(...) L’Internationale est devenue un chant universel, parce qu’il a dans ses chants la sublimité d’un profond et délicat sentiment humain et la clameur des peuples en souffrance.
C’était pendant les sombres journées de l’occupation nazie en Belgique et ailleurs. Nous venions d’écouter les radios de Londres et de Moscou, et nous n’étions pas encore remis de notre surprise, encore que nous devions nous attendre à tout avec cette drôle de guerre qui fut celle de 1939-44.
N’empêche : Radio Moscou avait rayé de ses émissions le chant de l’Internationale, qui clôturait ses informations étrangères, on nous servait en remplacement un chant patriotique dont les paroles faisaient envie aux nationaux royalistes les plus fervents d’Angleterre, de Hollande et de Belgique, et il n’était jusqu’aux républiques bourgeoises de France et d’Amérique qui ne se réjouissaient de cette métamorphose spirituelle.
A quel mobile avait-on obéi au Kremlin ?
Vraisemblablement aux sentiments exprimés et aux désirs sollicités par les chefs capitalistes, de ne point provoquer des heurts dans l’union de nationaux afin de sauvegarder l’unité, consolider ce pacte des Nations Unies, dans leurs luttes contre ce qu’elles étaient censées d’appeler fascisme ou hitlérisme.
Par ces concessions, on se donnait des airs de savoir-vivre. Prétentions polies qui révélaient le désarroi dans lequel pataugeaient les nations dites unies qui faisant flèche de tout bois essayaient de galvaniser les esprits pour faire mieux accepter par leur population réciproque les sacrifices demandés pour la continuation de la guerre jusqu’au bout.
Cela réussit à merveille, puisqu’il n’y eut guère de note discordante, tout au moins en apparence. Les hostilités plus ou moins terminées, chacun se replia sur ses positions utilitaires et opportunistes.
Une fois de plus, la classe ouvrière internationale avait été jouée par les bateleurs des gouvernements. L’union sacrée, cette sacrée union, avait donné à plein rendement si bien qu’un jour le monde se réveilla en présence d’une victoire sans lendemain.
C’était sinistre et lamentable. La guerre faite à grands renforts de slogans pour tuer le fascisme n’avait en rien liquidé la bête, au contraire, il fallut vite déchanter lorsqu’on s’aperçut que ce qu’on devait tuer était resté plus vivant que jamais dans l’esprit de beaucoup de monde. En fait, ce fascisme s’était installé de maîtresse façon dans les nations qui se disaient victorieuses parce que démocratiques.
Ainsi se précise l’histoire...
L’édition de « La Librairie de Propagande Socialiste » du chant de l’Internationale, texte et musique, s’était vue jadis amputée du cinquième couplet. Ceci se passait bien avant l’entre-deux guerres, et l’édition, à laquelle je me rapporte, est antérieure à la première guerre mondiale.
En ces temps, la « Librairie de Propagande Socialiste » se situait au 60 du boulevard de Clichy, à Paris ; la couverture de l’édition, à laquelle je fais allusion, est illustrée d’un dessin de Steinlein. Sur les drapeaux qu’agitaient des manifestants, le dessinateur avait inscrit : American Party of Labour, Parti Socialiste, Social Demokratie, Parti Ouvrier.
Voici les huit vers du couplet rayés dans cette édition :
Les rois nous soûlaient de fumées
Paix entre nous, guerre aux tyrans !
Appliquons la grève aux armées,
Crosse en l’air et rompons nos rangs !
S’ils s’obstinent ces cannibales
A faire de nous des héros,
Ils sauront bientôt que nos balles
Sont pour nos propres généraux.
Ceci est pour le moins étrange. Il s’agit d’éclaircir ce mystère, sinon de tenter de l’expliquer aux jeunes générations, qui ignorent tout des subtilités de l’opportunisme politique.
Peut-être même, que les anciens ne manqueront point de se souvenir des faits qui seront rapportés. Ainsi, les uns et les autres seront à même de tirer l’enseignement que comporte l’amputation volontaire de ce couplet de l’Internationale.
Mais il n’y a pas que cela, puisque nous essayerons de conter la vie d’Eugène Pottier, auteur parolier de l’Internationale et de Degeyter, qui en composa la musique.
L’Internationale est devenue un chant universel. Il était utile qu’on en fixe l’histoire et l’évolution afin que « la clameur des peuples en souffrance » ne se perde point lamentablement en des litanies qu’on se plairait à psalmodier certains jours de cavalcades comme cela, hélas, s’est généralisé et plus encore depuis que la journée du Premier Mai, a été décrétée fête nationale dans certains pays démocratiques.
Rappelons-le au seuil de ces pages d’histoire du chant de l’Internationale. Nous reviendrons sur cette stance qui marque l’essentiel de la lutte ouvrière contre les tyrans, et qui affirme également en un raccourci saisissant, l’esprit antimilitariste et de révolte qu’on se doit d’entretenir dans la classe ouvrière.
Autrement on reprendrait avec beaucoup d’à propos pour le compte de l’Internationale, ce que Jules Vallès écrivait pour la « Marseillaise » :
Elle me fait horreur, votre
Marseillaise
de maintenant. Elle est devenue un cantique d’État. Elle n’entraîne pas de volontaires, elle mène des troupeaux. Ce n’est pas le tocsin sonné par le véritable enthousiasme, c’est le tintement de la cloche au cou des bestiaux.
Cette comparaison est pertinente, et combien elle est vraie, puisque les pontifiards, les hommes d’État, les ministres, sénateurs et députés, ont déjà fait de cette Internationale, un chant romantique de victoire, sans esprit de révolte.
Heureusement, les paroles sont là, qui viennent démentir l’humiliation et l’insulte.