Les faits de l’histoire montrent que son cours suit une autre direction et même une direction opposée. Partout où le mouvement ouvrier se développe sous l’influence des idées marxistes, nous voyons que ce n’est pas la société qui a supprimé l’État, mais bien au contraire l’État qui a supprimé la société. Au lieu de tendre vers une société sans classes, nous voyons partout l’État et ses pouvoirs se renforcer de façon inouïe. La conquête du pouvoir politique engendre un despotisme d’État, semblable aux dictatures bourgeoises et ne s’en distinguant plus trop, despotisme qui est une menace mortelle pour toute forme de socialisme. Nous ne pouvons ici qu’indiquer les causes sociologiques de cette évolution si totalement contraire aux prédictions de Marx. Elles reposent en partie sur le système même de Marx. En faisant dépendre la suppression de l’État de l’étatisation des moyens de production, et celle-ci de la conquête du pouvoir politique, Marx devait forcément remplacer par le parti politique la classe économique opprimée dont la tâche est de supprimer les contradictions de classes par la socialisation des moyens de production. Le but du parti est toujours de s’emparer de l’État et de l’utiliser dans son propre intérêt. Le parti en tant que tel, ne peut jamais être l’organisation de la classe, puisque cette organisation n’est possible que sur le terrain économique. En tournant toute son activité vers la conquête de l’État, le parti prend de plus en plus un caractère étatique et, dans cette « marche au pouvoir ». Il change complètement de caractère et de finalité. Quand, pendant des dizaines d’années, un mouvement adopte une certaine position vis-à-vis de l’État, celle-ci ne peut qu’influer sur le développement de la société et agir psychologiquement sur les adhérents de ce mouvement. L’idée de la société sans classes ne trouve plus de point d’appui dans l’évolution réelle de la société, ni dans la lutte des classes, pas davantage dans la volonté ou dans la pensée : cette idée perd toute réalité, elle dépérit. Le caractère propre au parti a pour conséquence qu’il ne peut jamais se proposer pour but la suppression de l’État, puisque, de par sa nature, il tend à le conquérir, à l’entretenir et à l’utiliser.
Voici donc le résultat théorique qui découle des faits : la véritable activité de la social-démocratie ayant été exclusivement dirigée vers la conquête du pouvoir politique, ce but ayant été de plus en plus atteint, les fonctionnaires du parti ayant pris en mains les charges de l’État, il n’y a absolument plus personne pour croire à je ne sais quel dépérissement de l’État, fût-ce dans l’avenir le plus reculé. La conception soi-disant marxiste de l’État qui naît de cette activité réformiste et révisionniste, abandonne alors, même en théorie, l’utopie marxiste de la société sans classes [1]. L’idéologie qui accompagne les dirigeants du parti dans cette marche au pouvoir, voit finalement dans l’État démocratique prospère le signe annonciateur du socialisme, et même le socialisme n’est plus, à vrai dire, autre chose que cet État « plus largement développé », il est « l’Organisation et l’Administration », et cela même pas dans le sens de l’économie, comme le pense le saint-simonisme, mais dans le sens de la politique, il est l’organisation d’État de la république démocratique.
Depuis qu’existe cet État démocratique — conquête de la Révolution —, les événements ont montré qu’il n’était ni un « levier » pour parvenir au socialisme (d’État) et encore bien moins un « terrain » favorable à l’évolution vers le socialisme : au contraire ce « terrain » est bien davantage favorable à la réaction et au fascisme, comme le montre le cours suivi par la République autrichienne depuis le 15 juillet 1927. La pratique révisionniste et réformiste de la social-démocratie a conduit à ne plus parler de l’abolition de l’État, même en théorie, et à rayer de la doctrine social-démocrate, comme une vaine utopie, la société sans classes, c’est-à-dire la société selon Marx : mais, à son tour la pratique du bolchévisme démontre que l’État prolétarien bolchévik se sent aussi peu disposé à dépérir que l’État bourgeois démocratique. Lénine a-t-il correctement interprété Marx ? question parfaitement oiseuse devant le fait que sa conception est totalement démentie par la réalité.
La dictature selon la théorie du bolchévisme, ne devait être qu’un « phénomène provisoire », et le dépérissement de l’État devait, d’après Lénine commencer « immédiatement ». Pour provoquer cette évolution, on a renforcé de façon inouïe tous les moyens dont dispose le pouvoir d’État et on a institué une force publique qui dépasse de beaucoup celle de l’ancien État tsariste. Singulière méthode pour commencer à abolir l’État, que de le renforcer et de détruire tout ce qui pourrait entraîner son affaiblissement ! Au lieu de se transformer en un instrument d’oppression contre les anciens exploiteurs, cette dictature du prolétariat est devenue le pouvoir d’État exercé par un parti, pouvoir qui, de nouveau, opprime politiquement et exploite économiquement les masses laborieuses.
Sous la dictature du prolétariat, institution seulement
[2]provisoire
, écrit le théoricien léniniste Boukharine, les moyens de production, comme c’est dans la nature même des choses, n’appartiennent pas à l’ensemble — sans exception — de la société mais au prolétariat, à son organisation d’État
. Provisoirement, la classe ouvrière, c’est-à-dire la majorité de la population, a le monopole des moyens de production. C’est pourquoi il n’y a pas, à ce moment-là, des rapports de production entièrement communistes
. La division de la société en classes existe encore, il y a encore une classe dominante, le prolétariat, une monopolisation de tous les moyens de production par cette nouvelle
classe, un pouvoir d’État (le pouvoir prolétarien) qui opprime ses ennemis. Mais dans la mesure où est brisée la résistance des anciens capitalistes, propriétaires fonciers, banquiers, généraux et évêques, l’ordre social soumis à la dictature du prolétariat se transformera en communisme sans aucune révolution.
Cela, c’est la théorie. Seulement, il est faux de dire que c’est la classe ouvrière, c’est-à-dire la majorité de la population, qui monopolise les moyens de production ; au contraire, d’après la théorie de Lénine, c’est l’avant-garde de la classe ouvrière, c’est-à-dire le parti bolchévik, qui exerce la dictature : ne parlons pas alors de la majorité de la population ! Ainsi les moyens de production appartiennent à ce parti qui, seul, gouverne l’État et qui, par l’intermédiaire de la bureaucratie, assure sa domination uniquement dans son propre intérêt. Aussi le communiste Max Eastman a pu écrire que tout le contrôle de la richesse et de la production industrielle d’un sixième de la surface de la terre était entre les mains d’environ 18 000 fonctionnaires du parti communiste russe [3]. Les faits montrent qu’une nouvelle classe dirigeante prend naissance, qui agit — forcément ! — selon la nature propre à toute domination de classe, c’est-à-dire qui exploite une classe opprimée, et qui trouve son expression dans l’oppression politique exercée par un nouvel État, l’État des fonctionnaires, l’État bureaucratique. Et comme, pour le parti bolchévik, tous les moyens sont bons pour arriver au pouvoir, tous les moyens seront encore bons pour le conserver. La dictature d’État du parti bolchévik a montré la justesse de ce propos de Bakounine : l’État est toujours l’héritage d’une classe privilégiée, en dernier lieu de la bureaucratie, et un pouvoir dictatorial après la Révolution aboutira nécessairement à un nouvel État, à une nouvelle classe qui recommencera à exploiter le peuple.
L’État, d’après cette doctrine même, naît de la domination d’une classe et a pour fonction de maintenir ces contradictions de classes : et il serait précisément l’outil le plus apte à supprimer ces classes et ainsi à se rendre lui-même inutile ! Singulière théorie dont la pratique a suffisamment montré l’absurdité. Le véritable caractère de l’État ne s’est pas modifié sous la domination des bolchéviks et la prétendue dictature du prolétariat n’est pas exempte des conséquences sociales et psychologiques qu’entraîne inévitablement toute dictature. Les prédictions de Proudhon et de Bakounine se sont vérifiées : essayer de réaliser le socialisme par le moyen de l’État ne peut qu’engendrer la réaction. Qui peut attendre encore sérieusement d’une dictature caractérisée par un centralisme inouï, par le règne de la bureaucratie et de la terreur, qu’elle affaiblisse le rôle de l’État ? Après les expériences qui ont été faites de la pratique du bolchévisme, soutenir, comme l’affirment les léninistes, que l’État prolétarien dépérira immédiatement et que, de par sa nature, il ne peut que dépérir, ce n’est pas seulement une abstraction théorique vide de sens, mais plus simplement une grossière supercherie.
La faillite du communisme bolchévik est davantage que la faillite d’un système. C’est, dans toutes ses manifestations, la condamnation écrasante du principe politique de la Révolution et des méthodes du socialisme autoritaire. Cette faillite a démontré que l’application de méthodes bien définies est inséparable du caractère de ces méthodes. Il existe une dictature des moyens et c’est pourquoi, par exemple, le moyen de la dictature n’est pas à employer pour réaliser la liberté, et l’État ne peut pas davantage servir de moyen pour donner naissance à une société sans État. On ne peut atteindre un but bien déterminé par n’importe quel moyen, chaque moyen entraîne des conséquences précises et, par suite, il est impossible de rendre le moyen indépendant du but. Aussi sommes-nous d’accord avec la première moitié de la célèbre proposition due à Bernstein — ou qui lui est attribuée — : le mouvement est tout, en lui donnant le sens suivant : le mouvement doit être indissolublement lié au but final, tendre toujours vers ce but et s’en inspirer, et les moyens qu’il met en œuvre pour l’atteindre doivent être empruntés à ce but.
La violence sans frein et le terrorisme des bolchéviks ne sont ainsi pas autre chose que la conséquence de leur foi superstitieuse en la toute puissance du pouvoir politique et l’ultime ratio de leur dictature. Toujours est-il que si Marx était d’avis qu’il fallait révolutionner les têtes avant de faire la Révolution, aujourd’hui, en Russie, les marxistes blanquistes pensent qu’il faut, après la Révolution, couper les têtes des révolutionnaires ! Vous voulez organiser le travail, écrivait en 1848 Proudhon contre les Jacobins socialistes de son époque, et vous n’avez pas d’autre moyen que la violence, pas d’autre autorité que la dictature, pas d’autre principe que la terreur, pas d’autre théorie que la baïonnette !
Du côté marxiste réformiste on a indiqué que Marx avait sans doute parlé de dictature, mais qu’il ne la comprenait pas comme l’exercice du pouvoir par une minorité s’appuyant sur la terreur, mais au contraire comme le fait d’une majorité, et que, par suite la conception des bolchéviks était en désaccord avec la doctrine de Marx : mais alors elle l’est encore bien davantage avec celle de Bakounine !
Le communiste révolutionnaire Gracchus Babeuf, ce conspirateur classique de la grande Révolution française, a été le premier à défendre la doctrine de l’instauration du communisme par décrets d’État et il voulait conquérir le pouvoir politique par un coup d’État, œuvre d’une minorité bien organisée. Comme c’est le cas pour la plupart des idées de la Révolution, la conception de Babeuf s’inspirait de la doctrine de « l’égalité naturelle » de Rousseau et son programme communiste était emprunté aux philosophes moralistes de la fin du XVIIIe siècle, à Morelly, à Mably et en partie à Condorcet.
La Révolution qui avait aboli les privilèges de la noblesse et du clergé et ainsi détruit le régime féodal, avait bien accordé, par la constitution de 1791, une certaine égalité devant la loi, mais n’avait pas donné au peuple l’égalité des droits politiques. Ce fut seulement la constitution de 1793 qui abolit tes privilèges électoraux et proclama la liberté politique. Cette constitution dont le premier article était ainsi conçu : le but de la société est le bonheur commun
, ne fut, comme on le sait, jamais mise en vigueur : elle fut, en effet, « provisoirement » suspendue, pour faire place à la dictature de Robespierre. Ce qu’on a appelé le Régime de la Terreur acheva la Révolution, c’est-à-dire légalisa les conquêtes obtenues par les paysans grâce à l’action directe : l’abolition définitive des droits féodaux. Le régime de Robespierre qui inaugura le pouvoir proprement dit de la bourgeoisie et légalisa la propriété, créa de nouveaux privilèges attachés à la propriété et à la fortune, mais aussi cette centralisation politique qui ouvrit la voie à Napoléon et qui devait servir d’exemple à tous les États modernes.
La conjuration de Babeuf se proposait de faire aussi, dans la vie de la société, de l’égalité une réalité, car il était devenu évident qu’on ne peut réaliser la liberté sans supprimer l’inégalité des biens. Cette égalité devait être établie par le communisme d’État. Un gouvernement doté d’un pouvoir dictatorial devait régler la production et la distribution. Personne ne pouvait consommer quoi que ce soit appartenant à la « communauté nationale des biens » qui ne lui ait été accordé par l’Autorité ; personne n’avait le droit d’exprimer des opinions qui n’aient été d’abord reconnues par la plus haute instance de la Dictature comme profitables à la République et à l’Egalité. Ce sont seulement les bolchéviks qui ont mis ces projets en pratique ! Les décrets préparés par Babeuf et ses amis jusque dans les plus petits détails constituent le plus parfait des communismes d’État et offrent l’image de la plus désolante société qu’on puisse imaginer.
Comme les futures lois de l’État, le coup d’État lui-même avait été réglé dans le détail, mais une trahison le fit échouer. La conjuration visait le Directoire qui avait pris le pouvoir après la contre-révolution du 9 Thermidor (24 juillet 1794) et la chute de Robespierre. C’était le régime de la « république bourgeoise » rétablissant les privilèges politiques de la bourgeoisie et abrogeant de nouveau la constitution de 1793. Ce gouvernement contre-révolutionnaire devait être renversé et la constitution de 1793 mise réellement en vigueur. Mais il ne s’agissait pas seulement d’un nouveau gouvernement, la France devait être dotée définitivement de bonnes lois pour réaliser le bonheur général et l’égalité universelle, et cela par le moyen de la dictature. On avait observé et admiré de très près l’exemple d’un pouvoir central politique du type dictatorial. Ce n’était pas la peine de modifier ou d’améliorer la dictature jacobine : elle était parfaite.
Philippe Buonarroti qui avait pris part à la conjuration et était membre du « Directoire secret », a plus tard écrit son histoire détaillée. Son livre, paru en 1828, donne les aperçus les plus intéressants sur la psychologie de ces conjurés babouvistes et peut être considéré jusqu’à ce jour comme un manuel classique pour l’étude de la dictature. Buonarroti nous donne une description minutieuse des préparatifs du coup d’État. On était d’accord sur la nécessité de mettre en place une nouvelle autorité après la chute du gouvernement. Sous quelle forme ? On jugeait le suffrage universel trop dangereux, car le peuple, toujours loin d’aspirer au régime de l’« ordre naturel », n’était pas en état d’élire ces hommes qui pourraient le ramener à la situation de l’heureuse société primitive. La Révolution a suffisamment montré, ajoute Buonarroti, que le peuple ne sait pas élire les hommes qui conviennent et qu’on a besoin, pour exercer une autorité révolutionnaire, d’un grand nombre d’hommes avisés et courageux, afin de libérer définitivement le peuple de l’influence des ennemis de l’Egalité. Donc, une dictature provisoire ! Qui devait l’exercer ? Problème d’une grande importance et dont la solution, comme le démontre l’évolution de la dictature soviétique, n’est pas toujours très simple. Un des membres de la conjuration, Darthé, ami de Babeuf, et qui fut en même temps que lui condamné à mort, recommanda la dictature personnelle. On en reconnut les avantages, mais on jugea que les inconvénients l’emportaient : difficulté du choix (!), crainte d’un emploi abusif de la dictature, enfin ressemblance apparente avec la royauté et difficulté jugée presque insurmontable de triompher d’un tel préjugé. Pour ces motifs, on décida de confier ce pouvoir à un petit groupe d’hommes [4].
Cette dictature devait, après la prise du pouvoir politique, promulguer les décrets et le communisme entrerait ainsi dans la réalité ! C’est cette idée qui donne sa signification historique à cette tentative de dictature jacobine et babouviste. C’est ce socialisme par voie de décrets qui est devenu depuis un élément essentiel de tous les systèmes socialistes autoritaires. Le livre de Buonarroti exerça une grosse influence sur les sociétés secrètes qui s’étaient formées sous le règne de Louis-Philippe et, à partir de 1835, des conjurations « blanquistes » adoptant les méthodes et les buts de Babeuf prirent naissance, avec pour chefs surtout Barbès et Blanqui. Ce furent aussi ces idées que le soi-disant bakouniniste Tkatchev répandit en Russie et que le bolchévisme fit entrer dans les faits, à l’échelle mondiale, non seulement en raison de ses buts, mais aussi par ses méthodes et même par le texte littéral de ses décrets.
Ce n’est pas tant la tactique conspirative du coup d’État qui constitue essentiellement le fond de ces idées, mais, avant tout l’emploi du pouvoir politique ainsi conquis. C’est là aussi qu’il y a accord fondamental entre le bolchévisme et le marxisme. Il est bien exact que Marx a désavoué sa première conception purement blanquiste, a fait dépendre la conquête du pouvoir politique de certaines conditions résultant des rapports de production et, de plus, en a chargé non un parti, mais une classe : mais il n’en reste pas moins que cette idée de la foi en la toute puissance du pouvoir politique demeure inchangée dans ce qu’elle a d’essentiel. Marx croyait avoir triomphé scientifiquement des doctrines des grands penseurs socialistes, des saint-simonistes, de Fourier, d’Owen et de Proudhon qui étaient tous d’accord pour trans-former la société par des moyens sociaux, il avait fondé une nouvelle utopie avec son évolution dialectique à la fois économique et politique : ceci fait, la voie était de nouveau libre pour le babouvisme, mais alors le mouvement marxiste n’était plus un dépassement de tous ces « utopistes », mais au contraire un retour aux Jacobins et à l’étatisme bourgeois.
Dans l’ouvrage où Bernstein expose le programme du révisionnisme, il signale les fortes tendances blanquistes de Marx et d’Engels. L’essentiel du Blanquisme ne réside pas, en effet, dans la théorie du putsch ou dans la manie des sociétés secrètes. Ne voir dans le blanquisme qu’une théorie de la Révolution préparée par un petit parti révolutionnaire agissant selon des plans mûrement étudiés, ce serait ne s’arrêter qu’à ses petits côtés. Ceci ne concerne que la tactique et est, en partie, affaire de circonstance. En condamnant le putschisme, on ne se libère donc pas encore du blanquisme. Le blanquisme est plus que la théorie d’une tactique, sa tactique est, au contraire, l’émanation, le fruit d’une théorie plus profondément cachée qui est tout simplement celle de la forme immensément créatrice du pouvoir politique révolutionnaire et de son expression l’expropriation révolutionnaire.
[5] En ce qui concerne la possibilité d’utiliser le pouvoir politique pour des fins économiques, Marx et Engels en restent à leur première doctrine blanquiste qui se rattache à 1793 et 1796, à Robespierre et à Babeuf. L’exposé de Bernstein est parfaitement correct : il suffit de le compléter. Le caractère du blanquisme ne réside pas dans sa tactique du putsch, mais bien dans la théorie de la transformation de la société par le moyen du pouvoir politique révolutionnaire. Il s’agit d’instaurer le socialisme à l’aide de décrets d’État et, dès lors, la forme de l’État qui prendra ces décrets n’est pas d’une importance capitale. De même que la tactique pour conquérir le pouvoir politique est d’une importance secondaire pour la nature du blanquisme, de même la forme du pouvoir politique ne joue pas un rôle décisif pour caractériser le socialisme par voie de décrets. Que le socialisme ne puisse être réalisé que par le pouvoir d’État, c’est là-dessus, essentiellement, que s’accordent tous les systèmes du socialisme autoritaire, c’est le point de rencontre de la social-démocratie et du bolchévisme au sein du marxisme. De toute façon, ceci n’importe que dans la mesure où la social-démocratie poursuit encore des buts socialistes. L’histoire de la République allemande, de Noske à Zörgiebel, montre que les social-démocrates ne sont pas, par principe, adversaires de la dictature et qu’ils sont même partisans de la dictature militaire. Assurément, il ne s’agit pas là de la possibilité d’utiliser le pouvoir de l’État pour des fins économiques et pour le socialisme, mais, bien au contraire, du massacre des travailleurs révolutionnaires au nom d’une réaction féroce et dans l’intérêt de la bourgeoisie capitaliste. Pour autant que ce parti a tenu en mains le pouvoir politique révolutionnaire, il a agi à la manière fasciste et il a ouvert la route au fascisme : c’est ce qu’a exposé Rocker dans un brillant article sur les événements sanglants de mai à Berlin en 1929. Par ailleurs ce parti n’est, à proprement parler, ni blanquiste, ni marxiste, surtout pas socialiste : ce n’est plus qu’un parti (petit)-bourgeois poursuivant dans une République capitaliste des buts soi-disant démocratiques.
Les bolchéviks, au contraire, ont restauré non seulement les tendances blanquistes du marxisme, mais même des éléments essentiels du blanquisme et du babouvisme. Ils ne le nient d’ailleurs pas et Trotsky, par exemple, a signalé cet accord. Selon Kautsky, le bolchévisme aurait réveillé les idées anarchistes et antipolitiques de Proudhon combattues et vaincues par Marx : Trotsky rejette cette opinion comme l’affirmation la plus éhontée au point de vue théorique du pamphlet pédant de Kautsky. Kautsky pourrait — ce qui serait bien plus justifié — nous rapprocher des adversaires des proudhoniens, des blanquistes qui ont compris l’importance du pouvoir révolutionnaire et n’en ont pas subordonné la conquête au respect superstitieux des règles formelles de la démocratie.
[6]
Quel que soit le rapport qui puisse exister entre les idées blanquistes et marxistes à l’intérieur du bolchévisme, ce dernier n’a en tout cas rien de commun avec le bakouninisme. Ce que Bakounine a précisément toujours le plus combattu, c’est le principe jacobin de l’État et de la Révolution, c’est l’idée que la prise du pouvoir politique pourrait entraîner des transformations sociales et que l’État pourrait un jour ouvrir la voie au socialisme et à la liberté. Si Bakounine ne condamnait pas les soulèvements révolutionnaires, surtout dans le cas de la Russie, — le chemin de la libération par la science nous est barré — il ne s’agissait pas là de coups d’État pour conquérir le pouvoir, mais ces soulèvements devaient, au contraire, entraîner la totale destruction de l’État moscovite, sans laquelle une nouvelle organisation de la société était impossible. De même il serait faux de mettre en parallèle les projets de Bakounine pour une alliance secrète de révolutionnaires avec ces « Sociétés secrètes » des babouvistes et des blanquistes. Bakounine pensait pouvoir, avec une telle organisation secrète, parvenir à ses buts libertaires, la destruction de l’État et de tout pouvoir d’État : croyance qu’on ne peut expliquer et comprendre qu’en la rattachant à sa vie et à son époque. Mais son but restait opposé à celui de tous les conspirateurs politiques élevés à l’école du jacobinisme, c’est-à-dire à l’institution d’une dictature révolutionnaire [7].
La dictature se confondait pour Bakounine avec la négation du socialisme. Aucun autre penseur socialiste, avant lui et après lui, — fût-ce même notre très grand et véritable maitre Proudhon —, n’a compris mieux que Bakounine le lien indissoluble qui unit la liberté et l’égalité. La liberté seulement politique était pour lui la liberté de l’esclavage et, comme le communiste jacobin Babeuf, il avait conscience que la liberté, sans l’égalité économique, n’était qu’un mot. Les expériences des révolutions françaises d’un demi-siècle lui avaient appris qu’on ne peut réaliser la liberté par l’égalité politique, mais par l’égalité économique et l’abolition de tous les privilèges politiques et économiques. Pour lui, la première condition était l’égalité : la liberté serait alors possible après elle, en elle et par elle, car toute liberté en dehors de l’égalité constituerait un privilège, la domination d’une minorité et l’esclavage de la grande majorité. Toute la philosophie de Bakounine est dominée par ce concept de liberté, mais non pas un concept abstrait et métaphysique, mais humain, c’est-à-dire social. Il avait compris que, pour être libre, on a besoin de la liberté de tous et que, par suite, la liberté n’est pas une affaire individuelle, mais sociale. C’est seulement dans la liberté des autres que la liberté de chaque individu trouve sa confirmation et son épanouissement. Pour être libre, il faut être entouré d’hommes libres et être reconnu libre par eux. Bakounine défendait l’égalité économique et sociale, car il savait qu’en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la moralité et le bien-être de chacun comme la prospérité des nations ne seraient toujours rien de plus qu’autant de mensonges.
Si cette conception est comme un fil rouge qui nous guide à travers tous les écrits de Bakounine, il en est un autre qui s’entrelace avec le premier pour nous rappeler que l’égalité ne peut exister sans la liberté.
L’égalité sans la liberté était, aux yeux de Bakounine, une fiction détestable inventée par des imposteurs pour tromper des imbéciles : mais comme je suis en même temps un partisan de la liberté — première condition de l’humanité — je crois que l’égalité devrait être établie dans le monde par une organisation spontanée du travail et de la propriété collective, par la libre fédération des communes, mais nullement par l’action suprême et tutélaire de l’État.
[8]. L’égalité sans la liberté, c’était pour Bakounine le despotisme de l’État, et l’État ne peut subsister un seul jour sans comprendre au moins une classe exploiteuse et privilégiée : la bureaucratie.
La conjuration de Babeuf et autres tentatives analogues devaient forcément échouer parce que, dans tous ces systèmes, l’égalité s’associait à la puissance et à l’autorité de l’État, et excluait par là même la liberté. Comme l’a déjà dit Proudhon, la plus funeste combinaison qui pourrait se former, ce serait celle qui unirait le socialisme avec l’absolutisme, l’aspiration du peuple à la libération économique et au bien-être matériel avec la dictature et la concentration de tous les pouvoirs politiques et sociaux aux mains de l’État. Que l’avenir nous préserve donc des faveurs du despotisme
, poursuit Bakounine, mais qu’il nous sauve des conséquences désastreuses et abrutissantes du
[9]socialisme autoritaire, doctrinaire ou d’État
. Soyons socialistes, mais ne devenons jamais des peuples troupeaux. Ne cherchons la justice, toute la justice politique, économique et sociale que sur la voie de la liberté. Il ne peut y avoir rien de vivant et d’humain en dehors de la liberté, et un socialisme qui la rejetterait de son sein ou qui ne l’accepterait pas comme unique principe créateur et comme base nous mènerait tout droit à l’esclavage et à la bestialité.
Aussi Bakounine considérait comme tout à fait erronée cette pensée des communistes autoritaires qu’une Révolution sociale peut être décrétée et organisée, soit par une dictature, soit par une assemblée constituante issue d’une révolution politique
. C’est seulement après l’abolition de l’État — condition primordiale, inéluctable d’une libération effective — que la société pourra s’organiser sur de nouvelles bases, mais non de haut en bas, mais non selon un plan chimérique ou par le fait de décrets promulgués par quelque pouvoir dictatorial : un tel système mènerait Inévitablement à la création d’un nouvel État, et conséquemment à la formation d’une aristocratie gouvernementale, c’est-à-dire d’une classe entière de gens n’ayant rien de commun avec la masse du peuple et, certes, cette classe recommencerait à l’exploiter et à l’assujettir sous prétexte de bonheur commun ou pour sauver l’État.
[10]
La brochure contre l’Alliance — qui montre, paraît-il, l’accord du bakouninisme avec le bolchévisme ! — reproduit le « Programme et objet de l’organisation révolutionnaire des frères internationaux » : Bakounine y résume sa pensée en ces termes expressifs : le triomphe des jacobins ou des blanquistes serait la mort de la Révolution
, et nous y lisons ensuite cette condamnation, on ne peut plus précise, du futur bolchévisme : nous sommes les ennemis naturels de ces révolutionnaires — futurs dictateurs, réglementateurs et tuteurs de la Révolution —qui, avant même que les États monarchiques, aristocratiques et bourgeois actuels soient détruits, rêvent déjà la création d’États révolutionnaires nouveaux, tout aussi centralisateurs et plus despotiques que les États qui existent aujourd’hui... Cette nouvelle autorité n’aura de révolution que le nom, mais ne sera rien qu’une nouvelle réaction, puisqu’elle sera en effet une condamnation nouvelle des masses populaires, gouvernées par des décrets, à l’obéissance, à l’immobilité, à la mort, c’est-à-dire à l’esclavage et à l’exploitation par une nouvelle aristocratie quasi révolutionnaire.
[11] Et dans son ouvrage L’Empire knouto-germanique, Bakounine écrivait : On n’extirpe rien avec les décrets. Au contraire, les décrets et tous les actes de l’autorité consolident ce qu’ils veulent détruire.
Il faut atteindre la réaction dans les faits et ne pas lui faire la guerre à coups de décrets. Aussi Bakounine était adversaire de tout État, réactionnaire ou soi-disant révolutionnaire, mais aussi de tout État de transition dans une période révolutionnaire, de tout État prolétarien « dépérissant » du type marxiste-léniniste : lorsqu’au nom de la Révolution on veut faire de l’État, ne fût-ce que de l’État provisoire, on fait de la réaction et on travaille pour le despotisme, non pour la liberté ; pour l’institution du privilège et contre l’égalité.
Bakounine précurseur du bolchévisme ! Voila une affirmation que ces citations suffisent à réfuter, par la voix même de Bakounine — et on en trouverait d’autres dans chaque page de ses œuvres ! — Une telle réfutation, complète et exacte, de la théorie et de la pratique du bolchévisme est unique dans la littérature socialiste et pourrait même être un sujet d’étonnement pour des historiens.
Lorsque, le 4 avril 1917, au lendemain de son arrivée à Petrograd, Lénine prononça son premier discours au Soviet et exposa son programme politique, le social-démocrate Goldenberg aurait fait la remarque suivante : Lénine pose aujourd’hui sa candidature à un trône, en Europe, qui est vide depuis déjà trente ans : le trône de Bakounine ! Dans les nouveaux propos de Lénine on perçoit l’écho des vieilles
Le docteur Elias Hurwicz qui rapporte cette remarque dans son Histoire de la dernière révolution russe (page 76), la qualifie de « spirituelle » : et pourtant, comme il ressort de l’index de ses sources, il connaît la grande biographie de Bakounine écrite par Nettlau, tandis que nous pouvons affirmer en toute quiétude que les connaissances en anarchisme de ces théoriciens du « socialisme scientifique » qui ont découvert dans le bolchévisme un retour au bakouninisme, ne dépassent pas la brochure contre l’Alliance. Aussi spirituelle que puisse être la remarque sur le trône de Bakounine, elle ne résiste pas davantage à un examen critique que les affirmations moins spirituelles concernant le « retour » au bakouninisme ou un Bakounine « précurseur ». Que les social-démocrates aient dépassé un anarchisme primitif dont il leur manque visiblement les connaissances les plus élémentaires : nous voulons bien les croire. Mais les « vérités » énoncées par Bakounine sont immortelles, non point parce qu’elles sont oracles sans réplique ou dogmes péremptoires, mais parce qu’elles expriment la plus profonde connaissance de la vie, et naissent de cette source intarissable de vie : l’aspiration passionnée vers une véritable libération de l’homme. Aussi, après un demi-siècle, les idées de Bakounine ont peut-être été dépassées par les social-démocrates, mais ne l’ont pas été encore par l’histoire. Il n’eût pas alors valu la peine de prouver la fausseté d’une affirmation des théoriciens et historiens social-démocrates, si on n’avait démontré par là, en même temps, quelque chose de plus important : à quel point l’histoire a donné raison à Bakounine. Dans ses écrits, il a encore et toujours insisté sur la mort fatale du socialisme livré à l’État et à la dictature : et on peut les lire aujourd’hui comme un commentaire critique de l’histoire de la Révolution russe et de son tragique déclin sous la dictature de l’État bolchévik. C’est pourquoi les enseignements qu’on doit tirer de ces faits historiques ramèneront tous les vrais socialistes à Bakounine et c’est seulement maintenant que commencera à s’exercer sa véritable influence.vérités
d’un anarchisme primitif dépassé.