Notre camarade Paulino Malsand est mort d’un cancer généralisé vendredi 19 décembre [1980] dans la nuit. Celui que beaucoup connaissaient comme le permanent de la librairie du Monde libertaire, après une longue vie militante internationale et des plus éprouvantes (geôles espagnoles, révolution en Espagne, lutte contre le fascisme, etc.), se sera battu jusqu’au bout, pour la vie, pour pouvoir continuer à militer dans les meilleures conditions possibles. Cet été, il s’est fait opérer de son seul œil, en Espagne ; cette opération a réussi. Dès son retour, il s’est mis tout de suite à lire, trier ses papiers, faire des projets de tracts et d’affiches, prévoir l’édition de brochures et de livres aujourd’hui introuvables qu’il avait entamée au groupe du 19 Juillet [1], se déplacer à la librairie pour être au courant de tout et prendre position sur tous les problèmes, organisationnels ou idéologiques. Comme toute sa vie, sa vue retrouvée ne fut pas utilisée pour un repos bien mérité, pour lui, mais elle fut mise au service de la collectivité, de l’organisation, du combat. Notre camarade Malsand se sera battu jusqu’au bout, usant de toute sa personne et donnant un caractère exemplaire à son militantisme anarchiste. (Il fut inhumé au cimetière de Thiais mardi 23 décembre au matin).
Fédération anarchiste
De Bordeaux...
La mort de Paulino Malsand a douloureusement ému les camarades de Bordeaux qui ont, durant vingt ans, connu et estimé ce compagnon actif, dévoué et parfaitement instruit du mouvement ouvrier et de la pensée anarchiste.
Paulino Malsand, né le 28 mars 1911, était le fils d’une ouvrière espagnole et d’un ouvrier français qui travaillait dans les mines de potasse du Sallent (province de Barcelone). Sa jeunesse se passa à Manresa : à peine au sortir de l’enfance, il travailla dans une usine de textile, puis comme ouvrier du bâtiment. Il adhéra à la CNT et fut membre de la FAI [2]. Il participa au mouvement insurrectionnel de janvier 1932 qui, durant plusieurs jours, fut maître d’une partie de la Catalogne et instaura le communisme libertaire dans quelques communes dont Figols et Sallent.
Arrêté avec une centaine de compagnons, il fut dirigé sur la prison de Barcelone. La libération de tous ces « suspects » dépendait du bon vouloir du gouverneur. Au début de la révolution espagnole, il fit partie de la colonne qui, formée à Manresa, fut dirigée vers le front d’Aragon.
Mais sa vue, déjà très affaiblie, le fit se consacrer aux collectivités métallurgiques. Devant Franco, il dut abandonner la Catalogne, il s’expatria en France et fit partie du comité national clandestin de la CNT en exil (région nord de la France). En mai 45, le congrès de Paris qui unifia les groupes de la CNT en exil en France (nord et sud) le désigna comme membre du comité national élu par le congrès. Il se fixa donc à Toulouse jusqu’en 1947, date où il démissionna du comité national. C’est alors qu’il vient à Bordeaux, où il devait travailler comme ouvrier du bâtiment et docker occasionnel, et il y demeura jusqu’en 1970. Puis il fut amené, pour des raisons familiales, à venir habiter Paris.
A Bordeaux, il fut de ces rares camarades espagnols — trop rares, hélas ! — qui ne se contentèrent pas de se replier à l’intérieur du mouvement « CNT en exil », mais participeront activement au mouvement français : syndicaliste et anarchiste, Malsand milita dans la CNT française qui, à ses débuts, connut un certain essor à Bordeaux et dans le groupe Sébastien Faure (Fédération anarchiste) qu’animait Aristide Lapeyre. Le départ de Malsand pour Paris mettait fin à vingt ans de militantisme « bordelais », mais ouvrait la voie à une nouvelle activité.
… à Paris…
En ce qui nous concerne, nous connaissions bien notre camarade Malsand, certains depuis son arrivée à Paris, et il s’est forgé entre nous une amitié solide, une amitié d’anarchistes, dans le combat, pas de ces « amitiés » ponctuelles créées au gré des stratégies intéressées. Pour tout ce qu’il nous a apporté, à nous, à la Fédération anarchiste et au mouvement anarchiste international, nous nous devons de contribuer à fixer sa place dans l’histoire des anarchistes et de l’anarchisme, à faire hommage à l’homme, sa vie, ses combats, ses idées, ses projets pour que notamment ses idées et projets ne disparaissent pas, mais soient constamment présents pour engendrer ce mouvement anarchiste et cette révolution anarchiste qu’il aurait tant aimé voir se réaliser en France et pour laquelle il a voué toute son énergie.
Notre camarade Malsand fut avant tout un homme au service du collectif où l’intérêt de l’organisation primait tout. Toute sa vie fut au service de l’anarchisme et de ses organisations, en Espagne, à Bordeaux et à Paris.
Malgré toute son expérience, tout ce qu’il a vécu, toutes ses connaissances intellectuelles, il n’a jamais rien réclamé pour lui, ni repos, ni hommage, ni notoriété, ni quelqu’avantage que ce soit, ni même ce qui lui était souvent dû. D’un côté, son caractère partisan, d’un autre côté, sa modestie, ont toujours masqué la somme de travail qu’il effectuait, pratique et théorique. Son service de l’organisation faisait que Malsand était toujours dans l’actualité, interne à l’organisation ou extérieure, en France, en Espagne, mais aussi dans le monde entier. Cette actualité fait que notre camarade n’a jamais été le sage qui, se retirant dans sa maison, est consulté sur des problèmes théoriques pour donner des conseils mais le jeune militant au niveau de tous, prenant position et se battant avec fougue pour ses positions, et encore fallait-il que ces positions servent l’organisation car sinon il se taisait, répondant vertement à qui l’insultait.
Par ces traits de caractère, il donnera à beaucoup l’image d’un vieil émigré espagnol, s’occupant d’une librairie comme d’un loisir, et individualiste de surcroît de par son verbe haut, alors qu’il était exactement le contraire : un militant toujours dans l’actualité, ne se trompant que très rarement dans ses analyses de tous ordres, effectuant une quantité de tâches impressionnantes, possédant des connaissances intellectuelles très vastes et ce dans tous les domaines, faisant passer l’organisation anarchiste avant tout et souvent avant lui-même. Mais que lui importait qu’on le connaisse sous son vrai jour, l’important étant qu’il puisse militer, que le travail pratique se fasse, que les idées soient acceptées et que les militants se forment.
Lorsqu’il sera secrétaire général de la Fédération anarchiste, poste qui le fera découvrir à certains, cela ne changera rien pour lui, et il continuera comme avant, partisan et militant. Ouvrier toute sa vie, notre camarade Malsand était de la génération des militants qui voulaient tout connaître et savoir pour faire une révolution anarchiste durable, et c’est depuis le début de son militantisme, ainsi que dans les geôles espagnoles, qu’il va lire et apprendre dans tous les domaines et de tout temps. Ses connaissances seront d’autant plus solides qu’elles ont été trempées à l’école des réalités par ses activités, avant, pendant et après la révolution espagnole.
C’est à lui que nous devons le principal de nos connaissances sur l’Histoire, l’anarchisme et ses fondateurs, surtout Proudhon et Bakounine, mais aussi tous les autres qui ont fait des apports, Kropotkine, Nettlau, Malatesta, Rocker, Reclus, Read (cf. les textes qu’il nous avait fournis pour le ML spécial « Art et Société », n° 282), et bien d’autres. Il nous a appris aussi ce qu’étaient les autres, cléricaux et communistes, dans la théorie (peu connaissent autant que lui les théories religieuses et marxistes), mais aussi dans la pratique, car il les a vus à l’œuvre en Espagne et aussi en France après la guerre, et nous le comprenions très bien, nous qui vivons dans la ceinture « rouge » de la banlieue nord de Paris.
Ce n’est pas avec excès, mais avec justesse que Malsand répondait toujours présent, à la Fédération anarchiste, pour repousser toutes les entreprises d’entrisme des politiciens et des communistes avec tous leurs avatars (situationnistes, conseillistes, trotskystes, etc.). Ses connaissances s’étendaient à tous les domaines des sciences humaines, dont surtout la sociologie, l’histoire, la philosophie, etc. Il connaissait bien tous les penseurs espagnols, mais aussi français, anglais, italiens, américains, etc., des temps anciens, du début du siècle, mais aussi les modernes.
Ces connaissances, il a essayé de nous les transmettre. Il a fait quelques interventions dans les groupes qui lui ont demandé et aussi dans des stages de formation. Mais apparemment il n’aimait pas ce rôle d’intervenant. Par contre, à la « boutique » ou autour d’une table il était intarissable. Il conseillait des lectures, mais en fonction de l’individu qu’il avait en face de lui, nouveau ou non, ayant certaines idées ou d’autres. Il pouvait conseiller souvent des livres avec lesquels il était globalement en désaccord mais qu’il trouvait nécessaire pour la formation d’un militant, et cela faisait partie de sa conception de la formation d’un militant, lié en cela à la dialectique proudhonienne de la connaissance. Il n’était d’ailleurs pas rare de le voir critiquer la veille ce qu’il approuvait le lendemain, mais d’une part ses jugements étaient précis, replaçant toujours les œuvres de nos anciens dans leur contexte historique, d’autre part, cela lui permettait de jauger le militant qu’il avait en face de lui.
Malsand formait des militants anarchistes à avoir une dialectique et des moyens de raisonnement pour qu’ils puissent se débrouiller seuls, dans n’importe quelle occasion, sans maître.
Malsand a impulsé dans les groupes le désir de lire mais aussi et surtout d’éditer, comme il l’a fait lui-même et prévoyait de continuer à le faire, et depuis les brochures et les livres ont plus que décuplés à la librairie. Cela a pu permettre à la Fédération d’avoir les bases indispensables à l’assise d’une organisation. Par ce travail important qu’il a effectué à la librairie, nous pouvons affirmer que la parution hebdomadaire du Monde libertaire a été due pour une grande part à notre camarade Malsand. Malgré son âge et ses facultés visuelles qui ont déclinées jusqu’à la cécité, malgré le contexte de pagaille de l’après-68, s’occupant de manière permanente et bénévole de la « boutique », Malsand a redressé la barre. A côté de toutes les tâches journalières et fatigantes, du matin jusqu’au soir, tâches débordant de beaucoup les activités normales d’un libraire de par la position centrale et militante de cette librairie et le caractère moral de beaucoup d’autres tâches, Malsand a su donner une image de marque importante à la librairie, amplifier son rayonnement et ses capacités militantes.
Malsand, c’est aussi une aide importante qu’il a constamment donnée aux secrétariats, et en premier au secrétariat aux relations internationales. De par son passé, de par ses contacts, et surtout de par le fait qu’il se tenait toujours au courant de l’actualité, il a pu aider le Fédération anarchiste à nouer des relations avec les pays d’Amérique latine, avec le mouvement espagnol anarchiste, en exil et de l’intérieur, et il aura été un des promoteurs à notre rattachement à l’Internationale des Fédérations anarchistes.
Malsand, c’est le camarade qui écoutait tous les soirs Radio-Pékin, Radio-Moscou, la radio espagnole, et qui avait beaucoup de contacts étrangers. C’est ainsi que devant beaucoup de copains incrédules, il donnait des informations et analysait la situation, et combien ces analyses étaient justes ! Combien le croyaient lorsqu’il nous disait qu’un changement intervenant en Espagne, la CNT répondrait présente ? Après la mort de Franco, la CNT organisait le plus grand meeting en Espagne, à Barcelone, réunissant quelques 300 000 personnes (bien plus que les communistes) ! Combien le croyaient lorsque les discussions qui avaient lieu sur le choix de la reconstruction de la CNT sur les bases d’un vaste mouvement libertaire tous azimuts, ou seules les bases de la lignée de la Première Internationale, du congrès de Saragosse en 1936 (l’un des congrès les plus importants du mouvement anarchiste en Espagne, sinon dans le monde) et des résolutions de congrès du mouvement en exil en 45 (cf ML n° 213), il nous disait que ce serait le deuxième choix qui serait pris ? Et combien nous avons fêté le départ des politiciens et des conseillistes de la CNT qui l’empêchaient de fonctionner correctement et qui s’embourbent dans la CNT « rénovée ».
Cette évocation trop courte, qui demanderait des livres, de notre camarade Malsand démontre, nous l’espérons, sa jeunesse, sa modestie et son importance. Nous n’oublierons pas notre camarade Malsand dont la vie, les combats, la morale, sont autant d’exemples de ce que doit être un militant anarchiste, et nous évoquerons dans le prochain numéro quelques-unes de ses idées ainsi que certains de ses projets.
Le 23 décembre
Devant sa famille et ses camarades anarchistes espagnols et français réunis au cimetière de Thiais, notre camarade Maurice Joyeux, au nom de la Fédération anarchiste, a rendu un dernier hommage à notre camarade Paulino Malsand :
Chers camarades, chers amis,
Nous voici de nouveau réunis pour accompagner l’un des nôtres dans son dernier parcours. Notre ami Malsand nous a quittés. Il fut un militant exemplaire, et il ne s’agit pas là d’une formule de circonstance !
Nos amis espagnols qui sont présents connaissent mieux que moi l’itinéraire que ce militant suivit dans sa jeunesse. Il suffit de rappeler qu’il fut membre de la FAI et de la CNT espagnoles et qu’il participa à toutes les luttes qui, entre les deux guerres mondiales, firent de l’organisation anarcho-syndicaliste d’Espagne la première et la plus incisive des organisations syndicales du pays. Puis, ce fut l’agression de Franco contre la république et les journées exaltantes de Barcelone, où il assuma des tâches d’organisation et de gestion dans l’industrie où il travailla. Enfin, l’exil ! L’organisation de la CNT espagnole reconstituée sur la terre d’asile lui confiera d’importantes fonctions à son secrétariat.
Malsand était un internationaliste, un vrai ! Pour lui, le combat révolutionnaire et anarchiste se livre partout où les hasards de la vie jettent le militant. En France, il rejoindra le groupe de Bordeaux, un des plus solides du mouvement anarchiste français. Il sera un des fondateurs de la CNT française. Pendant quelques années, avec un certain nombre d’anarchistes espagnols de la même trempe, il travaillera aux côté d’Aristide et de Paul Lapeyre puis, ayant regagné Paris, il rejoindra le groupe Louise Michel.
Cependant, c’est au sein de la Fédération anarchiste qu’il donnera toute la mesure de sa valeur. Dans une période difficile de notre histoire, où tout semblait se défaire, où des personnages faisaient joujou avec l’anarchie comme ils faisaient joujou avec le reste, et où notre siège était devenu une pétaudière, nous l’avons installé à la permanence de notre librairie. Et alors, tout changea ! Avec lui, la mesure, la décence, le savoir, la rigueur de notre pensée anarchiste s’installèrent de nouveau dans notre local.
Malsand avait une intelligence robuste et claire, une lecture considérable, une connaissance de nos auteurs sans faille. Je le revois dans notre librairie, le bras levé pour cueillir un ouvrage, l’ouvrir, en commenter une page devant des jeunes camarades qui avaient pour lui de l’amitié et de l’admiration. Il fut, après 1968 et ses avatars, un des éléments essentiels du redressement de notre Fédération.
Malsand a été un militant espagnol de qualité puis, par la force des choses, un militant de notre Fédération anarchiste, une figure pittoresque de nos congrès où sa sagesse et sa parfaite connaissance de nos théoriciens sera précieuse. Un militant à part entière ! Il fut mon ami, et nous sommes quelques-uns bien décidés à ce qu’on n’écrive pas l’histoire du mouvement anarchiste français de notre époque sans qu’on lui réserve la place qu’il mérite, une des premières parmi ceux qui, ces dix dernières années, participèrent au développement de la Fédération anarchiste française.