Le fameux arrêté que le club des Cordeliers, toujours actif et rigidement surveillant, prit ce jour-là pour inviter le peuple à aller signer l’immortelle pétition du Champ-de-Mars... Je fis faire aussitôt une bannière et j’y fis graver ce sublime arrêté que je retrace ici [1]...
Le même jour (le 16 juillet, NDE), plusieurs de mes frères clubistes et moi nous nous rendons au Champ-de-Mars. Nous y trouvons déjà une forte partie du peuple. Nous lui fîmes part de la résolution qui était à prendre. Après avoir invité tous les citoyens à se ranger en bataille et sur deux rangs, je les prévins de se rendre le lendemain, à cinq heures du matin, sur la place de la Bastille ; que là on leur ferait part de la marche à tenir dans la circonstance. Ces faits étant convenus, nous nous séparâmes tous, après être venus baptiser le Pont-de-la-Nation, vis-à-vis la place appelée alors de Louis XV.
À l’heure fixée le lendemain matin, je me rends à la place de la Bastille. Quel est mon étonnement d’y trouver les portes fermées ! Je demande à l’officier de poste pourquoi ce jour-là seul la Bastille se trouve fermée. Il me répond que c’est de l’ordre du général et du maire Bailly. Je lui répliquai que j’allais chez Santerre [2], que dans dix minutes j’espérais être de retour, que, si je ne trouvais pas alors les portes ouvertes, je comptais bien les faire tomber comme nous avions fait le 16 juillet.
J’arrive chez Santerre et ma surprise est encore grande de voir que mes propositions ne lui conviennent pas. Je commençai dès lors à apercevoir que, quand il s’agissait de déployer de ce qu’on appelle une véritable énergie, le héros du faubourg Saint-Antoine n’en était plus. Il me dit que, si on voulait lui donner cent mille hommes, il irait aux frontières combattre les ennemis du dehors. Ce n’était (pas) de cela qu’il était question, c’était les ennemis du dedans qu’il s’agissait de combattre. Je ne dois pas taire ici à la nation quels étaient alors mes projets transmis et proposés à Santerre. Ils étaient ceux du club entier des Cordeliers, de ce club toujours mûr longtemps avant les autres sections des citoyens. Ils ne consistaient, ces mêmes projets, à rien moins qu’à fonder dès lors l’empire sacré et respectable du républicanisme, qu’à saisir l’instant favorable qui se présentait d’abattre l’idole de la royauté et d’entraîner dans la même proscription tous ses vils sectateurs. Je proposai de sonner le tocsin général, d’arrêter Bailly et Lafayette, et de les renfermer, de leur faire leur procès, et de leur faire payer de leurs têtes la garantie qu’ils nous avaient jurée du parjure Veto. Je proposai en second lieu d’abattre toutes les statues de bronze qui existaient à Paris, d’aller visiter tous les endroits où l’on soupçonnait dans ce temps-là qu’il existait beaucoup d’armes et de munitions, de s’en emparer, de mettre la nation en pleine force, de la faire lever tout entière, enfin de lui faire déployer toute l’attitude de la souveraineté républicaine.
Voyant que je ne pouvais rien faire de tout cela avec Santerre, qui passait alors pour le coryphée des braves, je le quittai indigné et je cherchai à voir si je ne pourrais parvenir à rien sans lui.
Je retourne à la Bastille. J’en trouve les portes ouvertes, et j’y remarque un bien petit rassemblement du peuple. Je me jette au milieu, et je dis : Mes amis, la nation n’est pas encore mûre, nous avons encore des hommes en place qui n’ont point l’énergie de la liberté et celle qui convient aux chefs armés d’un peuple qui la veut. Au surplus, allons au Champ-de-Mars pour signer la pétition. Peut-être un moment prospère se présentera-t-il.
Le grand rassemblement se fit en effet à l’autel de la Patrie pour signer cette pétition qui fut le précurseur imposant des dogmes républicains que la France, vraiment libre aujourd’hui, a le bonheur de professer. Mais les deux conjurés Bailly et Lafayette étouffèrent pour une année le germe de cette sainte doctrine, et ce fut avec des flots de sang qu’ils empêchèrent qu’il se développât. L’infernal département de Paris d’alors était de tiers dans cette machination nationicide.
Cette infâme coalition commença par faire couper la tête à deux malheureux [3] pour avoir le prétexte de déployer la loi martiale, pour pouvoir ensuite faire assassiner, comme ils l’ont fait, une multitude de citoyens de tous âges et de tous sexes, d’époux avec leurs épouses, de mères avec leurs enfants. On a eu trop de preuves, que leur but était d’envelopper dans le massacre général le club des Cordeliers, toujours en observation pour éclairer leurs odieux forfaits. Ils n’ont pas réussi. Ce club, tant redouté par ces grands criminels, n’en est devenu que plus terrible pour poursuivre leurs continuelles manœuvres d’iniquité.
Je dois rendre ici un compte très exact de cette sanglante et malheureuse journée du Champ-de-Mars, sur laquelle tout erre dans les détails.
D’un côté, le peuple était rassemblé en paix autour de l’autel de la Patrie où il s’occupait de signer la pétition.
D’un autre côté, toute la force armée était mise en mouvement par Lafayette. Bientôt le Champ-de-Mars est investi. Un corps de cavalerie remplit le Gros-Caillou, une troupe de brigands, en tête de laquelle se distingue le fameux Hullin, occupe la partie de l’École militaire. La place des Invalides est garnie de ces chasseurs si connus par les assassinats de la Chapelle [4]. Lafayette et ses mouchards s’occupaient à faire distribuer de l’eau-de-vie et du vin à tout ce monde déjà égaré. De toutes parts, on ne voyait plus que des hommes soûls et ivres. De toutes parts, on ne voyait que des pièces de canon. Hélas ! pourquoi faire ? Pour exécuter de sang-froid le massacre le plus barbare contre des hommes sans défense, contre leurs femmes paisibles et leurs malheureux enfants. Citoyens, poursuivez les détails qui me restent à vous révéler sur cette horrible affaire, et frémissez.
A deux cents pas de l’autel de la Patrie, Lafayette, entouré d’une escorte nombreuse d’épauletiers, ses satellites, se présente. J’osai lui faire face. Il s’arrête. Je lui demande ce qu’il vient faire et quel est son dessein. Je l’invite à se retirer et lui garantis que tout le monde est paisible et tranquille [5]. Il reste muet et me regarde d’un œil dédaigneux ; et il me semble lire sur son visage qu’il avait un dessein à exécuter, mais qu’il ne me considérait pas comme capable de le faire manquer. Je retourne aussitôt sur l’autel de la Patrie et je demande un grand silence pour pouvoir promptement délibérer sur les moyens de parer aux dangers qui nous menaçaient. Au même moment parurent quatre municipaux revêtus d’écharpes Messieurs, vous me connaissez tous, leur dis-je, je vous déclare ici que, d’après ce que je viens de voir et d’observer, l’on n’a que l’intention d’engager une guerre civile et de nous assassiner.
Les municipaux demandèrent à voir la pétition et dirent hautement, après l’avoir lue, qu’ils la signeraient eux-mêmes, s’ils n’étaient pas revêtus de pouvoirs ; qu’ils allaient de ce pas à l’Hôtel de Ville rendre compte du bon ordre qui régnait autour de l’autel de la Patrie et de la justice des réclamations.
A travers ces démonstrations municipales, je crus démêler certaines intentions peu sincères. Alors, je confiai au peuple mes craintes et je demandai si l’on ne croirait pas utile de nommer une députation sur-le-champ pour accompagner les municipaux à la Maison de Ville. On adopte cette proposition. Je suis normé l’un des onze commissaires de la députation. Étant partis tous en voiture avec les municipaux, nous ne tardons pas à acquérir la preuve de ce que j’avais pressenti, c’est-à-dire qu’il y avait quelque anguille sous roche, dont les hommes du peuple ne devaient pas être du mystère.
Arrivés à la porte d’un sieur La Rive, faubourg du Gros-Caillou, nous apprenons que c’est là que Lafayette se trouve retranché. C’est sans doute, pensai-je bien alors, pour concerter les modifications de quelque terrible complot. Je fus plus confirmé dans mon opinion, quand je vis nos municipaux vouloir faire arrêter les voitures, et dire qu’il fallait nécessairement qu’ils parlassent à M. de Lafayette. Nous voulons entrer avec eux ; nous rencontrons de l’opposition. Nous payons notre témérité par le rôle de sentinelles forcées qu’il nous fallut remplir pendant une demi-heure, temps que dura à peu près l’audience qu’obtinrent exclusivement les municipes. Enfin, nous repartons ; mais, sous le prétexte de nous donner une escorte de sûreté, on nous fait, comme des coupables, accompagner d’une force de cavalerie imposante. Alors j’aperçus la perfidie en pleine évidence, c’est ainsi que nous arrivons à la Maison de Ville.
Mais de quels nouveaux caractères sinistres se charge cette scène qui aussi devait être sur sa fin si tragique !
La Grève se voit pleine de troupes, presque toutes soûles. A notre approche, on fit battre aux champs. On nous fait entourer de plus de quatre mille hommes ! On fait charger les armes !!... Nous descendons de voiture, et nous montons à la Ville. J’avoue que tout cet appareil ne me faisait pas un très grand plaisir ; cependant je dis à mes collègues qu’il fallait conserver du courage, même en reprendre beaucoup de nouveau, et bien soutenir le caractère de députation dont le peuple nous avait revêtus.
Nous n’allâmes avec les quatre municipaux que jusque dans la salle de la Commune, où l’on nous fit rester escortés de quatre sentinelles à chaque porte. Les municipaux pénétrèrent dans la chambre du Conseil. Je m’assis pénitentiellement derrière la porte de communication de cette dernière pièce. Tout à coup paraît Bailly, qui s’écrie : Nous sommes trahis et compromis ; il faut déployer la loi martiale.
La foudre ne saisit pas plus vivement celui qu’elle frappe, que je ne fus pénétré d’horreur en entendant ces meurtrières paroles : Voilà donc le signal du massacre, m’écriai-je ; voilà l’arrêt de mort prononcé contre le peuple !!
Hors de moi, je me lève, j’arrête ce sanguinaire Bailly et lui dis : Monsieur, nous sommes ici une députation envoyée par le peuple du Champ-de-Mars, et nous sommes sous la sauvegarde de quatre municipaux avec lesquels nous en sommes partis pour nous rendre ici ; nous vous demandons la parole.
Dans l’instant, des officiers municipaux qui étaient là semblèrent vouloir faire une diversion à cet interlocutoire en insultant un de nos collègues, le citoyen Larivière, alors chevalier de Saint-Louis, sur ce qu’il avait sa croix attachée avec un ruban tricolore. Mais il leur répondit : J’ai cru que cette croix, que j’ai bien gagnée, ne perdrait rien à être supportée par le ruban de la nation ; au surplus, si vous voulez la porter au pouvoir exécutif, il vous dira si je l’ai bien méritée.
Aussitôt Bailly s’écria : Je connais M. Larivière.
L’impression que toutes les circonstances firent éprouver au citoyen Larivière fut telle qu’il tomba deux jours après en paralysie et qu’il resta depuis ce temps dans l’état le plus déplorable.
(Sur ces entrefaites), parut un commandant de la section de Bonne-Nouvelle qui vint prendre à bras-le-corps le maire Bailly, en criant : Nous sommes perdus, on vient de tuer M. de Lafayette au Champ-de-Mars.
C’était un autre coup monté dont les conjurés étaient sans doute convenus d’avance. Bailly l’assassin ne fait que répondre de toutes ses forces : La loi martiale, la loi martiale !
C’était à ces seuls mots que se bornait son rôle.
Et aussitôt le sanglant drapeau est déployé à la fenêtre et la loi de mort proclamée sur la place. J’éprouve l’anéantissement et de suite l’émotion de la fureur. C’est au milieu de ce dernier sentiment que je crie à mes collègues. Fuyons ces lieux de proscription : le signal du carnage est donné ; de féroces magistrats immolent le peuple : ils ne sont pas disposés à écouter ses envoyés ; fuyons et allons rejoindre nos concitoyens et, s’il en est temps encore, soustrayons-en le plus grand nombre possible aux coups de leurs bourreaux.
Nous observâmes que le plan des meurtriers était si bien prémédité que, dans tout Paris, à la même minute, ce n’était qu’un seul cri. Lafayette est tué !
Les scélérats, qui connaissaient le cœur humain, avaient calculé qu’en frappant le peuple d’une telle assertion relativement à l’idole du jour de ce temps-là, il serait ébloui, il ne verrait plus rien et qu’il oublierait de regimber contre les mesures assassines disposées contre lui-même.
Quant à moi, je ne perdis nullement la tête. J’épuisai toutes les ressources qui me parurent nous rester. Je me rendis avec quelques-uns de mes collègues au club des Cordeliers qui était permanent, et j’y rendis un bref compte de tout ce qui se passait. Santerre était dans ce moment-là au club. Voici une circonstance qui fait remonter d’un peu loin des données sur le fond du civisme de cet homme qui fut aussi une idole. Lorsque j’eus dit que la loi martiale marchait, j’eus lieu d’être étonné de la vivacité avec laquelle Santerre prit la parole pour laisser échapper ces mots par lesquels il eût fait croire qu’il était dans le secret. Messieurs, dit-il, soyez tranquilles, il n’y aura pas une amorce de brûlée dans tout ceci.
Il est vrai que par réflexion il ajouta Au surplus mon bataillon y est, et, si on avait le malheur de tirer, je m’y opposerais. Mais je puis me tranquilliser et m’en rapporter à l’officier qui le commande.
Alors je demandai la parole pour dire au tant renommé Santerre qu’il serait bien plus convenable qu’il se portât lui-même en tête de son bataillon. Mon brave aussitôt semble piqué d’honneur, me regarde en enfonçant son chapeau dans sa tête, et dit : J’y vais.
Où croiriez-vous, citoyens, qu’il a été ? Se cacher chez sa belle-sœur dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, même maison où je demeurais. Sans doute qu’il ne s’attendait pas de se trouver là si près de mes pénates ; il n’en est sorti qu’à onze heures du soir. Les voilà donc, ces héros dont les noms remplissent la terre !
Quittant les Cordeliers, je me rends au Champ-de-Mars où j’ai pu encore devancer la loi martiale. Je suis monté sur l’autel de la Patrie où j’ai dit au peuple assemblé que nous avions voulu remplir ses intentions à l’Hôtel de Ville, mais que nous n’avions pu nous y faire entendre ; que la loi martiale était à deux pas, et qu’on paraissait vouloir impitoyablement nous massacrer tous. Je fais la motion, ajoutai-je, que tout le monde se retire paisiblement, pour que nos vils assassins n’aient pas la satisfaction d’accomplir leur abominable projet, et encore pour leur épargner dans l’histoire la honte inouïe d’avoir immolé tout un peuple sans défense.
Un citoyen répliqua qu’il fallait attendre l’infâme drapeau rouge, et qu’à la première proclamation, suivant la loi, on se retirerait. Immédiatement le drapeau rouge paraît au premier fossé du Champ-de-Mars. Des brigands stipendiés et apostés là par les grands brigands avaient le mot de jeter quelques pierres à ces derniers dès qu’ils paraîtraient avec la loi martiale, afin que cette feinte provocation servît de prétexte à nos scélérats. Cette mesure était liée aux deux assassinats du matin et au bruit généralement répandu d’un prétendu projet de massacre. Du milieu de la bande apostée des jeteurs de pierres part un coup de fusil, et c’est là, au lieu des diverses proclamations prescrites par la loi, c’est là le signal du meurtre et de l’égorgerie universelle. Les féroces satellites du général [6], tout pleins des fumées du vin qu’il leur a distribué et des maximes de sang qu’il leur a fait inculquer, brûlent d’en venir à l’exécution. L’ordre fatal est donné, ils vont être satisfaits. De toutes parts ils courent sur le peuple, de toutes parts aussitôt le peuple est assassiné. Tout le monde veut se sauver et, dans leur fuite pénible, hommes, femmes, vieillards, enfants, reçoivent en très grand nombre le coup terrible qui leur porte la mort.
Toute cette peinture horrible est exactement tracée d’après le témoignage de mes yeux. Oui, j’ai été le triste spectateur de tous les instants de cette scène affreuse. Je suis resté le dernier sur l’autel de la Patrie, et je ne l’ai abandonné que lorsqu’on y est venu assassiner deux citoyens qui étaient à mes côtés. J’ai dirigé ma retraite vers Vaugirard pour aller au secours de plusieurs citoyens que je voyais poursuivre et fusiller de ce côté. L’un d’eux, qui n’était même pas entré au Champ-de-Mars, eut la tête percée d’une balle qui le renversa à quelques pas de moi. Je le fis transporter aux Invalides par la grille de derrière pour lui faire administrer des secours par le chirurgien de l’Hôtel ; mais à peine y fut-il arrivé qu’il y expira.
Ne pouvant plus servir personne ni remédier à rien, et voyant mes jours en danger, je me retirai chez le citoyen Leroi, faubourg Saint-Germain, pour m’y rafraîchir et m’y laver les mains et la figure que j’avais toutes couvertes de sang et de poussière.
J’omettais une particularité qui n’est cependant point à garder sous silence. Le citoyen que j’abandonnai, après qu’il eut expiré, fut enlevé par des troupes qui recueillaient les cadavres avec leurs bijoux. Celui-là avait deux montres d’or. Mais, tant de celles-là que de bien d’autres, Bailly a eu grand soin de ne rendre aucun compte. Vices humains ! A quel point vous dégradez ceux que votre attrait honteux subjugue !