Au rédacteur en chef de Libération
J’ai pris connaissance, dans votre supplément littéraire du 24 mars, de l’article de M. Robert Maggioni consacre a Simone Weil. J’en ai apprécié le ton et l’objectivité, pour autant que je m’y retrouve dans le périple compliqué que fut la vie de Simone Weil.
Elle ne fit jamais quelque chose très longtemps
, écrit M. Maggioni. C’était dans sa nature. Elle fut notamment anarchiste, sympathisante, puis militante, puis combattante, durant plusieurs années. Le paragraphe concernant son engagement durant la guerre d’Espagne m’a paru un peu court, et mériterait, je crois, quelques compléments et précisions.
Simone Weil rejoignit en Espagne, au groupe international de la colonne Durruti, un certain nombre d’anarchistes français qu’elle considérait alors comme ses amis.
M. Gustave Thibon, dans sa préface à La pesanteur et la grâce, écrit qu’au moment de la guerre d’Espagne elle s’engagea parmi les Rouges, mais elle eut à cœur de ne jamais se servir de ses armes et fut une animatrice plutôt qu’une combattante
. Les Rouges en question étaient en fait les « rouge et noir », anarchistes donc. Quant aux fusils, qui étaient rares, on n’en obtenait que pour s’en servir.
Voici quelques témoignages qui figurent dans le numéro de la revue l’Age nouveau daté de mai 1951.
En août 1936, en Aragon, les milices confédérales espagnoles, à la tête desquelles se trouvait Buenaventura Durruti (...) manquaient d’armes et de matériel
, écrit l’anarchiste Louis Mercier, combattant lui-même, et très proche de Simone Weil... C’est à ce noyau de risque-tout que Simone Weil vint se rallier... Elle est armée d’un mousqueton Mauser, dont le maniement lui a été enseigné par un ancien sergent français qui a fait la guerre du Maroc... (Simone Weil) déclare notamment qu’elle est venue en Espagne non pas en touriste ou en observatrice, mais pour combattre... Quand le capitaine français Louis Berthomieu, conseiller militaire, décide de placer Simone Weil à la cuisine, c’est à nouveau des protestations qui s’élèvent chez l’intéressée, laquelle réclame sa part de danger, veut participer aux patrouilles et aux gardes... A Sitges, Simone Weil porte sur sa combinaison de mécanicien – c’est l’uniforme des milices – d’énormes initiales C.N.T. (qu’on peut voir en partie sur le portrait que vous avez publié). A Paris, elle participe à tous les meetings de solidarité en faveur de la révolution espagnole et soutient les organisations extrémistes.
Ici, un témoignage de Michel Collinet, professeur, militant français du P.S.O.P. : Son pied brûlé guérissait mal. J’eus l’impression que le personnel sanitaire la négligeait ou même la boycottait (cet hôpital était placé sous la responsabilité de l’Union générale des travailleurs, d’inspiration communiste, et les anarchistes n’y étaient pas en odeur de sainteté)
.
Rentrée en France, ajoute Michel Collinet, Simone Weil se livra à une propagande active en faveur de la révolution espagnole. Elle participa à des meetings organisés par la Solidarité internationale antifasciste, aux côtés des libertaires français, arborant le foulard rouge et noir de la C.N.T.-F.A.I. Je l’entendis au cours d’un meeting organisé dans un cinéma de l’avenue Emile-Zola. Elle y prit à partie les staliniens français et espagnols et défendit vigoureusement les anarchistes et leurs réalisations sociales en Catalogne.
Je relève, dans votre article, la phrase suivante : Dans une lettre qu’elle écrit à Bernanos, elle dénoncera l’idolâtrie grégaire et l’ivresse de tuer, également partagée entre les deux camps.
Je ne crois pas que ces termes traduisent bien, sinon sa pensée d’alors, si changeante, et presque au même moment, du moins son comportement personnel au cours de la guerre d’Espagne. Si l’anarchie est une idolâtrie, Simone Weil fut pendant de nombreux mois idolâtre. Quant à l’ivresse de tuer
, j’imagine mal qu’on ne la ressente pas lorsqu’on demande un fusil. Simone Weil en portait un et elle voulait s’en servir.
Quelques mots encore de Michel Collinet sur le sentiment de Simone Weil à l’égard de la guerre : Je ne me souviens pas que Simone Weil ait dénoncé les atrocités ; il y en avait, comme dans toutes les guerres, et nous les déplorions, mais nous n’ignorions pas ce qui se faisait de l’autre côté. Les militants ont toujours eu le souci d’éviter les massacres gratuits. Simone Weil en avait conscience. Nous étions à Sitges quand on apprit que douze miliciens de cette ville avaient trouvé la mort dans une opération militaire contre les Baléares.
L’émotion populaire fut considérable, et le comité des miliciens décida de fusiller douze otages
fascistes
. Nous avons désapprouvé cette mesure, mais les forces déchaînées de la guerre échappaient partout à la volonté des militants. Nous déplorions cette impuissance, que nous avons toujours essayé de surmonter, Simone Weil avec nous et comme nous.
Quant à « l’égalité » dans les atrocités, je ne pense pas qu’on puisse mettre sur le même plan, et Simone Weil ne le pensait pas non plµs au cours de son engagement politique, Durruti assassiné et Franco vainqueur. Le groupe militaire anarchiste auquel Simone Weil appartenait s’est toujours interdit tout acte répressif en dehors des combats. Les anarchistes français ne fusillaient pas des hommes désarmés.
Au cours de l’hiver 1936-1937, écrit Michel Collinet, l’échec de la révolution socialiste et libertaire se précisait... Continuer la guerre paraissait inutile à certains militants français... C’est alors qu’au sein du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, Simone Weil se rallia à l’idée d’un compromis avec Franco.
Nous étions quelques-uns, dont des amis de Simone Weil, à l’Union anarchiste, à penser et à dire qu’il fallait terminer cette guerre, alors qu’en Catalogne, depuis mai 1937, des militants anarchistes et poumistes étaient massivement emprisonnés et assassinés, par les staliniens notamment. Cette position intellectuellement soutenable, dit Michel Collinet, n’avait qu’un défaut : c’est que Franco ne voulait sans doute pas de compromis.
Ce n’était pas tout à fait la question : il séagissait alors d’accueillir courtoisement, en France, ceux qui dorénavant ne pouvaient que perdre cette guerre. La France démocratique, qui avait salué la révolution, se contenta de parquer une masse de réfugiés dans la boue de terrains vagues, ou peut s’en faut, entourés de barbelés.
Un détail encore. Il est dit incidemment dans votre article qu’Albert Camus avait toujours une photo de Simone Weil sur son bureau. Je peux vous affirmer qu’il eut aussi sur ce bureau une photo de Netchaïev, que je lui avais remise en 1950, au moment où il publiait dans sa collection « Espoir » notre livre, Tu peux tuer cet homme, souvenirs de socialistes révolutionnaires et d’anarchistes russes d’après 1860. Nétchaïev fut un ami de Bakounine. Peut-être ce portrait subsista-t-il, sur le bureau d’Albert Camus, avec d’autres qu’il aimait, et au voisinage de Simone Weil.
Mises au point
Une arme !
Au congrès de l’Union anarchiste de 1937, dans la partie du compte rendu que j’ai rédigée, j’ai fait dire pudiquement à l’anarchiste Saïl Mohamed, combattant sans arme en Espagne, tant elles étaient rares : Pour avoir un fusil, j’aurais fait toutes les concessions.
Sotte pudeur. Saïl a dit textuellement : Pour avoir un fusil, j’aurais léché le cul d’un garde mobile.
La balle
Simone Pétrement a consacré deux gros livres à Simone Weil. C’est l’œuvre d’une amie. D’une amie de la vérité aussi. On peut lire, tome II, page 99, qu’au moment de traverser l’Ebre pour une attaque aux côtés des compagnons anarchistes, Simone Weil demanda à Carpentier de lui engager une balle dans le canon de son fusil. On peut croire, après tout, qui si ce n’était pas pour tuer c’était peut-être pour éventuellement se suicider. Elle en était sans doute capable.
Le mercenaire
Dans une lettre à l’écrivain catholique Georges Bernanos, Simone Weil écrivait notamment ceci, à propos de la guerre d’Espagne où elle avait connu Ridel, Carpentier, Berthomieu, et où elle avait porté les couleurs de l’anarchie : On part en volontaire avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires...
.
Cerné par les franquistes, l’ex-capitaine de l’année française Louis Berthomieu, engagé volontaire avec les anarchistes de la colonne Durruti, et bien connu de Simone Weil, s’est fait sauter à la dynamite. Question d’honneur, sainte Simone.
L’étoile
L’anarchiste français Epsilon (Ruff) a porté publiquement l’étoile jaune avant la date fixée par les autorités d’occupation. Il a été immédiatement arrêté pour insolence et a disparu sans officiellement laisser de traces. Pourtant, en voici une. Parmi d’autres.
Lettre à G. Bernanos (Extrait)
Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclament des couches méprisées de la hiérachie sociale, jusqu’à ce que j’ai pris conscience que ces groupements sont de nature à décourager toutes les sympathies. Le dernier qui m’ait inspiré quelque confiance, c’était la C.N.T. espagnole. J’avais un peu voyagé en Espagne – assez peu – avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l’amour qu’il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j’avais vu dans le mouvement anarchiste l’expression naturelle de ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La C.N.T., la F.A.I. étaient un mélange étonnant, où on admettait n’importe qui, et où, par suite, se coudoyaient l’immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté, mais aussi l’amour, l’esprit de fraternité, et surtout la revendication de l’honneur si belle chez des hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l’emportaient sur ceux que poussaient le goût de la violence et du désordre. En juillet 1936, j’étais à Paris. Je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière. Quand j’ai compris que, malgré mes efforts, je ne pouvais m’empêcher de participer moralement à cette guerre, c’est-à-dire de souhaiter tous les jours, toutes les heures, la victoire des uns, la défaite des autres, je me suis dit que Paris était pour moi l’arrière, et j’ai pris le train pour Barcelone dans l’intention de m’engager. C’était au début d’août 1936. (...)