C’est en juin 1871 qu’Eugène Pottier rime les couplets de ce chant, au lendemain de cette répression sauvage qu’illustrera la défaite des communards, alors que dans Paris, il cherchait à se soustraire aux conseils de guerre versaillais.
Mais il fallut attendre, la fin de 1887 pour que fut publiée « L’Internationale » dans un recueil de chants révolutionnaires où Rochefort en fit la préface.
Entre-temps Pottier, était rentré en France après l’armistice de 1879. S’il n’adhère à l’époque à aucune des organisations socialistes constituées, c’est qu’il lui semble difficile de faire un choix.
Par sympathie il se sent attiré vers Guesde et le Parti Ouvrier, cependant il ne cesse de collaborer au Socialiste qui, à l’époque est l’hebdomadaire central du Parti Ouvrier Français.
Le 6 novembre 1887, Eugène Pottier meurt. Paris lui fait des funérailles grandioses. Dix mille personnes, des centaines de drapeaux, suivent le corbillard. Au cimetière, ce fut une avalanche de discours : Eugène Fournière, Edouard Vaillant, Louise Michel y prirent la parole.
Certes, on peut contester une certaine valeur littéraire de « L’Internationale », cette poésie n’est d’ailleurs pas la meilleure des chansons de Eugène Pottier, mais cela ne nous préoccupe pas outre mesure.
Ce qu’on ne peut discuter, c’est la caractéristique que « L’Internationale » présente au point de vue de propagande. C’est pourquoi, il ne s’agit point de clamer ce chant en ignorant la valeur des paroles que l’on crie. Il faut s’en pénétrer, en saisir la portée et en connaissance de cause, alors l’affirmer comme un chant de révolte, de revendications, d’espoir et d’espérance.
« L’Internationale » est un poème qui exprime dans ces six couplets, les conceptions essentielles du monde socialiste. L’amputer, en changer le texte, c’est commettre une goujaterie sans nom envers son auteur et envers l’idée qu’elle représente dans ces strophes, où Eugène Pottier a condensé le meilleur de son idéal de socialiste et de révolté.
Voici tout d’abord l’appel à l’action. La classe ouvrière doit prendre conscience de sa force et agir en conséquence.
I
Debout les damnés de la terre,
Debout les forçats de la faim ;
La raison tonne en son cratère,
C’est l’éruption de la fin.
Du passé, faisons table rase :
Foule, esclave, debout, debout,
Le monde va changer de base,
Nous ne sommes rien, soyons tout.
Eugène Pottier, est un ancien communard. Il n’ignore point que déjà, les belles idées et associations sont utilisées ou encombrées par des arrivistes qui essaient d’utiliser le dynamisme de la classe ouvrière à des fins contestables et s’efforcent de la détourner des véritables chemins de la libération.
II
Il n’est pas de sauveurs suprêmes,
Ni Dieu, ni César, ni Tribun,
Producteurs sauvons-nous nous-mêmes,
Décrétons le salut commun.
Erreur voulue ou non, l’Internationale, publiée en ce 1er mai 1948 par le Parti communiste de Belgique portait ni Roi... au lieu de ni Dieu.
L’opportunisme politique jouait-t-il en l’occurrence ?
On sait qu’à l’époque, la question royale préoccupait les esprits en Belgique. Il s’agissait de juger du comportement du roi Léopold III, de Belgique, vis-à-vis de l’occupant, et son attitude trouvait force réprobation dans les milieux socialistes et communistes, voire libéraux.
D’autre part, on ne pouvait négliger la clientèle électorale, catholique ou chrétienne ; le ni Dieu pouvait nuire au recrutement clérical chez les croyants.
Pourtant, on ne devait point s’y méprendre.
La trinité était d’une signification symbolique, et Eugène Pottier avait synthétisé dans cette strophe Ni Dieu, ni César, ni Tribun
l’essentiel des manifestations autoritaires que les producteurs se devaient de combattre pour leur salut commun.
Le Dieu représentait la religion, le César personnifiait le gouvernement, tandis que le Tribun avait trait à la politique.
Encadré de ces strophes :
Il n’est pas de sauveurs suprêmes,
Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes.
la confusion n’était guère possible.
Cette trinité : Dieu, César, Tribun, c’était à l’époque où Eugène Pottier composa son « Internationale » le leitmotiv de tout ce qu’exprimait le « programme » revendicatif des luttes pour la délivrance du genre humain, esclave du monde capitaliste qui reposait son autorité sur la religion, le gouvernement ou l’État et la politique que servaient les valets qui s’étaient vendus corps et âme au régime d’iniquité, qui tolérait et justifiait l’exploitation de l’homme par l’homme.
Dans une poésie — parmi ses œuvres inédites — voici « Simples conseils », de laquelle je retiens la seconde strophe :
Dans l’État, le pouvoir se fonde
sur les méfaits, sur les forfaits.
Faut-il donc faire un nouveau monde ?
— Fais !
Eugène Pottier, ici encore dénonce l’État ; l’État que, G. Clémenceau, au Sénat français, le 17 novembre 1903 accusait en ces termes :
L’État a une longue histoire, toute de meurtres et de sang. Tous les crimes qui se sont accomplis dans le monde, les massacres, les guerres, les manquements à la foi jurée, les bûchers, les tortures, tout a été justifié par l’intérêt de l’État, par la raison d’État.
L’État a une longue histoire, elle est toute de sang.
En outre, dans sa critique de l’État, Eugène Pottier ne précisait point le genre d’État auquel il faisait allusion.
Comme il avait raison, et comme il fut prévoyant, et l’Internationale reste éternellement vraie, face à l’État, quelle que soit la structure dont on cherche à l’accommoder.
III
L’État comprime et la loi triche,
L’impôt saigne le malheureux.
Nul devoir ne s’impose au riche,
Le droit du pauvre est un mot creux.
Dénonçant, l’exploitation du régime capitaliste, Eugène Pottier résume en six strophes l’économie inhumaine qui frustre le travailleur de son labeur.
Hideux dans leur apothéose
les rois de la mine et du rail
ont-ils jamais fait autre chose
que dévaliser le travail ?
dans les coffres-forts de la banque
ce qu’il a créé s’est fondu.
Mais Eugène Pottier affirmera dans les deux strophes qui terminent ce quatrième couplet, la « légalité » de la reprise par les travailleurs de ce dont ils ont été dépouillés, c’est en quelques mots la légitimité de l’expropriation par la révolution.
En décrétant qu’on le lui rende,
Le peuple ne veut que son dû.
Et nous voici à ce fameux couplet qui est devenu promettant pour nos socialistes comme pour nos communistes, embourbés dans le parlementarisme, la dictature et tous les compromis qu’implique cette politique réformiste, ni chair ni poisson.
La proclamation de l’internationalisme a dû être remisée avec des sous-entendus, des réserves qu’impliquaient ces collaborations nationalistes et ces fantaisies du socialisme ou communisme nationaux.
La haine à la guerre s’est sensiblement transformée. Du bout des lèvres on murmure bien encore quelques imprécations contre le dieu Mars, mais des résolutions viriles auraient pu arrêter les massacres, tout a été abandonné ; la grève aux armées la crosse en l’air, thèmes désuets depuis que tous et chacun ont accepté de se battre pour la défense des régimes capitalistes qui pour mieux faire avaler « la couleuvre » entouraient les guerres de beaux mots : liberté, justice, civilisation !
Les rois nous soûlent de fumée,
Paix entre nous, guerre aux tyrans.
Décrétons la grève aux armées
Crosse en l’air et rompons nos rangs.
C’était net au moins, à force d’être clamés, ces mots d’ordre, auraient pu devenir une réalité. Pourquoi alors ralentir l’élan spontané des masses entrainées par le subvertivisme de ces quatre strophes.
Oui, pourquoi ? La peur des responsabilités ? Peut-être, mais ne fallait-il pas donner des gages pour participer dans les gouvernements de ces sociétés anonymes policées et ordonnées.
S’ils s’obstinent ces cannibales
A faire de nous des héros,
Ils sauront bientôt que nos balles
Sont pour nos propres généraux.
Pourquoi cette jeunesse antimilitariste a-t-elle été dévirilisée semblablement par les aînés qui acceptaient leur sacrifice, mais se refusaient, eux, à sacrifier quoi que ce soit de leur quiétude ?
Enfin, Eugène Pottier affirme dans son poème, l’espoir pour le monde des travailleurs d’une libération prochaine. Leurs efforts conjugués chasseront les exploiteurs pour faire régner la paix sur la terre.
Ouvriers, paysans, nous sommes
Le grand parti des travailleurs.
La terre n’appartient qu’aux hommes,
L’oisif ira loger ailleurs.
Combien de nos chairs se repaissent ?
Mais si les corbeaux, les vautours
Un de ces matins disparaissent,
Le soleil brillera toujours.
Après chaque couplet, Eugène Pottier avait trouvé pour le refrain, quelques strophes laconiques, pleines de ferveur, de fermeté et d’allant :
C’est la lutte finale,
Groupons-nous et, demain,
l’Internationale
Sera le genre humain !
Il faut avoir entendu, repris par des milliers de voix ce refrain pour se rendre compte du dynamisme qu’il transporte. Encore faut-il, que ceux qui le chantent, en aient compris la signification et l’ayant comprise, désirent sincèrement réaliser ses aspirations !
Après plus de soixante quinze ans, il faut bien le constater, hélas, les désirs exprimés par Eugène Pottier, dans son poème l’Internationale, sont loin d’être réalisés.
Trahie, déformée par une armée de saltimbanques de la politique d’arrivistes et de faux frères, la pensée exprimée dans son chant l’Internationale, s’en est allé à vau-l’eau.
Cette Internationale n’est plus pour beaucoup qu’un chant du souvenir que l’on ressort les jours de fêtes officielles, ou de réceptions ouvrières, et ceux qui l’entonnent, le font sans foi ni espérance, sans conscience ni conviction. Rares sont ceux qui continuent à lui donner sa signification réelle et profonde d’un hymne superbe qui renferme en même temps que les rancœurs, toutes les aspirations des déshérités, et fait d’Eugène Pottier le poète révolutionnaire par excellence.