Accueil > PARTAGE NOIR - Brochures > Thématiques > Défendre la révolution > Défendre la révolution : Quel combat ?

Défendre la révolution : Quel combat ?

mercredi 26 juin 2019, par Partage Noir (CC by-nc-sa)

Jusqu’ici, nous avons étudié le problème du combat sous son aspect théorique, puis historique. Il reste la pratique. Il est extrêmement délicat d’aborder la question militaire. Disons tout de suite qu’il n’est pas question de jouer ici au stratège d’état-major. Chaque situation est particulière et les militants expérimentent beaucoup sur le terrain. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille évacuer la question militaire dans le mouvement libertaire. En parler nous éviterait des surprises désagréables.

Plusieurs cas peuvent se présenter. Tout d’abord le plus lointain, celui d’une entité territoriale anarchiste organisée comme telle et ayant à se défendre. Il est impossible d’évoquer les conditions de cette défense car cela dépendra des choix et des possibilités de la population.

Autre possibilité : un affrontement de type frontal qui ne concerne pas seulement les anarchistes, comme en 1936 en Espagne. Là aussi, la défense dépendra des forces politiques en présence. Reste le cas le plus plausible, celui de la guérilla : c’est-à-dire la situation où il faut lutter contre un adversaire qui contrôle le majeure partie du territoire. De cela on peut parler plus facilement car la guérilla démarre souvent de rien. Non pas qu’elle se crée hors de tout contexte, mais elle est moins contrainte de défendre un territoire donné, elle est moins liée aux alliances politiques (contrairement au cas espagnol). Bien sûr, l’action des guérillas ne correspond pas au concept de guerre que nous avons défini en première partie. C’est une lutte armée de type agressif et non défensif. Elle traduit la radicalisation du conflit social et politique, ce qui la justifie. Étant bien entendu que les combattants ne sont pas une avant-garde, au sens de dirigeants, mais les éléments les plus actifs de cette radicalisation.

La guérilla sans mythe

Pour illustrer notre propos, nous serons amenés à citer des mouvements armés qui n’ont rien à voir avec l’anarchisme. Cela ne veut pas dire que nous ayons une quelconque sympathie pour ceux-ci. Ce ne sont que des exemples.

Lorsqu’on parle de guérilla, les compagnons doivent avoir à l’esprit que ce n’est pas une solution miraculeuse. Aucune forme d’organisation militaire n’est invincible, loin de là. La défaite de mouvements comme celui des Boers en Afrique du Sud (1899-1902) ou celui des Mau-Mau au Kenya (1952-1954) s’explique entre autres par un quadrillage efficace opéré par l’armée anglaise. L’échec de la Makhnovtchina a un peu les mêmes causes. Les troupes bolcheviques réussirent à faire disparaître la guérilla anarchiste qui se trouvait pourtant en terrain extrêmement favorable puisqu’émanant directement de la paysannerie ukrainienne et ayant son soutien. Plus près de nous, on peut citer l’encerclement et l’anéantissement des communistes en Malaisie (1948-1957), des partisans de Che Guevara en Bolivie (1967).

Et même si la guérilla contrôle certaines zones, cela ne veut pas dire forcément qu’il y a victoire. Un des principes de la contre-insurrection est le repli sur les zones les plus développées économiquement et groupant la majorité de la population. Les guérilleros ont alors de vastes régions difficiles à contrôler et d’un faible intérêt d’un point de vue stratégique. La partie n’est donc pas gagnée d’avance comme pourraient le croire certains rêveurs glorifiant le porteur de Kalachnikov. Ce qui ne veut pas dire non plus que la lutte soit désespérée. Lorsque les autorités du Vietnam du Sud ont tenté d’appliquer la méthode anglaise en regroupant les villageois en « hameaux stratégiques », pour les isoler des combattants, ce fut un échec total. Si les anarchistes devaient un jour s’engager dans ce genre de combat, que ce soit avec réalisme et prudence.

La préparation

Faut-il une préparation paramilitaire pour se préparer à cet affrontement ? Certains gauchistes le croient et se précipitent au service militaire. Cette attitude est critiquable. Non seulement elle cautionne l’institution militaire, mais en plus l’expérience tirée est souvent douteuse. Ce n’est pas en marchant au pas ou un jouant aux cartes dans les chambrées que l’on fera la différence. D’ailleurs, n’a-t-on pas vu à plusieurs reprises les meilleures armées, ou du moins les plus équipées, échouer contre des « pouilleux » ? En Irlande, par exemple, la brigade du West Cork du (1920) débuta sans préparation. Elle fut pourtant l’une des plus efficaces, tenant en échec une armée anglaise qui venait de sortir victorieuse du premier conflit mondial. Voici ce que dit le commandant Tom Barry de sa brigade : Contrairement à l’ennemi, l’I.R.A. du West Cork n’avait aucune expérience de la guerre. Ses membres ignoraient le maniement des armes et ne connaissaient que les rudiments de l’instruction du fantassin. Dépourvus de notions tactiques, ils étaient toutefois animés du désir de devenir de bons volontaires [1]. Certains objecteront que si la plus grande partie des combattants était inexpérimentée, des cadres de l’I.R.A. avaient reçu une instruction au cours de la Première Guerre mondiale.

Il est évident que tout mouvement armé a besoin d’au moins un petit nombre de spécialistes au rôle purement technique. Durutti signalait leur apport essentiel dans le fonctionnement de sa colonne et ces quelques militaires surent s’intégrer efficacement parmi les anarchistes. Certaines connaissances ne sont donc pas inutiles pour peu qu’on les délimite.

Terrain et population

En temps normal, les militants ne connaissent pas toujours l’espace où ils luttent. En période de combat, ce savoir est essentiel et il ne s’agit pas là d’intuition ou d’une expérience fondée sur le fait d’avoir beaucoup arpenté la zone concernée. Le géographe Yves Lacoste en montrait déjà les limites en prenant pour exemple des luttes du tiers-monde : Dans la guérilla, une des forces des paysans est de très bien connaître tactiquement l’espace où ils combattent, mais, livrés à eux-mêmes, leur capacité s’effondre pour des opérations de niveau stratégique, car celles-ci doivent être menées à une autre échelle, sur des espaces beaucoup plus vastes qui ne peuvent être représentés que cartographiquement [2]. La lecture de cartes est une évidence, et sa nécessité avait été bien comprise lors de la guerre d’Espagne. Durutti y attachait une grande importance.

Les combattants ne doivent pas non plus négliger l’action psychologique. Sachant qu’ils disposeront de très peu de moyens d’information, ils doivent limiter les erreurs. Contrairement aux guérillas marxistes, les anarchistes doivent éviter au maximum de terroriser la population neutre ou passive. Trop souvent, des guérillas ont poussé des gens dans les bras de l’adversaire en les contraignant à fournir du ravitaillement ou des bases d’appui. Résultat : les habitants de certaines localités « visitées » ont accepté ensuite la proposition de l’armée de constituer des milices contre-révolutionnaires, comme au Pérou par exemple (guérilla du Sentier lumineux).

Il faut se garder aussi d’effets désastreux pour l’image de marque. Nous pensons par exemple à ce qui s’est produit en Espagne : la destruction des couvents, la démolition des tombes, l’exhumation des cadavres. C’était une chose de récupérer les biens de l’Eglise, c’en était une autre de commettre des actes gratuits. Fussent ces actions défendables (et nous ne le pensons pas), elles représentent une défaite morale qui permet à l’adversaire de resserrer les rangs. Ainsi, ces excès furent habilement exploités par la propagande franquiste, non sans succès. Tous les combattants doivent avoir à l’esprit qu’ils se battent devant une opinion publique.

La propagande proprement dite devra faire preuve de psychologie. Elle doit utiliser un langage intelligible en rassemblant les thèmes les plus porteurs. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de cynisme, ce qui nous ferait mentir ou prendre les gens pour des imbéciles, mais d’être compris. Il faut éviter le verbiage ou la théorie abstraite. Il ne faut pas avoir peur « d’adapter son langage », ce qui ne veut pas dire en changer le sens. On en a un exemple avec les écrits de l’anarchiste mexicain Ricardo Flores Magón. Celui-ci tenta par ses articles dans le journal Regeneración de replacer son action dans l’histoire locale, établissant une continuité avec des faits et des personnages qui évoquaient quelque chose à la population, tout en la persuadant qu’il fallait un changement radical [3]. Ricardo Flores Magôn diversifiait aussi sa méthode en employant des formes artistiques pour faire passer son message.

Peur que les conditions de l’insurrection soient aussi mûres que possible, nous devons être capables de rassembler la population. Le but des anarchistes est alors de démontrer que les combattants et la population ne fort qu’un et que contrairement aux marxistes, il n’y a pas d’intermédiaires comme un parti. Ceux qui combattent ne font que montrer l’exemple et ne s’organisent que par efficacité, et non pour détenir le pouvoir. Le problème est de concilier les conditions de la clandestinité, ou de semi-clandestinité lorsque les combattants contrôlent déjà certaines finies, et des principes d’organisation anti-autoritaires. C’est pourquoi il faut que nous discutions de la question de la guérilla, difficile à résoudre que le problème de la ligne de front antifasciste de la Guerre d’Espagne. D’autant qu’en parallèle à l’action militaire, les anarchistes doivent maintenir leur organisation spécifique agissant au sein de la population. Cette structure n’est pas un futur gouvernement, c’est l’élément actif de l’anarchisme, comme en temps de paix.

L’infrastructure politique

Comme le souligne Gérard Chaliand dans son livre Stratégies de la guérilla : D’elle vient la possibilité de se développer ; c’est là que résident le recrutement, les renseignements, la logistique intérieure [4]. Cette infrastructure est l’élément le plus important. Il ne servirait à rien de continuer le combat si elle n’existait pas ou se réduisait à une poignée de sympathisants. Les combattants seraient alors isolés, incompris, puis décimés. Ce n’est pas un hasard si Robert Thompson dans ses Principes de la contre-insurrection, manuel pour dirigeants en péril, conseille aux gouvernements concernés de lutter en priorité contre la subversion politique plutôt que contre les guérilleros [5].

Les anarchistes doivent prévoir la dissolution de la structure armée dans le cas où le but initial ne peut être atteint. Les combattants ne doivent pas imposer une lutte sans issue au mouvement„ ce qui mènerait à un terrorisme spectaculaire et sans racines.

Premiers succès

Lorsque la guérilla remporte un succès général, elle se transforme en armée véritable pour emporter la décision. Il s’agit alors d’éviter la coupure des combattants avec la population lors de l’offensive finale puisque, pour manœuvrer, la guérilla quitte des zones privilégiées, où elle était mieux implantée. Il faut donc faire vite. Le problème de la durée avait été perçu par Makhno et Durutti, qui craignaient un pourrissement si la lutte durait trop longtemps. L’enthousiasme révolutionnaire finit par décliner et le peuple en armes risque de prendre « plaisir » à la violence ou du moins en avoir l’habitude. Or, un véritable combattant anarchiste doit pouvoir se passer de la mythologie du héros en armes.

Dans les régions libérées, la guérilla s’efforce de conserver l’avantage en protégeant les principaux axes et points névralgiques, en aidant la population à s’organiser contre le sabotage et les infiltrations diverses. Il s’agit moins d’affaiblir l’adversaire, que de conserver le lien avec la population, qui n’admettrait pas l’insécurité en zone libérée. Nous ne parlons même pas des transformations sociales qui sont les conditions évidentes pour faire progresser la lutte.

Conclusion

Nous avons décrit dans ce chapitre une situation idéale de guérilla et de façon très sommaire. Ce n’est pas un manuel. il s’agissait seulement de lancer quelques idées puisque la réflexion est faible à ce sujet dans le milieu anarchiste. Mais il y a une multitude de types de combats. Il nous faut donc adapter la stratégie au contexte, et aussi équilibrer autant que possible cette stratégie avec nos principes. Si nous pouvons agir, nous avons aussi une conscience.

 


[1Tom Barry, Guérilla en Irlande, Saint-Brieuc, P.U.B., 1971.

[2Yves Lacoste, La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Paris, Maspéro, 1982.

[3Voir à ce sujet, « L’œuvre de Juarez », in La Révolution mexicaine de Ricardo Flores Magón, Spartacus, où il compare son action avec celle du libérateur Juarez.

[4G. Chaliand, Stratégies de la guérilla, Paris, Gallimard, 1984.

[5R. Thompson, Defeating Communist Insurgency : Experiences From Malaya and Vietnam, Londres, Chatto and Windus, (1966) (cité par G. Chaliand, op. cit., pp 411-439). Sur la contre-insurrection, il y a bien sûr le manuel rédigé par la C.I.A. pour la Contra.