Le mouvement des Conseils, dans ses traits particuliers et distinctifs, a à Turin et seulement à Turin ses fondements historiques basés sur la dure roche d’une organisation industrielle avancée et d’un système capitaliste très concentré.
Turin, qui après l’unification [1], avec le transfert de la capitale à Florence, s’était vidée, providentiellement vidée de toutes ses « toiles d’araignée » bureaucratiques et de tous ses privilèges de courtisans, réagit après une véhémente explosion de colère, impitoyablement réprimée par le gouvernement d’une dynastie qui à ce moment précis cessait d’être « piémontaise ». Elle réagit donc à la nouvelle situation par un rapide effort de reconstruction sur le plan économique dont nous avons la première preuve convaincante avec l’Exposition de 1884.
La ville, bien que géographiquement défavorisée par rapport à Milan — centre de la vallée du Po et base des communications avec la Suisse, ou à Gênes — grand port et grande place commerciale, se place bien vite à l’avant-garde du progrès industriel de tout le pays et se développe vigoureusement dans son ossature démographique et urbaine.
La ville double puis triple sa superficie, ses surfaces bâties : elle s’étend dans la plaine, elle assaille les collines environnantes, elle grossit ses faubourgs. Examinons les statistiques de l’ascension démographique : 1808 = 65 000 habitants ; 1848 = 136 849 habitants ; 1868 = 191 500 habitants. La population triple au cours des soixante premières années. Mais l’augmentation continue avec le même rythme incessant durant les soixante années qui suivent : 1871 = 212 644 ; 1881=252 852 ; 1901=335 656 ; 1911=427 106 ; 1921 = 502 274.
Dans le premier après-guerre, au temps des Conseils, nous en sommes donc au demi-million (après la seconde guerre, la population approchait le million, elle le dépasse largement aujourd’hui). Le développement de certains quartiers ouvriers est encore plus significatif. En 50 ans, de 1871 à 1921, le quartier de la « Barrière de Milan » passe de 1901 habitants à 39 967 ; le quartier de la « Barrière Saint-Paul » passe de 2 484 à 50 204.
Pourquoi tout cela ? Pourquoi la formation de Turin comme cité moderne dépasse en rapidité et surtout en « rationalité » tous les autres centres urbains italiens ? Pourquoi à Turin convergent, venant de toute l’Italie, de grandes masses d’immigrants qui dans un faible nombre d’années se fondent dans le nouveau creuset social jusqu’à l’acquisition de caractéristiques propres et originales ?
Parce qu’il se produisit à Turin un phénomène que nous pouvons indiquer ici à son stade originel : au cours de l’année 1889 naquit à Turin, avec 50 ouvriers et de modestes équipements l’usine Fiat. Le fait, non enregistré par les chroniques de l’époque, aura pour le destin de la cité bien plus d’importance que la concession du Statut advenue près d’un demi-siècle auparavant.
Les 50 ouvriers de la Fiat seront 50 000 après la première guerre mondiale ; au centre de Turin, autour de Turin, la Fiat plantera ses tentes d’acier et de béton armé ; autour de ses bâtiments s’établiront d’autres grandes, petites et moyennes entreprises qui, en 1911 atteindront le nombre de 5 151 et en 1927 auront plus que doublé atteignant le chiffre de 11 993. Mais surtout autour de la Fiat et des autres entreprises se densifiera un prolétariat compact et homogène, aussi unifié en son sein que différencié des autres couches et groupes sociaux plus ou moins instables, plus ou moins hétérogènes.
Ce sont la consistance et la cohésion particulières de ce prolétariat qui permirent à Turin de se mettre à l’avant-garde de la révolution ouvrière, comme elle avait été à l’avant-garde de l’unification nationale conduite non tant par la bourgeoisie manufacturière que par des groupes nobiliaires s’étant insérés promptement dans le sillage de la révolution bourgeoise et installés dans la diplomatie, l’armée, la bureaucratie (la « culture piémontaise »), et dans la transformation industrielle (promue avec la contribution prépondérante de la jeune bourgeoisie manufacturière mais toujours avec le patronage du patriciat « progressiste »).
Turin cette fois devient protagoniste de l’histoire par la seule poussée du prolétariat ; les représentants mêmes de la culture bourgeoise « progressiste » rassemblés autour de la « Révolution libérale » de Gobetti sont attirés dans le sillage de la révolution ouvrière incarnée par le mouvement des Conseils.
Le centre même de la « culture nationale », jusqu’alors fixé à Florence, se déplace vers Turin et subit un substantiel changement de direction : c’est encore le prolétariat de Turin qui, à travers ses groupes d’avant-garde, emporte la primauté culturelle et s’en fait une arme contre la fausse culture, contre la vieille culture, monopole d’une « intelligence » bourgeoise dépassée et attardée. Sur le terrain politique, les Conseils sont la formule de cette nouvelle culture.