernon Richards fotografo (Un instant de vérité : Vernon Richards photographe).

Cet anarchiste anglais reste méconnu en France où un seul de ses livres a été publié. Enseignement de la révolution espagnole, traduit par Frank Mintz, est paru en 197 5 dans la collec­tion 10-18 puis a été réédité par les éditions Acratie en 1997.

La photographie n’était que l’une des nombreuses activités de Vernon Richards qui fut aussi militant anarchiste, écrivain, éditeur, violoniste et jardinier. Vero Benvenuto Cos­tantino Recchioni (c’est le vrai nom de Vernon Richards) est né dans le quartier de Soho à Londres en 1915. Son père Emidio était un militant anarchiste, ami d’Errico Malatesta. D’abord assigné à résidence sur l’île de Pantelleria au sud de la Sicile, il dut s’exiler et s’installa à Londres en 1899. En 1909, il avait ouvert une boutique de produits italiens qui s’appelait « King Bomba ». Pendant l’époque fas­ciste, il financera et organisera des attentats contre Mussolini.

Camillo Berneri.

Vero commence sa scolarité dans une école religieuse mais son père l’emmène écouter les orateurs athées le dimanche au Speaker’s Corner de Hyde Park. À l’âge de 11 ans, il apprend le violon. Son père est l’ami de l’anarchiste italien Camillo Berneri (1897-1937) qui vit en exil à Paris. C’est ainsi qu’en 1931, il fait la connaissance de sa fille Maria Luisa dont il tombe amoureux. L’année sui­vante, il apprend le français avec la femme de Camillo Berneri, Giovanna Caleffi. En 1934, à la mort de son père, Vero s’occupe de la bou­tique puis il reprend ses études à l’université. En 1939, il obtiendra un diplôme d’ingénieur civil. Il entretient une correspondance avec des anarchistes de plusieurs pays : Camillo Berneri mais aussi Luigi Fabbri et Max Nettlau. En 1935. ses activités antifascistes lui valent une expulsion du territoire français. L’année sui­vante, avec Camillo Berneri, il publie Italia liberia-Free ltaly (Italie libre). Ce bimensuel des émigrés italiens en Angleterre n ’aura que quatre numéros. Peu après le début de la guerre civile espagnole, il crée Spain and the world, journal de soulien à la cause républi­caine. Il s’occupera aussi d’organiser une colo­nie pour les enfants espagnols orphelins ou fils et filles de militants. D’autres journaux vont suivre : Revolt ! (six numéros en 1939) et War Commentary (1939-1944). Aux côtés d’Emma Goldman et de Max Nettlau, il y mènera une propagande contre la guerre.

Vernon Richards, News Chronicle du 24 avril 1945, lors de son procès pour complot en vue de provoquer la désaffection parmi les membres des forces armées.

En juillet 1936, Camillo Berneri était parti en Catalogne où il avait constitué une colonne italienne et créé le journal Guerra di classe (Guerre de classes). Au mois de mai 1937, il est assassiné à Barcelone par des communistes aux ordres de Togliatti, le secrétaire général du PC italien et de la Guépéou. Sa fille Maria Luisa arrête alors ses études à la Sorbonne et épouse Vero qui a anglicisé son nom en Vernon Richards. Par son mariage, elle obtient la nationalité anglaise. Avec d’autres anarchistes, à la fin de l’année 1944, Vernon est accusé de conspiration et d’incitation à la désertion. On lui reproche notamment le poème-manifeste Fight ? What for ? (Combattre ? Pour quoi ?). L’accusation réclame une peine de quatorze années de prison. L’action d’un comité de sou­tien, où l’on trouve les écrivains George Orwell et Herbert Read, permet de réduire la peine à neuf mois de prison. Pendant son séjour en taule, il joue du violon et crée même un orchestre avec d’autres détenus. Après avoir perdu son travail d’ingénieur, il décide de se consacrer à la photographie en même temps qu’à la gestion de sa boutique.

En 1946, il fait reparaître le journal Freedom (Liberté), titre qui avait été fondé par Kropotkine. Il y joue un rôle essentiel. Ses détracteurs diront de lui qu’il avait un carac­tère despotique. Jusqu’en 1998, il reste une des figures principales du journal et des édi­tions Freedom Press.

Giovannina Caleffi

Toujours en 1946, il voyage en Italie. À Milan, il rencontre des résistants anarchistes avec lesquels il restera en relation jusqu’à sa mort. À Naples, il retrouve la mère de Maria Luisa, Giovanna Caleffi qui avait passé plu­sieurs années en prison. Il rencontre son com­pagnon Cesare Zaccaria.

Peu après le décès de leur bébé, c’est Maria Luisa qui meurt d’une pneumonie virale en 1949. Il lui rendra hommage en publiant ses écrits : Workers in Stalin’s Russia (Travailleurs dans la Russie de Staline), Marie Louise Berneri : 1918-1949 : Journey through Utopia (Voyage à tra­vers l’Utopie) et Neither East nor West (Ni l’Est ni l’Ouest).

Dans les années 1950, il est le voisin et l’ami de Carlo Doglio, un architecte et urba­niste anarchiste qui fréquente la rédaction de Freedom. À celle époque, Vernon se met à prati­quer le jardinage biologique qu’il a appris auprès d’un ancien employé de sa boutique et qu’il considère comme son père. Il a alors une nouvelle profession, celle de guide pour les touristes. Il pensait que le tourisme pouvait avoir une influence sur l’ouverture des fron­tières. C’est pour cela qu’il voyagea en URSS et dans l’Espagne franquiste.

Lessons of the Spanish revolution (Ensei­gnement de la révolution espagnole) est publié en 1953. Il y décrit les réalisations révolutionnaires de l’Espagne de 1936 à 1939 mais n’hésite pas à critiquer la participation des anarchistes au gouvernement. Ce livre a été traduit en français, en italien, en espagnol et en néerlandais.

Dans les années 1960, il participe active­ment au mouvement contre la guerre et en faveur du désarmement nucléaire.

 

En 1965, il publie Errico Malatesta : his life and ideas (Errico Malatesta : sa vie el ses idées), rendant ainsi hommage à l’ami de son père. Le livre sera traduit en italien en 1968.

En 1969, il s’installe dans le Suffolk où il cultive fruits et légumes jusqu’en 1997. Comme il avait arrêté plusieurs années aupa­ravant le violon. il décide d’arrêter la photo­graphie.

Il publie plusieurs livres dans les années 1970 et 1980 : Protest without illusions (Pro­testation sans illusions) sur le désarmement, The impossibilities of social democracy (Les impos­sibilités de la sociale-démocratie), Why work ? : argumenls for leisure society (Pourquoi travailler : arguments pour une société des loisirs), The May days : Barcelona 1937 (Les Journées de Mai : Barcelone 1937). Grâce à l’aide d’amis, en particulier Hans Deichmann, il a pu publier quatre recueils de ses photographies dans les années 1990 : A week-end photogropher’s notebook (Le bloc-notes d’un photographe du week­-end), George Orwell at home (George Orwell chez lui), A part-time photographe portrait gal­lery (La galerie de portraits d’un photographe à temps partiel), « Beauty is more than in the eye or the beholder » (La beauté n’est pas seulement « dans l’œil de celui qui sait regarder »). Il est aussi l’auteur de traductions de textes de Kro­potkine, Malatesta ou Gaston Leval.

La fin de sa vie est marquée par la tristesse et la misanthropie. Après la mort de sa com­pagne Peta (Dorothy Sutcliffe, 1915-1997), il vit seul en écoutant de la musique et meurt en 2001.

Vernon Richards a commencé à pratiquer la photographie avec Maria Luisa Berneri. Il ne s’est jamais considéré comme un artiste. Son statut d’amateur n’était cependant pas une fin en soi. Il recherchait beauté et harmonie entre les objets et leur environnement. La photo était pour lui la concrétisation de l’utopie de la vérité. L’intérêt des moments guidait ses choix. Comme l’art, la photo a une fonction sociale et éducatrice. A travers elle, on peut rechercher la vérité contre les mystifications. Les thèmes sociaux de ses photos sont nombreux. Il prêtait attention aux plus vulnérables : les enfants, les pauvres, les ouvriers, les victimes civiles des bombardements. On peut parler à son propos de photojournalisme ou plutôt de photographie dans une structure documentaire. Certaines de ses photos ont été publiées dans la presse anarchiste.

 

Vernon Richards avait rassemblé une documentation sur les photographes de son époque. Il connaissait bien l’œuvre de Henri Cartier-Bresson, de Robert Doisneau, de Willy Ronis, de Brassaï, d’André Kertész, de Man Ray ou bien de Walker Evans. Tous ont influencé d’une manière ou l’autre son travail. Il ne rejette pas totalement la photo d’art. On peut trouver dans son œuvre la présence de thèmes et techniques surréalistes : photomontages, nus surexposés, jeux avec les ombres. On peut aussi noter sa rencontre à Paris avec le photographe anarchiste (1894-1981).

L’œuvre photographique de Vernon Richards présente des compositions, des paysages urbains et ruraux et des portraits d’enfants, d’écrivains, de musiciens, d’intellectuels et d’artistes. On sent toujours chez lui un profond respect et une complicité envers les personnes photographiées.

Il a ainsi photographié Gerald Brenan, historien de l’Espagne contemporaine, l’écrivain Herbert Read, le chanteur Rod Stewart, le philosophe Bertrand Russell, le pianiste Denis Matthews ainsi que plusieurs militants anarchistes anglais et italiens (Giancarlo et Giuliana De Carlo, Carlo Doglio, Philip Sansom…).

Parmi les artistes qu’il a photographiés, on peut citer Clare Sheridan (1885-1970). Cette sculptrice au style monumental avait été appréciée en URSS mais elle avait rejeté le communisme et s’était rapprochée de l’anarchisme. Vernon la montre se déplaçant dans son environnement propre : son atelier, son manoir, son jardin. Il passe facilement du portrait au photojournalisme.

 

Ami de George Orwell (1903-1950), Vernon Richards a été le seul photographe a pouvoir le photographier. Orwell se méfiait de la photo qui était pour lui une source de manipulation. Il refusait le portrait. Les photos de Vernon présentent Orwell dans son cadre quotidien et avec son fils adoptif Richard.

Ses photos de femmes et d’enfants sont un hommage à Maria Luisa Berneri.

 

Plusieurs photos ont été prises à l’école Summerhill, créée par A.S. Neill. Décriée comme une « école où l’on fait ce que l’on veut », elle fonctionne encore aujourd’hui. Une autre série concerne le Pioneer Health Centre à Peckham au sud de Londres. Il s’agissait d’un centre de promotion de la santé où l’on pratiquait des activités sociales et sportives dans le cadre familial.

Dans ses photos de Naples, on peut sentir l’influence du néoréalisme. La ville est vue sous deux aspects : l’architecture fasciste où l’on reconnaît l’œil de l’ingénieur et la vie quotidienne des gens dans la rue.

Á la fin des années 1950 et au début des années 1960, il photographie les grandes manifestations contre la guerre et les sit-in non-violents. Des marches eurent lieu entre Aldemarston (lieu de fabrication d’armes nucléaires) et Londres. Vernon a fait des vues d’ensemble et des portraits des protagonistes. Il utilise son appareil photo comme le zoom d’une caméra.

Il pensait vendre ses photos de voyage aux magazines mais elles étaient bien meilleur marché dans les agences et la télévision commençait à concurrencer les photographes. Entre 1957 et 1961, il réalise une série de photos à L’Escala, port de pêche de la Costa Brava catalane. Elles seront l’objet d’une exposition dans ce village en 1999.

 

Plusieurs milliers de photos de Vernon Richards font partie de l’Archivio Famiglia Berneri-Aurelio Chessa. Il s’agit d’archives constituées par Aurelio Chessa (1913-1996) qui a ajouté les documents de la famille Berneri aux siens, tout en continuant à faire des échanges avec d’autres centres de documentation et à acheter livres et périodiques. Ces archives concernent le mouvement libertaire italien et international. Vernon Richards a donné une partie de ses photos à Fiamma Chessa, la fille d’Aurelio. Après la mort de Vernon, d’autres photos ont été données par Judith Edsall et Charlotte Hewetson, les filles de sa compagne Peta.

L’Archivio Famiglia Berneri-Aurelio Chessa a été donné à la mairie de Reggio Emilia en 1998 par Fiamma Chessa. Il appartient à la Biblioteca Panizzi, mais ce centre de documentation sur le mouvement anarchiste fonctionne de manière autonome.