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Pourquoi nous sommes anarchistes - III. La Famille

vendredi 15 novembre 2024, par Francesco Saverio Merlino (CC by-nc-sa)

Dans la société actuelle, la femme est la victime prédestinée aux caprices, aux passions et parfois à la tyrannie de l’homme : ce qui ne l’empêche pas de se prévaloir de ces mêmes passions et caprices pour devenir tyrannique à son tour, par une réaction naturelle. L’injustice se paye, et ceux qui croient trouver leur intérêt dans l’oppression et l’exploitation des autres se trompent souvent.

Rien de plus injuste que l’inégalité établie et maintenue artificiellement entre l’homme et la femme. Elle commence par l’éducation incomplète de la femme, et se prolonge dans la vie domestique, où la femme est destinée au service de l’homme, puis, dans les rapports sociaux, la femme étant considérée comme inférieure à l’homme et indigne de certaines charges et fonctions. Tout concourt à maintenir la femme dans un état de dépendance économique et morale vis-à-vis de l’homme : l’éducation imparfaite et mauvaise, le genre de travail plus ou moins dégradant auquel elle doit se livrer, les salaires moins élevés, la prostitution qui la guette, si elle ne trouve personne pour pourvoir à son existence.

Il n’y a pas de situation plus tragique que celle d’une fille pauvre. Les occupations qui lui sont offertes sont peu nombreuses et mal rétribuées ; parfois, même, elles cachent et préparent un piège à son honneur. A un moment de l’existence, où même le fils du bourgeois doute de son avenir, la fille pauvre, qui doit se suffire et nourrir même une vieille mère, se trouve dans une situation des plus douloureuses. Aux nécessités de l’existence physique vient s’ajouter pour elle le besoin d’aimer et d’être aimée, de trouver quelqu’un pour se confier, d’éprouver la joie de vivre. Simple, confiante, désintéressée, elle se jettera dans les bras du premier venu et se consacrerait entièrement à lui et à son bonheur ; mais elle ne rencontre la plupart du temps que la duplicité, la tromperie, l’égoïsme et le calcul. L’homme, prêt à abuser de sa moindre faiblesse, n’aurait pour elle que l’ironie et le mépris. Et la femme, en lutte avec le besoin d’aimer et sa dignité, par l’instinct même de conversation, devient méchante, trompeuse, Le charme est rompu ; au lieu de la créature douce et affectueuse, il ne reste plus qu’un monstre. Qui l’a pervertie ainsi ?... L’homme ennemi de son bonheur.

Combien de filles se sont déshonorées pour quelques sous ; combien d’autres sont tombées, victimes de leur simplicité ou de la tromperie d’un fourbe ! D’autres encore ont lutté pendant des années pour se laisser enfin choir ou bien elles sont mortes de douleur impuissantes à se faire aimer. Il n’y a pas de spectacle plus révoltant que celui de la fille-mère, trahie et abandonnée par un misérable qui rit de sa lâcheté et des souffrances dont il est la cause…

Lorsqu’on parle de la prostitution, on l’attribue généralement au vice et à la corruption d’un certain nombre d’individus des deux sexes, pour en conclure que si ces mêmes individus n’étaient pas nés ou pouvaient être amendés, elle disparaîtrait du monde.

Néanmoins, le vice et la corruption ne sont pas les causes de la prostitution, puisque les hommes, morigénés pour le reste, sont des débauchés, et des filles aptes à devenir de bonnes mères, sont poussées dans l’abîme de la prostitution.

La prostitution est imposée à la fille pauvre comme le travail aux champs est imposé au paysan. D’ailleurs, il y a les capitalistes et les marchands de la prostitution, qui n’est qu’une industrie au même titre que celles du fer, du drap, etc. Elle ne consiste pas à se prostituer, mais à faire prostituer, en recrutant d’une part les victimes, de l’autre les consommateurs, en se chargeant des frais d’installation, d’aménagement, de réclame, etc.

De toutes les industries, la prostitution est la plus florissante et productive. Que de maisons, de cafés, de magasins, d’établissements voués à la prostitution, depuis le vulgaire lupanar jusqu’à la maison privée, où la fille et la femme honteuse laissent leurs photographies et adresses, prêtes à répondre à l’appel des étrangers et des agences de placement. Toute une armée de courtiers, de garçons, d’entremetteuses de toutes les conditions est employée dans ce commerce. Propriétaires de cafés, journalistes, le gouvernement même prélèvent leur part sur les recettes de la prostitution. Dans les grandes villes, la prostitution est liée avec d’autres industries, et elle se pratique dans les cafés, dans les restaurants, dans les débits de tabacs ou d’autres articles. La concurrence que ces magasins louches font aux autres est la cause de faillites, de la ruine de familles et de la prostitution d’autres filles !

La famille, légitime ou illégitime, suppose aujourd’hui une certaine aisance. Les plus pauvres ne peuvent penser à un ménage : savoir où dormir tous les soirs, c’est déjà une sorte de privilège dans notre société soi-disant civilisée.

Quelle famille, d’ailleurs, que celle de l’ouvrier, logée dans un taudis ! Le mari ne vit pas chez lui, il travaille dehors et ne rentre que pour avaler un morceau et se coucher. La femme aussi doit laisser la maison pour la fabrique ou le magasin, et les enfants, ont à choisir entre l’école, la rue ou un bagne industriel. On ne fait plus rien à la maison ; tout s’achète au marché, souvent même on est obligé de manger dans une gargotte.

Si la famille de l’ouvrier est détruite, la famille bourgeoise est aussi exposée à tous les malheurs provenant des changements de fortune. Les richesses aujourd’hui s’acquièrent et se perdent avec la même rapidité. Une faillite et la famille est détruite ; la femme passe à d’autres, les enfants sont recueillis par la parenté ou s’en vont au quatre coins du monde. La famille bourgeoise, même en n’étant pas dissoute, n’est qu’un simulacre. Sans enfants, elle ne saurait-être appelée une famille, et lorsqu’il y en a plusieurs on pense de suite à leur trouver une situation, on les surcharge de besogne et à peine ont-ils grandi un peu qu’on les envoie au loin.

C’est l’intérêt, et non l’amour, qui est la base de la famille. La femme se marie pour assurer son existence ; elle se vend à l’homme, se décharge sur lui de tout soin et lui reste attachée comme un boulet au pied d’un forçat. L’homme est la bête de somme ; il doit travailler à tout prix pour apporter le pain à la maison. Si l’ouvrage manque, la famille devient pour lui un véritable supplice !

L’homme à son tour, ayant acheté sur le marché la marchandise et se chargeant de son entretien, se croit en droit d’exiger de la femme l’obéissance passive même à ses caprices. La loi et la coutume sanctionnent sa tyrannie.

Plus on a de cœur et plus l’on souffre. L’homme de cour n’abandonnera pas la femme à la misère, à la prostitution, dût-il en souffrir lui-même. La femme de cœur est la proie du premier débauché venu. Il n’y a pas de vexation ou de martyre qu’une mère ne soit pas prête à endurer pour ne pas se séparer de ses enfants.

Les riches, en attendant, ne manquent pas de distractions : en cas de désaccord, le mari passe son temps au club, la femme lit ou fait des romans. D’ailleurs, les deux ont chacun leur appartement, et la saison des bains et de la villégiature leur réserve toutes sortes de plaisirs. lorsqu’on est pauvres et obligés de vivre dans une même chambre et à coucher dans un même lit, la plus petite divergence ou le moindre mot échappé dans un moment de mauvaise humeur, peut avoir les plus fâcheuses conséquences. Les deux êtres se rencontrent à tout instant et, se sachant enchainés par la misère, s’aigrissent. Une idée funeste traverse le cerveau de l’un ou de l’autre. Un crime, plusieurs crimes, à la fois, sont commis, et le drame s’achève dans un suicide.

(A suivre.)