Depuis que l’intrigue perverse des deux directeurs de la France m’avait supplanté pour mettre à ma place un grand scélérat, j’étais resté coi dans mon asile, après m’être écrié comme Brutus : Ô vertu ! tu n’es donc bonne à rien sur cette terre dépravée !
Mais le spectacle de mes frères criant la faim, à l’époque du 5 octobre, ne put plus contenir davantage ma sensibilité. L’exécrable horde aristocratique et royale avait formé le complot de réduire à l’esclavage, par la famine, cette nation qu’elle ne voyait pas lieu par d’autres moyens de faire renoncer à son projet de conquérir sa liberté. J’entends, ce jour-là, dès sept heures du matin [1], les cris d’une alarme générale et le tocsin qui sonne. Je cours à la Ville. J’y trouve le peuple qui, à ma vue, s’écrie : Fournier, conduisez-nous à Versailles où nous voulons aller demander du pain.
Je répondis que j’irais si je pouvais rassembler une force armée suffisante.
Le corps des Vainqueurs de la Bastille se mit en mouvement le premier et, de concert avec les femmes, il fut à Versailles où il s’empara, au milieu de la place d’Armes, des gardes du corps et des troupes du despotisme qui y étaient postées.
Je ne crus pas devoir perdre un moment. Je courus dans Paris pour rallier le plus qu’il me serait possible de bons citoyens.
Arrivé à Saint-Eustache, j’y trouve d’Ogny, commandant, mon successeur, sous lequel les citoyens refusaient de marcher. D’Ogny eut la bassesse de recourir à moi pour me prier de les rassembler ; il s’agissait du salut public ; je ne me prêtai pas à d’autres considérations. Je n’eus besoin que de dire à mes anciens camarades : Frères, me reconnaissez-vous ?
À l’instant, toutes les compagnies furent sous les armes. Croira-t-on qu’aussitôt d’Ogny eut l’impudeur de se mettre avec moi à la tête de ces mêmes compagnies qui se rendirent à l’Hôtel de Ville ? Là s’engagea un conflit pour savoir à qui, de d’Ogny ou de moi, resterait le commandement. Une bonne partie des citoyens et des troupes se rangea de mon côté. On observa que nous n’avions point d’étendard pour faire notre ralliement. J’allai chercher le drapeau à la fameuse devise : Destruction des tyrans
.
De retour à la Ville, je trouve tout le peuple et les gardes françaises qui me crient : À Versailles, Fournier, commandez- nous.
Je fais battre le rappel, et j’assemble tout le monde de bonne volonté.
Alors d’Ogny descend de la Ville : Qui vous a donné l’ordre de battre ? demande-t-il aux tambours. - C’est moi, répondis-je en m’avançant. - Qui vous en a donné l’ordre ? réplique-t-il.
Je lui dis du ton le plus ferme : Le tocsin et le peuple souverain.
Alors il s’exhala contre moi en menaces que je fis cesser en le poursuivant avec mon sabre nu. Il s’enfuit dans l’Hôtel de Ville où je le suivis.
Mais la réflexion me fit abandonner ce lâche pour m’occuper du sycophante Lafayette que je trouvai dans un des appartements de la Maison de Ville, occupé à faire de grandes motions qui n’étaient pas les miennes ni celles du peuple.
Je lui adressai la parole pour lui dire :
Général, le peuple vous demande en bas, sur la place de Grève ; il faut dans l’instant descendre, il en est temps ; le peuple veut faire le voyage de Versailles pour chercher du pain : je vous exhorte de ne pas différer.
Lafayette obéit. Je descendis aussitôt. Il se porta sur ma colonne où, s’adressant à moi avec un petit imprimé à la main, il me dit : Fournier, comment, vous sur qui je comptais le plus pour me donner des détachements pour aller à quarante et cinquante lieues d’ici, chercher des farines, est-ce que vous me manquerez aujourd’hui ?
Ce piège grossier, pour faire diversion au grand objet qui nous occupait, n’eut pas de prise sur moi. Oui, général, répliquai-je, je vous manquerai aujourd’hui. C’est à Versailles qu’il faut aller et il est temps de partir.
Cette réponse faite, je saisis mon rôle de commandant : Attention, à gauche, à Versailles !...
Aussitôt deux femmes se portèrent vers Lafayette et lui dirent, en lui montrant du doigt le fameux réverbère : A Versailles ou à la lanterne !
A ces mots, il part ; nous sommes partis.
Mais nos scélérats avaient arrêté entre eux d’employer tous leurs efforts pour faire manquer la partie. D’Ogny était devenu le lieutenant de Lafayette ; il marchait à ses côtés. Nous n’étions qu’à la hauteur du Pont-Neuf, lorsqu’on nous fit faire une première halte. Alors le général et d’Ogny vinrent à moi, et me dirent : Nous ne devons point partir sans munitions ; vous pourriez en aller prendre au district de Saint-Eustache.
Je soupçonnai bien que cette amorce couvrait encore quelque dard nouveau ; c’est pourquoi je me précautionnai. Je consentis d’aller chercher des munitions avec ma première colonne, mais je dis à ma seconde de m’attendre à la hauteur des Champs-Élysées avec le général et de ne pas le perdre de vue.
Arrivé à Saint-Eustache, quel fut mon étonnement d’y voir d’Ogny et de l’entendre crier aux troupes entrées dans l’église et rangées en bataille : Haut les armes, chacun chez vous, je vous l’ordonne au nom du général !
Indigné, je m’écrie : Halte-là, citoyens !
Je prends aussitôt mes épaulettes, je les foule aux pieds, je crie de toutes mes forces que c’est ainsi que mérite d’être foulé aux pieds le lâche qui vient d’oser ordonner aux citoyens de retourner chez eux. Je rattache mes épaulettes et je dis à ma troupe : Citoyens, qui m’aimera, me suivra
; et m’adressant aux femmes : Vos enfants meurent de faim ; si vos époux sont assez dénaturés et assez lâches pour ne pas vouloir aller leur chercher du pain, il ne vous reste donc plus qu’à les égorger.
L’effet de ce discours fut des plus funestes à d’Ogny. Il ne fut pas plutôt prononcé que les femmes tombèrent sur lui et lui distribuèrent tant de coups de poing et de pied dans le ventre qu’elles le forcèrent à marcher et qu’il mourut peu de temps après des suites de ce traitement qu’il avait trop mérité.
J’allai rejoindre aux Champs-Élysées le corps que j’avais quitté au Pont-Neuf, et alors nous paraissons marcher tout de bon pour Versailles.
Lorsque nous fûmes vis-à-vis la manufacture de Sèvres, il vint à passer une voiture qui s’annonçait sous le titre d’équipages de Lafayette. Elle était conduite par huit chevaux de poste ; des hommes, au nombre de huit à dix, habillés en grenadiers nationaux, étaient montés sur l’impériale, sur le siège et derrière. Ils criaient tout le long des colonnes : Gare, laissez passer, ce sont les équipages du général.
À ce mot du général, j’arrêtai la voiture et je dis : Ce serait la voiture du diable, je l’arrêterais pour savoir ce qui est dedans.
Aussitôt une nuée de mouchards et de coupe-jarrets me circonscrit et fait échapper la voiture. Je demande si on ne démêle point la préméditation d’un départ commun du roi et du général, puisque c’est à la même heure et au même moment que la garde nationale de Versailles, toujours active et patriote, et les Vainqueurs de la Bastille, que j’ai dit ci-dessus être partis les premiers et en avant, ont arrêté à Versailles les équipages de la maison royale au bas de l’Orangerie et qu’ils les ont fait rentrer en lieu de sûreté.
Les intentions perfides de ce malheureux Lafayette ne paraissent plus équivoques, quand on se ressouvient qu’il fit faire aux citoyens armés cinq ou six stations de Paris à Versailles, au milieu d’un déluge de pluie et du temps le plus affreux qui ne permit d’arriver qu’entre minuit et une heure.
C’est ainsi qu’on donnait le temps à d’Estaing de préparer toutes les manœuvres criminelles de la Cour et du traître général. Ce d’Estaing abandonna à dessein son poste de la garde nationale de Versailles pour s’occuper plus utilement au Château ; mais, ayant été instruit de la trahison, je m’emparai du corps de garde des ci-devant gardes françaises et du parc d’artillerie où j’établis bonne sûreté. La preuve de ce fait existe par le témoignage du citoyen de Versailles commandant du poste et par une attestation de l’aide de camp Gouvion qui était venu à deux heures du matin pour s’emparer de ce poste. Mais je mis mes moustaches en travers et lui dis qu’il était temps de déguerpir et de f... le camp. Il me demanda la permission d’entrer dans le corps de garde pour écrire une lettre à la municipalité de Paris. Je lui dis qu’il le pouvait et que je m’en f... encore. Après une heure de réflexion et après avoir fumé deux pipes, il fut obligé d’aller fumer la troisième auprès de son général, qui était allé soupirer auprès de Marie-Antoinette et réfléchir sur les inconvénients des grandeurs.
Le 6, à cinq heures du matin, j’allai à la découverte, accompagné de deux officiers de mon poste. J’allai jusque sur la terrasse du Château du côté de l’Orangerie. Là, je vis toute la terre labourée par la trace de plusieurs chevaux. Ma curiosité me porta à vouloir découvrir de quel côté cette cavalerie avait dirigé ses pas. Je tournai du côté de Trianon et je poursuivis ma route vers l’escalier de marbre. Parvenu vis-à-vis les appartements de la ci-devant Madame Veto, j’aperçus deux gardes des Cent-Suisses qui étaient en ligne perpendiculaire de sa fenêtre. Je voulus leur parler, et tirer d’eux, s’il se pouvait, quelques instructions. Ils me dirent que Lafayette et les gardes du corps et tous les gentilshommes de la Cour étaient des f...gueux, qu’ils avaient voulu les soûler la veille, qu’ils avaient accepté un verre de vin sans vouloir entrer pour rien dans leurs complots ; que les gardes du corps leur avaient dit : À votre santé, camarades, et à la santé du roi.
L’un de nous, poursuivirent-ils, donna un signal aux autres et nous nous sommes retirés en leur disant : Comment ! nous sommes aujourd’hui vos camarades, et vous avez coutume de nous regarder comme des valets de porte !
Nous fûmes bientôt distraits du récit que ces braves Suisses nous faisaient, lorsque, frappant cinq heures trois quarts, il entra dans la cour de marbre une quantité innombrable de peuple qui se porte sur les gardes du corps en faction, que l’on enleva en poussant force cris : À la lanterne !
J’ai cru qu’il était de mon devoir de ne point préjuger de coupables. Je voulus leur sauver la vie, mais inutilement. Le premier arrêté eut le ventre ouvert d’un coup de couteau : il expira à mes pieds. Il fut démonté de ses armes, et son mousqueton, qui me resta dans les mains, est encore chez moi.
Je courus aussitôt dans le Château et je me trouvai encore à temps de prévenir une partie des gardes du corps et de les sauver. Je crus par suite faire une bonne action en avertissant cette malheureuse ci-devant reine de se sauver chez son mari.
Je fis, en outre, fermer les portes des Cent-Suisses et je formai un mur de mon corps pour empêcher le massacre général dans le Château. Je bravai plus de vingt coups de feu pour cela, dans la conviction où j’étais alors que je me livrais à un acte méritoire ; on n’avait pas encore à cette époque la mesure entière de la monstruosité de ces êtres dont on a connu depuis toute la noirceur de l’âme.
Je me rendis au corps de garde et envoyai aussitôt un officier de mon poste pour faire battre la générale. Nous réunîmes toute la force pour contenir ce grand mouvement populaire, dont les efforts tendaient à la punition instante des chefs des traîtres [2].
Nous nous présentons dans la cour de marbre ; là nous demandons le ci-devant roi au balcon ; il y paraît avec sa femme, ses enfants et Lafayette. Les deux ou trois bouts de phrase qu’il y profère ont l’air de stupéfier la plupart des auditeurs : tant il est vrai que les chaînes de l’esclavage et de l’idolâtrie pour les rois avaient empreint chez nous des marques bien profondes ! Je voyais l’heure où tout le monde aurait repris la route de Paris sans donner plus de suite à cette démarche.
Je m’adresse à cinq ou six de ces femmes qui, sous le titre et l’enveloppe de poissardes, cachent des qualités morales et surtout un jugement qui les rend capables de toujours bien apprécier un bon avis. Je me mets au niveau de leur intellect et, empruntant le ton du père Duchesne et leur mettant le poing sous le nez, je leur dis : Sac.... b....esses, vous ne voyez pas que Lafayette et le roi vous c....... quand ils disent qu’ils vont entrer dans leur cabinet pour vous donner du pain. Vous n’apercevez pas que c’est pour vous renvoyer et pour vous rendre des fers et la famine. Il faut emmener à Paris toute la sacrée boutique...
Ces paroles ne furent pas plutôt exprimées et je ne les eus pas plutôt fait suivre du geste de porter mon chapeau au bout de mon sabre en criant : A Paris, le roi à Paris
, que cinquante mille voix répètent ce môme cri : "A Paris", et, de suite, l’on part...
Nous sommes encore partis.
C’est moi qui fus chargé d’aller en avant pour annoncer à la municipalité de Paris la nouvelle de l’arrivée dans la capitale du maître de Versailles, et que le peuple, dont tel était le bon plaisir, l’y conduisait.