Ce bref aperçu de l’anarchisme au Japon avant 1945 n’est ni une évocation anecdotique de l’histoire ni une pieuse remémoration des splendeurs passées de notre mouvement. A travers des événements et un pays encore mal connus, il veut dégager quelques éléments clefs qui constituent des tendances générales à l’évolution de l’anarchisme et en retirer les enseignements pour l’approfondissement de notre théorie et de notre pratique militante. Cette ambition ne sera pas forcément atteinte compte tenu de la rareté des documents en langue indo-européenne et de la difficile accessibilité des sources japonaises, dont les auteurs ont en outre tendance à étiqueter idées ou militants sans développer de synthèse.
Prémices, implantation et essor
Les libertaires japonais font remonter l’histoire spécifique de leur mouvement au XVIIIe siècle, avec la figure d’Ando Shoeki (1703-1762), redécouverte et reétudiée seulement récemment en dehors des anarchistes. Ando est médecin et développe une philosophie naturaliste de type évolutionniste ; il dénonce le système féodal, la religion, réclame l’égalité, insiste sur l’affirmation de l’individu en tant que tel et membre de la société, et en appelle à la révolte, prônant la « vérité dans l’action ». Un siècle avant Proudhon, Ando déclare : le fait qu’une classe oisive vive sur le dos du peuple n’est rien d’autre qu’un vol.
Ando révèle bien en tout cas que l’époque Edo (1600-1867) a bien été au Japon une période de bouillonnement idéologique, et, contrairement à certaines affirmations, moderniste et novateur.
En 1882, Tarui Tokichi (1850-1922) fonde à Shimabara, une région de Kyu-Shu célèbre pour sa tradition de non-conformisme, le Parti socialiste d’Orient (Toyo-Shakaito). Face à l’exemple contemporain du nihilisme russe, Tarui se réclame du nihilisme oriental, remontant à Lao-Tseu, Confucius et Bouddha. Le parti offre dans ses statuts un mélange assez hétéroclite de déclarations de principes et de mesures révolutionnaires, empreints d’idéalisme ou de moralisme. Il réussit à regrouper plusieurs centaines de membres, mais disparaît deux mois après dans la répression et la confusion. Certains Japonais ont pu comparer Tarui avec Stirner ; il semblerait que Tarui se soit lui-même considéré comme socialiste spencérien et qu’il ait eu des contacts avec l’étranger dans ce sens ; toujours est-il qu’il devient plus tard parlementariste. Pour le théoricien-historien anarchiste Ishikawa Sanshiro (1876-1956), son mouvement ne peut être considéré comme socialiste ou anarchiste par son absence du terrain économique et prolétaire, tandis qu’Hashimoto [1] lui reconnaît l’honneur d’avoir formé le premier rassemblement populaire sur la base du spontanéisme et du collectivisme agraire et d’avoir utilisé le premier au Japon le terme de socialisme.
A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les idées socialistes imprègnent fortement au Japon une jeune et brillante partie de l’intelligentsia et se propagent dans le mouvement paysan et ouvrier qui dépasse le stade de la simple révolte et commence à s’organiser. Ishikawa Sanshiro fait partie des pionniers, mais à l’époque il n’est pas encore anarchiste. Kuzumi Kesson est cité par Suzuki Yasushi (1903-1970) [2] comme étant le premier anarchiste conséquent au Japon, mais son activité semble s’être limitée à la tenue de sa librairie.
C’est à Kotoku Shusui (1878-1911) que revient le mérite d’avoir développé les idées anarchistes au Japon et de les avoir rendu inséparables des travailleurs. A l’origine Kotoku est une sorte de démocrate, puis il évolue vers le socialisme plus ou moins marxisant et enfin vers l’anarchisme après un séjour en prison (1905) et au retour d’un voyage en Californie (1906) où il rencontre des libertaires et des syndicalistes des IWW ; Kotoku entretient une correspondance avec Kropotkine, dont il est le premier traducteur en japonais. C’est un journaliste et un littérateur brillant, mais toujours accessible et de surcroit un très bon orateur. Kotoku se trouve plongé dans la dynamique qui anime cette jeune intelligentsia socialiste d’où bouillonnent idées, débats, actions, revues, groupements.
L’un des points forts sera la création en 1903 de la Société du peuple (Heimin-sha) et de son journal hebdomadaire, le Populaire (Heimin Shimbun), lieu d’échanges ou de confrontations des diverses théories et fer de lance de la nouvelle lutte antimilitariste et anti-impérialiste, dont Kotoku est l’un des principaux animateurs. Quinze ans avant L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine (1916) et un an avant L’Impérialisme de Hobson (1902), il publie d’ailleurs en 1901 Impérialisme : le spectre du XXe siècle, au titre combien prémonitoire. L’un des fondateurs des premiers véritables partis socialistes japonais, en tant qu’organisation de classe et de masse, Kotoku, devenu anarchiste, et ses compagnons tendent à lui donner une orientation d’action directe, en luttant contre toutes les tentations de réformisme et de parlementarisme. Kotoku insiste sur la nécessité d’une organisation révolutionnaire forte et décidée, même au prix du nombre (cf Bakounine et Malatesta), mais il ne se coupe jamais des mouvements de masse, des syndicats ou des socialistes en général. Il combat l’idéologie chrétienne, très influente dans le mouvement socialiste, et développe parallèlement des positions éthiques (cf Kropotkine) ; il participe à la création de syndicats, il fait des tournées de propagande, il rédige, traduit articles et livres.
Kotoku est assassiné avec onze autres personnes par l’État japonais en 1911 après une machination juridico-policière ayant pris prétexte d’un projet de complot contre l’empereur, auquel il ne participait d’ailleurs pas (Taigyaku Jiken, l’Affaire de Haute-Trahison). Par sa personnalité et ses idées, Kotoku marque durablement le mouvement socialiste japonais et ses principaux militants. Mais avec la répression, celui-ci connaît une période de creux connu sous le nom d’ère d’hiver (Fuyu Jidai).
Apogée
L’idée anarchiste a cependant germé auprès d’une nouvelle génération de militants et au sein de travailleurs de plus en plus organisés, au moment où le capitalisme connaît son apogée et peut se permettre une relative démocratisation (« Démocratie Taisho », 1911-1923). En 1920, après une longue période de tâtonnements et de flou, le mouvement ouvrier affermit sa conscience de classe et regroupe ses organisations syndicales antérieures dans la Fédération des associations ouvrières (Rodo Kumiai Domei-kai) et s’oriente vers l’anarcho-syndicalisme sous l’influence des anarchistes, dont Osugi Sakae (1835-1923) est alors le nouvel et infatigable animateur.
Osugi, épargné par la répression de l’« Affaire de Haute-Trahison » parce qu’il était déjà en prison pour avoir simplement manifesté dans la rue, participe à l’organisation de la propagande anarchiste, réunions, groupements, revues, journaux, s’installe dans un quartier ouvrier et milite activement en faveur de l’anarcho-syndicalisme à partir de 1918. Il lance la revue Mouvement ouvrier (Rodo Undo) qui, bien que se situant sur des positions anarchistes, prend soin de donner des informations diverses sur l’ensemble du mouvement ouvrier et gagne une audience considérable au sein de celui-ci. Le mouvement anarchiste est à son apogée et se développe tout azimut : dans le syndicalisme ouvrier ou paysan (anarcho-syndicalisme), dans le mouvement pour l’émancipation des burakumin (les « parias » de la société japonaise), qui a conservé encore aujourd’hui dans son drapeau la couleur noire, dans le mouvement pour l’émancipation de la minorité coréenne opprimée, dans le domaine artistique, littéraire en particulier, il se fait connaître en dehors du Japon : contacts avec les anarchistes chinois ou coréens, voyages d’Osugi en Chine et en France, séjours d’Ishikawa Sanshiro dans la famille Reclus, aide aux makhnovistes, etc.
En août 1920 est fondée la Ligue socialiste japonaise (Nihon Shakaishugi domei) qui regroupe anarchistes et bolchevistes. Les informations sur la révolution russe parviennent mal et avec retard au Japon, et l’action des féministes bénéficie d’un préjugé favorable et d’un certain prestige. Osugi se rend en octobre 1920 à une réunion organisée par le Komintern pour y voir plus clair, en revient parfaitement désillusionné de la réalité de la révolution soviétique et n’aura désormais de cesse à combattre le bolchevisme. En 1922, l’alliance contre-nature des anarchistes et des bolchevistes est définitivement consommée, mais le conflit se poursuivra dans le mouvement syndical (Ana-boni ronso : « Querelle anarchistes-bolchevistes »). Cette éphémère union et son conflit conséquent marqueront fortement le mouvement ouvrier et socialiste au Japon.
En septembre 1923, profitant de la confusion provoquée par le grand tremblement de terre du Kanto (1er septembre 1923, région de Tokyo), les autorités poussent au pogrom antisocialiste et anticoréen et exécuteront elles-mêmes sous des prétextes fallacieux des militants communistes et anarchistes, dont Osugi Sakae et sa compagne Ito Noe, pionnière de l’émancipation féminine au Japon. Avec Osugi, le mouvement anarchiste au Japon perd sa principale figure, anarcho-syndicaliste mais aussi militant antimilitariste, défenseur de l’amour libre, espérantiste, organisateur et propagandiste inlassable — il se sentait proche de Bakounine, avec lequel la comparaison est effectivement excellente — et, se divisant rapidement, perd complètement en influence.