Etrange destinée que celle de Fournier « l’Américain » ! Qualifié de « brute sanguinaire », de « fou » (Michelet), de « condottiere » (Aulard), il n’a fait l’objet que de peu d’études et ses torts, s’il en eut, sont bien minimes à côté de ceux des « grandes » figures de la Révolution : Danton, Robespierre, Marat, Hébert...
I. LES DÉBUTS EN RÉVOLUTION
Claude Fournier est né à Auzon (Haute-Loire) le 21 décembre 1745. Fils d’un tisserand, il s’engage très jeune (vers quinze ans) et part aux colonies servir dans les dragons des milices bourgeoises. Il est gardien de plantation avant de fonder en 1782 une fabrique de tafia à Saint-Domingue. Fournier est arrêté en septembre 1783 ; sa fabrique est détruite par un incendie (criminel ?) en avril 1784. Il rentre en France ruiné, vers février-mars 1785. Il entreprendra de nombreuses démarches devant les tribunaux pour obtenir justice. C’est de son séjour aux îles que Fournier reçoit son surnom de « l’Américain ».
Aigri par ses problèmes, comme il le reconnaît lui-même, il joue un rôle actif dans les insurrections de 1789. Peu avant la prise de la Bastille, il met sur pied une force armée grâce à son expérience (il est capitaine de la Garde nationale) et participe activement au combat du 14 juillet, à la marche sur Versailles (5 et 6 octobre 1789), à la pétition du Champ-de-Mars (17 juillet 1791), et à la prise des Tuileries (10 août 1792).
C’est un organisateur technique mais convaincu de la nécessité de ses actes. Pourtant, il ne tarde pas à acquérir une réputation détestable. Peu après le 10 août 1792, il est chargé d’escorter des prisonniers. A Versailles, la foule s’en prit aux prisonniers, séparant ceux-ci de leur escorte dans la pagaille. On accusa Fournier d’avoir encouragé le massacre, ce dont il se disculpa à grand-peine tout comme d’avoir volé des effets aux prisonniers. En ces temps soupçonneux, la calomnie fit son chemin. Pourtant, l’Assemblée nationale lui accorda une indemnité par l’intermédiaire de Danton et de Roland (ministre girondin). En 1837, dans ses Mémoires, l’ancien député montagnard Choudieu écrira que ce massacre était sans doute l’œuvre de personnages influents peu désireux de voir les prisonniers divulguer des secrets après la chute de la monarchie.
II. LA RADICALISATION
Si les chefs bourgeois ont eu besoin de certains agitateurs pour parvenir au pouvoir, après 1792 ce n’est plus le cas. Méprisant les nouveaux maîtres, Fournier se radicalise. II fréquente le club des Cordeliers et se lie avec Maillard, un des vainqueurs de la Bastille, et surtout avec l’Enragé Varlet qui cherche à continuer la Révolution en faveur des pauvres.
Une insurrection avortée le 10 mars 1793 envoie Fournier en accusation devant les députés. Il ne dénonce pas ses amis et il est libéré faute de preuves. Mais la haine de Marat se porte sur lui. L’« Ami du peuple » s’inquiète de la radicalisation qui gagne les sans-culottes. Lors d’un dîner chez le banquier Perregaux (avant le 31 mai 1793) auquel de nombreux affairistes participaient (ainsi que Saint-Just), Marat assurait ses hôtes que lui et ses amis jacobins n’avaient aucune intention de partager les fortunes. Et c’est Marat qui accuse Fournier de vol, de complot, d’espionnage. L’histoire n’a pas totalement réhabilité Fournier.
Aventurier et bagarreur, Fournier ne méprise pas l’argent. Mais il est aussi un révolutionnaire. Sa sincérité n’est pas en cause, même si sa brutalité et son mépris le rendent peu sympathique. Il ne trafique pas sur les biens nationaux comme la plupart des leaders révolutionnaires (il mourra dans la misère). Ses idées, quoique limitées, sont clairement en faveur du peuple. Fournier est aussi prêt à l’entraide. En 1793, Babeuf est dans une misère extrême lorsqu’il est recueilli par Fournier et entretenu pendant six semaines. Il faut noter que Babeuf s’indignera des calomnies de Marat. Peut-être a-t-il aidé Fournier à rédiger sa brochure A Marat journaliste.
Le 31 mai 1793, plusieurs sections parisiennes nomment un comité insurrectionnel, dit de l’Évêché, où siègent Varlet (le meneur), Maillard et Fournier. Le comité de l’Évêché projette une marche sur la Convention pour imposer des mesures en faveur des sans-culottes. La tentative échoue faute de moyens lorsqu’elle est récupérée par les Jacobins. La dictature qui s’installe s’accompagne d’une répression contre les Enragés (Jean-François Varlet et Jacques Roux), qui sont arrêtés vers septembre 1793. Fournier est exclu du club des Cordeliers mais tente le 12 décembre d’entrer de force pour s’expliquer. Il est alors arrêté.
III. APRÈS LA RÉVOLUTION
Fournier doit attendre la chute de Robespierre pour être libéré, le 22 septembre 1794. Mais ses capacités d’agitateur le rendent tout aussi dangereux pour le nouveau régime bourgeois. Début 1795, les sans-culottes affamés ont un ultime sursaut. Par mesure préventive, Fournier est arrêté le 9 mars 1795.
Les poursuites sont finalement abandonnées et Fournier se retire aux environs de Paris pour cultiver un jardin. Il se marie en 1796 avec Marthe Fonvielle, à Verneuil (Yvelines aujourd’hui).
Après un attentat contre Bonaparte en 1801, les révolutionnaires sont arrêtés. Fournier se cache à Villejuif. Il est arrêté en 1803 et la police l’emmène au fort de Joux le 20 août 1803. Le 20 novembre, il est transféré à Oléron et finalement déporté à Cayenne début 1804.
De retour en France en 1809 (après la prise de la colonie par les Anglais), Fournier participe à un complot antifiscal à Auxerre, en 1811. Cette fois Napoléon, excédé, ordonne personnellement son transfert au château d’if. Fournier revient à Paris à la fin de l’Empire, en avril 1814.
Il ne semble guère calmé puisque sous la Restauration le régime royaliste ordonne à son tour son arrestation en novembre 1815 ! Laissé enfin en liberté en août 1816, Fournier tente d’échapper à la misère par un procédé qui lui sera beaucoup reproché par les historiens. Fournier demande une pension au roi en transformant son passé en une pseudo-fidélité royaliste ! Le pouvoir refusa cette demande impudente. Sans excuser son cynisme, on doit le relativiser. À 77 ans, il cherchait à assurer ses vieux jours et, de fait, il mourut dans l’indigence à Paris, le 27 juillet 1825. Que n’eût-il spéculé comme ces « idéalistes » de 1793 portés aux nues par les mêmes historiens ! Mais il n’est pas de notre propos de célébrer sa mémoire. Sa trajectoire tumultueuse n’aurait pas un grand intérêt sans ses écrits.
IV. FOURNIER ESCLAVAGISTE ?
Fournier a-t-il eu des esclaves à Saint-Domingue ? Certains historiens l’affirment tout en le confondant avec des homonymes : un Fournier signataire d’un traité de paix entre métis et blancs à Port-au-Prince en octobre 1791 et un Fournier arrêté par Sonthonax, l’envoyé de la Convention, en décembre 1792, toujours à Saint-Domingue.
Fournier n’était pas planteur, mais avec ses économies il établit une distillerie en 1782. Possédait-il des esclaves comme les autres « petits-blancs » ou les « noirs libres » (dont Toussaint-Louverture) ? Nous n’en savons rien.
On ne trouve pas dans les écrits de Fournier de justification de l’esclavage. Au contraire, dans un texte manuscrit intitulé Idées générales sur les moyens de rétablir l’ordre dans les colonies de Saint-Domingue..., Fournier propose de distribuer des terres collectives ou individuelles aux noirs. Il est difficile d’imaginer que Fournier ait pu évoluer de l’esclavagisme à la loi agraire.
Ces Idées générales... ne sont ni signées ni datées. Elles figurent dans les papiers de Fournier aux Archives nationales. Le manuscrit a vraisemblablement été rédigé entre juillet 1795 (date à laquelle les Espagnols quittent Saint-Domingue) et août 1797 (date à laquelle Toussaint-Louverture prend le contrôle de l’île). Nous reproduisons ce texte intégralement, à la suite des Mémoires secrets, avec une orthographe actualisée.
V. FOURNIER, TÉMOIN DU PEUPLE
Fournier n’a pas laissé une œuvre théorique : quelques pamphlets tout au plus. Par contre ses souvenirs sont une mine pour les historiens. Il eut le temps de rédiger ses Mémoires secrets, incomplets (ils vont de 1789 à 1792 et de façon lacunaire) mais instructifs par leur point de vue.
Nous avons les témoignages de notables, de bourgeois mais très peu du peuple. Avec Fournier, c’est le tableau de la foule révolutionnaire par l’un de ses membres. De plus le récit est écrit comme un reportage, très vivant.
Dans l’ensemble Fournier est objectif. Il a joint des pièces justificatives à son manuscrit (non publiées ici) avec une conscience d’avocat. C’est que sa propre action était aussi à défendre. Là, Fournier est parfois moins objectif. Par vantardise : il prétend avoir mené 400 partisans sur la Bastille, il n’y en eut que la moitié probablement. Par honte : il cache que, peu avant la fusillade du Champ-de-Mars, il a tiré un coup de pistolet sur Lafayette pour éviter le massacre. En fait, le général utilisa cet attentat pour justifier la répression. Marat eut beau jeu de traiter Fournier de provocateur. Celui-ci n’avait aucune envie de rappeler sa bévue.
Ces quelques détails mis à part, l’apport des Mémoires secrets est énorme. C’est pourquoi nous en rééditons ici les passages les plus importants. Il n’existait qu’une édition de 1890 par Aulard, depuis épuisée. Nous avons suivi la retranscription de cet historien à quelques nuances près : actualisation de l’orthographe, suppression des fautes. Fournier écrivait en homme du peuple peu instruit. Il est intéressant de le faire savoir au lecteur, mais pas à toutes les pages ! On nous comprendra de ne pas donner dans le snobisme d’érudit. Par contre le sens du texte est préservé intégralement. Grâce à ce témoignage indispensable, Fournier nous fait revivre 1789.
Suivez le « condottiere » de la Révolution !
Le groupe éditeur