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Anarchisme et marxisme dans la Révolution russe - La Révolution d’octobre

jeudi 27 octobre 2022, par Arthur Lehning (CC by-nc-sa)

La « Révolution d’octobre » commença le 27 février 1917. Elle s’acheva au cours de l’année 1918 par la domination définitive du parti bolchévik et l’affermissement de sa puissance — malgré les menaces que faisait peser sur elle la contre-révolution militaire. La révolution qui éclata fin février, signifiait l’effondrement d’un régime en faillite et mettait fin à une dynastie corrompue. La situation militaire et économique était, après deux ans de guerre, catastrophique. Les pertes en « matériel humain » se comptaient par millions, les morts et les blessés figurant pour moitié. Une conclusion victorieuse de la guerre impérialiste était à peine pensable. Le social-patriote Kérenski a dépeint en ces termes la situation quelques mois avant la Révolution : Au début de l’hiver 1916, on pouvait déjà constater les signes menaçants de l’épuisement du pays et du commencement de l’effondrement : crise des transports, désorganisation du ravitaillement, arrêt progressif des industries de guerre, baisse de la production en charbon, rapide diminution du nombre des hauts-fourneaux en service, relâchement de la discipline dans l’armée et augmentation menaçante des désertions (le nombre des déserteurs atteignait, au 1er janvier 1917, le chiffre d’environ 1 200 000) : telle était la véritable situation de la Russie durant l’hiver 1916. [1] Lorsqu’il apparut qu’en dépit de tous les avertissements le pouvoir absolu faisait la sourde oreille et que le tsar s’opposait à toute réforme, les milieux militaires et bourgeois projetèrent un coup d’État. Une révolution de palais dirigée par l’armée devait contraindre le tsar à abdiquer en faveur de son frère. Déjà, dans l’entourage même de la monarchie, on avait essayé de provoquer un changement de régime par l’assassinat de Raspoutine, le 17 décembre 1916. Dans les cercles politiques des membres de la Douma, on se préparait au prochain coup d’État, pour prendre en mains le pouvoir. La révolution populaire spontanée gagna de vitesse les plans des conspirateurs. Elle fut précédée par une vague de grèves économiques, les conditions d’existence d’une large masse des travailleurs étant devenues, de jour en jour, plus difficiles. Le 22 février, la révolte éclate à Pétersbourg : la police est impuissante, le lendemain les grandes usines se mettent en grève, le 24 février 200 000 ouvriers sont dans la rue et manifestent contre le tsarisme et contre la guerre. Le gouvernement essaye en vain de briser par la force le mouvement, mais les cosaques observent la neutralité. Le 27, la garnison de Pétersbourg passe aux insurgés : la Révolution a triomphé.

Pour l’historien P.N. Milioukov, impérialiste et monarchiste constitutionnel, le déclenchement de la révolution populaire est le point le plus obscur dans l’histoire de l’écroulement de l’ancien régime. L’effervescence qui s’empara des masses ouvrières et qui fut un signe avant-coureur de la débâcle, ne présente pour lui aucune origine bien claire. Une cause obscure, signalée par Milioukov, de l’explosion révolutionnaire, est l’activité d’agents secrets allemands. En dehors de cela, le gouvernement lui-même y aurait pris une part active. Outre les coups d’État projetés par les politiciens et les militaires, la police aussi aurait préparé l’insurrection. Le gouvernement aurait préféré, au lieu d’attendre la révolution, la faire naître artificiellement — comme avait fait, en décembre 1905, le ministre de l’Intérieur Dournovo — pour l’écraser dans la rue. La main du département de la police, disait Milioukov, se faisait sentir dans ces grèves incessantes. Point n’est besoin de mettre en doute les provocations préméditées du gouvernement ou la présence d’agents secrets allemands (dont Milioukov se doit, d’ailleurs, de fournir les preuves de l’activité en cette circonstance), pour reconnaître l’indigence de cette nouvelle philosophie de l’histoire qui voit dans les agents secrets allemands le levier de l’histoire universelle ! Les assertions de l’historien Milioukov — qui ne prouvent absolument rien, même s’il démontrait leur exactitude dans les faits —, sont d’autant plus intéressantes qu’elles nous font connaître la psychologie du politicien Milioukov. A travers la description qu’il fait des événements, on perçoit la désillusion de voir le renversement du régime arriver par une autre voie que celle prévue par les révolutionnaires politiques du coup d’État, et surtout une certaine inquiétude causée par cet événement inattendu qui rendait inutile une révolution décidée au sommet. D’où, précisément, cette question obsédante des « origines » de ce bouleversement. A vrai dire, Milioukov est en partie d’accord avec un observateur du mouvement révolutionnaire, W.-B. Stankévitch, qui le caractérise en ces termes : la masse marcha spontanément, comme si elle obéissait à un appel intérieur échappant à son contrôle. Avec la meilleure volonté du monde, aucun parti ne pouvait s’en attribuer l’honneur, aucun parti ne pouvait l’expliquer, — mais Milioukov n’y croit pas. Comme il était évident que les partis politiques de gauche ne dirigeaient pas le mouvement, il y avait donc forcément « la main d’un chef » mêlée à cette affaire. Car, si ce ne sont pas les politiciens qui font la révolution, il faut bien alors que ce soit des agents secrets ! D’ailleurs, Milioukov lui-même réduit à zéro leur rôle dans l’explication qu’il donne des événements révolutionnaires, car, dans un autre passage de son histoire de la Révolution russe, il écrit que les cercles politiques prévoyaient l’insurrection. On avait compris qu’avec le régime et le gouvernement actuels, il était impossible de terminer victorieusement la guerre (dans l’intérêt des visées de l’impérialisme russe et dans celui de la finance franco-anglaise), mais même qu’une explosion révolutionnaire était inévitable. C’est précisément à cause de cela qu’on projetait un coup d’État, afin de prévenir la menace d’un effondrement du régime et de gagner de vitesse la menace de cette explosion révolutionnaire. La majorité de la Douma combattit jusqu’au bout l’Idée d’arriver à la démocratisation du régime par la vole du coup d’État. Mais comme la majorité se rendit compte que les événements allaient prendre un tour violent, — et cela en dehors de la Douma d’Empire —, elle se prépara à diriger la Révolution vers des voies pacifiques, car elle préférait subir une Révolution faite par en haut plutôt que par en bas. [2] Lorsque celle-ci se produisit et devança celle-là, les politiciens se hâtèrent de prendre la tête du mouvement. On reconnut alors, écrit Milioukov, que la Douma d’Empire, déjà par son action durant la guerre, avait beaucoup fait pour le succès de ce mouvement. Aucun des personnages dirigeants de la Douma ne songea à récuser la grande part qu’il avait prise à la préparation de la Révolution (malgré les agents secrets allemands qui avaient eu, parait-il, la haute main sur son déclenchement !). Mais on voyait bien, avec clarté, toute l’ampleur et le sérieux de cette révolution, dont on avait compris antérieurement le caractère inévitable. Le sérieux de cette révolution, c’était d’être plus profonde et plus vaste que le coup d’État manqué qui aurait dû la précéder. De toute façon, le résultat était le même : l’absolutisme était renversé, mais les moyens et les buts poursuivis étaient différents. Ce que voulait le mouvement, au succès duquel les membres de la Douma — si on en croit Milioukov — avaient tant contribué, était diamétralement opposé aux desseins de ces politiciens qui avaient projeté le coup d’État. Mettre fin à la guerre, détruire le tsarisme, voilà ce qui poussait à agir la Révolution « d’en bas » ; continuer la guerre, sauver la dynastie des Romanov par une monarchie constitutionnelle, tel était le but de la Révolution « d’en haut », celle des politiciens bourgeois. Malgré cela, ces derniers essayèrent, en se mettant à la tête de la Révolution... réussie, de la guider vers des voies pacifiques, afin de s’en servir pour réaliser le programme du coup d’État qu’ils avaient préparé. On avait déjà prévu les mesures à prendre et même la composition du nouveau gouvernement. Il prit bientôt naissance au sein du « Comité provisoire » des membres de la Douma qui avait momentanément pris en mains le pouvoir. A la tête du premier « gouvernement révolutionnaire » et — comme nous l’apprend Milioukov — conformément aux pourparlers engagés dès avant la Révolution, on plaça le prince Lvov, bien connu de la majorité des membres du Comité provisoire. De plus, on prit dans le gouvernement deux ministres choisis en raison des relations particulières qu’ils entretenaient avec les cercles de conspirateurs qui avaient préparé la Révolution (entendez : le coup d’État non exécuté !).

A ce point de vue, le changement de régime de février offrait l’image classique de la révolution politique bourgeoise. Avec l’aide des masses populaires révolutionnaires, la bourgeoisie renverse l’absolutisme afin d’usurper le pouvoir politique et de le mettre au service de ses intérêts économiques. Dès que ce but est atteint, le peuple a fait son devoir et la Révolution est terminée. Dans son grand ouvrage sur la Révolution française, Kropotkine a décrit en détails ce processus. Toutes les révolutions du XIXe siècle n’ont fait que répéter cet exemple classique. Ce n’est pas sans ironie que l’écrivain français Jean Guéhenno a dépeint dans son Caliban parle le rôle historique du peuple : Je suis l’artisan et la dupe des révolutions. Telle est ma destinée. [...] J’assure la victoire des autres et ne suis moi-même jamais victorieux. La révolution faite, je me retrouve toujours à la porte du palais, comme un domestique chassé. Le protocole le veut ainsi : on ne me trouve pas assez distingué. C’est depuis longtemps la même comédie. Quand j’ai dépavé les rues, monté des barricades, occupé le Central des Postes et Télégraphes, mis en fuite, rien qu’en me montrant, le Préfet de Police et le ministre de l’Intérieur, arboré au faîte des monuments publics, comme un maçon fier de sa besogne, le drapeau de la loi nouvelle, un Monsieur suivi de diverses notabilités s’avance vers moi, me remercie, me serre la main, prononce un discours sur mes antiques vertus, et gentiment, aux accents de l’hymne national, me reconduit jusqu’à la porte avec mille recommandations de rentrer sagement chez moi.

Le Monsieur qui dans ce cas tint le discours, ce fut Milioukov. Il déclara que le tsar abdiquerait, que son fils Alexis lui succéderait et que le pouvoir serait confié au Grand Duc, frère du tsar. Mais Milioukov se montrait là plus monarchiste que le tsar qui abdiqua, le même jour, en faveur de son frère, et cela malgré la pression de Milioukov qui espérait maintenir la monarchie constitutionnelle jusqu’à la convocation d’une Assemblée Constituante et ainsi résoudre auparavant la question de la forme de l’État. C’était toujours le programme arrêté par la « Révolution d’en haut » que le gouvernement bourgeois provisoire tentait d’exécuter. Mais la « Révolution d’en bas » avait ses propres buts et les mobiles qui la guidaient étaient entièrement différents de ceux qui poussaient ce mouvement politique à se servir de la Révolution pour arriver au pouvoir. Ce double pouvoir qui caractérise le mouvement issu de la Révolution de février est fondé sur cette opposition entre les buts poursuivis dans la lutte contre l’absolutisme.

Pour la première fois dans l’histoire des révolutions modernes, ceux qui s’étaient révoltés pour abattre l’ancien régime, ne laissèrent pas l’exercice exclusif du pouvoir aux mains des usurpateurs bourgeois de la victoire. Bien loin de partager avec ceux-ci le pouvoir politique, ils créèrent une force organisée entièrement distincte de la classe et des institutions bourgeoises. En cela la Révolution de février s’est séparée de toutes les révolutions politiques précédentes. Dans les organisations de classe créées par les ouvriers et les paysans — par les soldats — s’exprima le caractère social de la Révolution. L’effondrement du tsarisme ne signifiait pas seulement l’abolition de la domination féodale par la bourgeoisie capitaliste et les propriétaires terriens embourgeoisés, mais aussi, en même temps, la lutte contre le féodalisme et le capitalisme menée par les classes ouvrière et paysanne. La Révolution de février était politique et sociale. L’histoire jusqu’à Octobre est celle du combat entre ces deux forces jusqu’à la victoire totale de la Révolution sociale.

Si la révolution politique trouva son expression dans le « Gouvernement provisoire » qui, après la préparation du coup d’État, fut aussitôt prêt à prendre en charge les affaires de l’État et la poursuite de la guerre, de son côté la Révolution « d’en bas » trouva une forme d’organisation pour affirmer sa force. Sans doute n’avait-elle pas de plan tout préparé, mais elle avait une expérience historique : celle de la Révolution de 1905. Et c’est en raison de cette expérience que se constituèrent aussitôt et spontanément les « Conseils » dont la formation souligne le rapport entre ce mouvement socialiste et révolutionnaire et la « première révolution russe ». Le jour même où les membres de la Douma constituèrent leur Comité provisoire ayant pour mission de prendre en mains le pouvoir de l’État, il se forma à Pétersbourg le Conseil des députés des ouvriers qui, dans sa première séance, décida de constituer avec les délégués de l’armée une organisation : le Soviet des députés des ouvriers et des soldats. Dans sa première réunion, le Soviet refusa de participer au gouvernement exclusivement bourgeois, — dans lequel, cependant, on avait accepté le social-patriote Kérenski —, et posa ses conditions pour un « soutien » du gouvernement. Il publia une « ordonnance » à l’adresse de l’armée qui l’invitait à constituer des Comités et lui faisait savoir que, dans les actions politiques, elle avait seulement à obéir au Soviet de Petrograd, et au Comité provisoire de la Douma uniquement dans le cas où les décisions de ce dernier ne seraient pas contraires à celles du Soviet. Ainsi se manifestait l’existence d’un double pouvoir, d’autant plus que le Soviet disposait de la force réelle et que l’État n’avait plus d’organisme de répression à son service. Dans tout le pays, la puissance de la police tsariste était brisée. Lorsque le gouvernement décréta la destitution des gouverneurs, le licenciement de la police et reconnut l’autorité des organismes d’auto-administration, il ne fit — comme le fait si souvent un gouvernement révolutionnaire — que légaliser ce qui était déjà réalisé dans les faits.

Le caractère essentiel de la révolution politique fut d’essayer de maintenir, autant que possible intacte, la vieille machine d’État tout entière, et d’endiguer l’action révolutionnaire des masses, facteur de décomposition pour les organismes de l’État et de désorganisation pour l’État.

Le double caractère de la Révolution, sa tendance politique et sa tendance sociale, s’exprimèrent par ce double pouvoir du Gouvernement provisoire et des Soviets. Ils incarnaient au fond, même si leur opposition ne s’exprima pas toujours clairement, les deux causes premières du renversement du régime : la tentative de poursuivre la guerre, et d’autre part le mécontentement des masses opposées à sa continuation. La chute du tsarisme avait rompu le charme le plus puissant qui avait envoyé des milliers de paysans combattre dans les tranchées pour des buts qui leur étaient absolument étrangers et qui les y maintenait. C’est pourquoi la lutte pour la paix était aussi la lutte contre le Gouvernement provisoire dont le souci capital était de poursuivre la guerre. La question de la paix rendait évidente l’opposition entre les forces qui animaient la Révolution et la politique du gouvernement arrivé grâce à elle au pouvoir. La formation des Comités de soldats ruinait dans l’armée la vieille discipline et l’État ne pouvait plus disposer de l’armée selon sa volonté.

Le caractère social de la Révolution s’exprimait par le fait qu’elle ne combattait pas seulement la monarchie et la guerre, mais aussi le capitalisme et la grande propriété terrienne. Les revendications économiques des ouvriers des usines demandant le contrôle de la production et une juste répartition des biens, les mouvements pour des augmentations de salaires, l’occupation des usines en différents endroits et surtout les exigences des paysans qui réclamaient la possession de la terre, enfin tout spécialement les moyens mis en œuvre pour faire triompher ces revendications : tout cela montrait bien qu’il s’agissait d’un profond mouvement social. Là apparaissait avec le plus de netteté l’opposition à la Révolution politique. Les ouvriers et les paysans, au lieu de soutenir le gouvernement révolutionnaire bourgeois pour obtenir de lui la satisfaction de leurs revendications, formaient leurs propres organisations de classe économiques, apolitiques et dirigées contre l’État : les Comités d’usine dans l’industrie, les Soviets paysans et les « Soviets des Députés des paysans », dans les campagnes.

Les revendications sociales de la paysannerie s’exprimèrent dans les organisations de paysans formées spontanément. Déjà, aussitôt après la Révolution, commencèrent la révolte contre tes propriétaires de domaines, la destruction des châteaux et fa prise de possession du sol. Dans les mois qui suivirent, le mouvement dirigé par les organisations de paysans se développa, s’organisa et s’étendit à tout le pays. Le Gouvernement provisoire décida, dès le 9 mars, de réprimer les « troubles agraires ». Mais il ne disposait déjà plus d’un pouvoir réel pour faire exécuter pratiquement sa décision et pour protéger les propriétaires. Il essaya alors d’endiguer ce mouvement qu’il ne pouvait contenir, en le « légalisant ». Une loi du 21 avril régla les attributions des Comités. De plus on constitua un Comité central paysan chargé de mettre au point des propositions en vue de résoudre la question agraire. La solution définitive devait cependant être réservée pour la Constituante. Comme pratiquement cette Constituante ne devait être convoquée qu’après la fin de la guerre, cela revenait à renvoyer la solution de la question agraire à une époque indéterminée. Le Comité exécutif de Petrograd, dominé par les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires soutint naturellement le gouvernement dans sa lutte contre l’action directe des paysans. Il mit en garde ces derniers contre toute tentative de résoudre la question de la terre de leur propre autorité, car des troubles agraires ne profiteraient pas à la paysannerie, mais au contraire à la contre-révolution, et la confiscation immédiate des terres des propriétaires pourrait ébranler sérieusement le pays.

Tandis que les Soviets de paysans, dans toute la Russie, commençaient à prendre possession de la terre et à la partager, le Comité central paysan adopta dans sa séance du 20 mai une résolution par laquelle il ordonnait, entre autres choses, ce qui suit : La future réforme agraire doit reposer sur le principe que la population agricole active doit entrer en jouissance de tous les domaines jouant un rôle important dans l’économie. Jusqu’à la convocation de l’Assemblée constituante, nul ne peut décider de la solution définitive de la question agraire ni, encore moins, exécuter une telle décision. Les tentatives de la population pour remédier à son manque de terres en prenant possession des domaines de son propre chef, constituent un péril sérieux pour l’État et, au lieu d’apporter une solution à la question agraire, poseront une foule de nouvelles questions qui ne peuvent être résolues sans ébranler très violemment la vie collective du peuple. Il est incontestable que cette « action directe » du mouvement social moderne, si largement exercée, présentait pour l’État un danger très sérieux. Malgré la résolution du Comité, la prise de possession directe et le partage des terres continuèrent sans attendre les décisions de l’Assemblée constituante. Les social-démocrates menchéviks et les socialistes-révolutionnaires se retournèrent pareillement contre une telle solution de la question agraire. Les paysans, à qui la Révolution avait promis la terre, avaient pour devoir d’attendre jusqu’à ce que l’Assemblée constituante dont la convocation était indéfiniment retardée, ait pris une décision à ce sujet. Lorsque Kérenski, après l’insurrection du 3 juillet, entreprit de constituer le Gouvernement dont la majorité se composa de socialistes, la déclaration ministérielle annonça une réforme agraire qui consistait dans l’élaboration d’un « projet de loi » devant être soumis à l’Assemblée constituante. Par contre, comme mesures pratiques, on devait garantir à la future Constituante la libre et totale disposition de tous les domaines de l’Empire. Pour maintenir l’ordre dans le régime de propriété, on devait développer le réseau des Comités de paysans qui sont organisés par l’État et dotés de pleins pouvoirs précis déterminés par la loi, sans anticiper sur ce qui sera décidé au sujet des droits de propriété sur les domaines, décision qui relève exclusivement de la compétence de l’Assemblée Constituante. L’occupation des terres par la force et tous moyens analogues pour satisfaire localement et arbitrairement cet appétit de terres seraient en contradiction avec un règlement général du régime agraire dans le cadre de l’État et menaceraient non seulement la future réforme agraire, mais aussi l’État.

En accord avec ces principes qui répondaient aux intérêts des propriétaires terriens, le menchévik Tsérételli, ministre de l’Intérieur du gouvernement de coalition, envoya, le 17 juillet, une circulaire aux Commissaires du gouvernement : en tant que représentants du pouvoir en province, ils devaient réprimer avec la dernière énergie les « désordres anarchistes » et punir, comme contraires à la loi, toute prise de possession arbitraire de biens et de terres, les actes de violence de toute nature et la provocation à la guerre civile. Les mesures gouvernementales ne pouvaient qu’aggraver les contradictions et montraient du reste comment les partis socialistes au pouvoir essayaient par tous les moyens de ruiner l’importance des Soviets et de maintenir la Révolution dans un cadre politique et bourgeois. Les socialistes-révolutionnaires, — le parti paysan —, qui avaient la direction presque exclusive des organisations paysannes, prirent une part active à cette évolution. Ils détenaient pourtant avec Tchernov le ministère de l’Agriculture, mais, malgré cela, ils ne soutinrent pas les revendications des paysans qui réclamaient des terres et donnèrent, au contraire, leur appui aux mesures répressives contre les membres des Soviets et à la tactique des politiciens bourgeois renvoyant jusqu’après la fin de la guerre la solution du problème agraire. Ceci contribua à réduire de plus en plus leur influence sur les paysans, tandis que déjà, en raison de la politique de coalition, la direction de la grande masse des ouvriers et des paysans leur avait échappé. En même temps, l’aile gauche sous la conduite de Kamkov et de Spiridonova gagna en influence, puis se sépara du parti en novembre pour former le parti indépendant des socialistes-révolutionnaires de gauche.

Dans les campagnes, le véritable état d’esprit des paysans ne se manifestait pas dans le parti politique des S-R, mais dans les organisations économiques paysannes : de même, c’est dans les Comités d’usine que la classe ouvrière exprimait ses sentiments, bien mieux que dans les Soviets placés sous l’influence des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks. Les Comités d’usine avaient pris naissance, dès les premiers jours de la Révolution à Pétersbourg, à Moscou et bientôt aussi en province. Ils étaient élus par l’ensemble des ouvriers d’une usine, ce qui expliquait le peu d’influence des partis politiques sur l’élection. Ces Soviets d’usine eurent dès le début des tendances plus radicales que le Soviet des députés des ouvriers et des soldats. Ils réglaient toutes les questions concernant l’usine et présentaient aux patrons leurs revendications. Les patrons et le gouvernement étaient forcés de reconnaître les Comités d’usine comme les représentants de la classe ouvrière. A Petrograd, les Comités conclurent des accords sur la journée de huit heures, tandis qu’à Moscou les ouvriers l’avaient déjà appliquée sans conventions préalables. Le 30 mai se tint la première conférence des Comités d’usine de Petrograd qui créa une Union des Comités d’usine et élut un Conseil central. Les mots d’ordre lancés par les Comités : « contrôle de la production » et « répartition des biens » prirent de plus en plus la signification d’une prise de possession des usines par les ouvriers.

Bien entendu, le Gouvernement provisoire était incapable de résoudre les problèmes qu’avait posés la Révolution. Il ne pouvait ni donner la terre aux paysans, ni satisfaire la principale revendication des masses qui était de mettre fin à la guerre. Le gouvernement bourgeois était bien arrivé au pouvoir grâce à la Révolution, mais il n’avait pas l’intention d’en appliquer les mots d’ordre : à bas le tsarisme ! à bas la guerre ! Plus la guerre se prolongeait, et plus nettement apparaissaient au grand pour ces contradictions. Le manifeste pour la paix que le Comité exécutif du Conseil des ouvriers et des soldats avait adressé, le 14 mars, « aux peuples du monde entier », exprimait la volonté de paix des masses sans toutefois faire appel à l’action révolutionnaire pour mettre fin à la guerre du côté russe. On appelait bien les travailleurs de tous tes pays à unir leurs forces pour mettre fin à l’effroyable massacre qui déshonore l’humanité et jette une ombre sur le grand jour où est née la liberté de la Russie, mais on déclarait en même temps que l’armée continuerait à défendre la Russie : nous défendrons résolument notre liberté contre tous les attentats de la réaction intérieure aussi bien qu’extérieure. La Révolution russe ne reculera pas devant les baïonnettes des envahisseurs et ne se laissera pas écraser par des armées étrangères. Mais c’est en termes très nets que le manifeste signalait la mort de la vieille Russie et la naissance d’une nouvelle Russie démocratique : la démocratie russe a renversé dans la poussière le despotisme du tsar qui durait depuis des siècles, elle entre dans votre famille comme un membre égal en droits et dans le combat pour notre libération commune comme une force digne de respect. Le principal soutien de la réaction mondiale, le gendarme de l’Europe n’existent plus. [...] Le peuple russe jouit d’une pleine liberté politique. Il peut dire son mot pour fixer librement le régime intérieur du pays ainsi que sa politique extérieure. Nous adressant à tous les peuples qui sont écrasés et ruinés dans cette guerre monstrueuse, nous déclarons que l’heure est venue d’engager un combat décisif contre la rapacité des gouvernements de tous les pays, que l’heure est venue pour les peuples de trancher, de leur propre autorité, la question de la guerre et de la paix. Mais c’était le monarchiste Milioukov qui déterminait pour l’instant la politique extérieure et, sur ce point, son programme n’était autre que celui du tsarisme impérialiste...

Dans son appel du 6 mars, le Gouvernement provisoire déclarait sans détour qu’il se proposait d’aider l’armée à poursuivre la guerre jusqu’à la victoire finale. Il continuerait cette guerre aux côtés de l’Entente en vertu des traités secrets. Le 18 avril, Milioukov publiait une note qui commentait en ces termes la déclaration du gouvernement : Les déclarations du Gouvernement provisoire, pénétrées de l’esprit nouveau de la démocratie libérée, ne peuvent donner le moindre prétexte pour croire que la révolution politique qui vient de s’accomplir puisse entraîner un affaiblissement de la Russie dans le combat commun des Alliés. Tout au contraire : l’effort de tout le peuple pour poursuivre la guerre mondiale jusqu’à la victoire décisive n’est devenu que plus énergique encore en raison de la conscience que la collectivité a prise de ses responsabilités. Combien ces déclarations étaient loin des véritables sentiments du peuple qui n’avait pas fait la Révolution pour continuer plus longtemps le « combat commun » dans l’intérêt des impérialistes russes et de ceux de l’Entente ! C’est ce qu’on vit dès le lendemain, après que fut connu le commentaire de Milioukov et que les soldats manifestèrent dans Pétersbourg avec ces mots d’ordre : à bas la politique d’annexion ! à bas Milioukov ! Le jour suivant eut lieu une démonstration des masses contre la guerre, contre le gouvernement, avec comme mot d’ordre : tout le pouvoir aux Conseils ! Le 1er mai, Milioukov fut forcé de se retirer. La lutte de Milioukov contre le régime autocratique n’était pas dirigée, que je sache, contre la politique extérieure du tsar, mais contre les insuffisances dans l’exécution de cette politique, ni contre la guerre, mais contre la mauvaise conduite de cette guerre. La politique extérieure du Gouvernement provisoire était celle de Milioukov, celle d’avant la Révolution : conquête de territoires étrangers, asservissement de nations étrangères, possession des détroits des Dardanelles, liquidation de la Turquie, domination sur les Balkans... La diplomatie anglaise avait, il est vrai, soutenu ces exigences, mais elles allaient à l’encontre des buts impérialistes de l’Angleterre : aussi fallait-il pour la Russie s’emparer des territoires contestés avant la signature de la paix, car « la carte géographique de la guerre » serait d’une importance décisive pour exécuter les clauses des accords diplomatiques. Il était clair que la poursuite de la guerre par la Russie était d’un intérêt vital pour l’Entente.

Les social-patriotes russes qui détenaient dans les Soviets une forte majorité, firent tout leur possible pour mettre un terme au mécontentement des masses et pour les pousser à continuer la guerre, en les trompant sur les véritables buts de la politique extérieure qu’ils faisaient passer pour le programme de la « démocratie révolutionnaire » dans le sens du Manifeste pour la paix et non pour les anciens buts impérialistes. Pour appuyer la tentative de leurs camarades russes, amis de Kérenski et de Tsérételli, de mettre la Révolution russe au service de l’impérialisme des Alliés, les ministres Social-impérialistes de l’Entente : Albert Thomas, Henderson, et Vandervelde arrivèrent en Russie, et cela sur la proposition de la Commission militaire française qui y résidait. A noter la remarque de Milioukov sur l’action du social-démocrate Tsérételli qui occupait un poste dirigeant dans le Comité exécutif des Soviets : Il conservait en principe des tendances internationalistes, mais, dans la pratique, il commandait la ligne de défense de la collaboration organique avec le gouvernement et de son soutien. Les masses ne montrant pas, malgré cela, un très grand enthousiasme pour continuer la guerre, et afin de dissiper leur méfiance à l’égard de la politique extérieure de Milioukov, les chefs social-patriotes durent entrer dans le gouvernement. Le 6 mai fut constitué le premier gouvernement de coalition. Il comptait six ministres socialistes et Milioukov dut se retirer. Le véritable directeur de conscience de la coalition était le délégué du gouvernement français, Albert Thomas [3]. Il fallait trouver un moyen Pour canaliser l’élan révolutionnaire et le faire servir à la poursuite de la guerre. Albert Thomas pensa l’avoir trouvé avec l’entrée des socialistes dans le gouvernement. Vis-à-vis des masses, les chefs socialistes firent semblant de mener une active politique de paix, alors qu’ils pratiquaient en réalité la vieille politique impérialiste. Ce ne fut pas un socialiste qui devint ministre des affaires étrangères, mais Terechtchenko qui continua la vieille politique et conserva ce poste dans les gouvernements de coalition successifs, jusqu’au moment où éclata la Révolution d’octobre. La déclaration du gouvernement était, en ce qui concerne la politique extérieure, équivoque et trompeuse. Cependant le ministre des Affaires étrangères proclamait catégoriquement que la Russie n’avait nullement l’intention de proposer immédiatement la conclusion d’une paix générale : La question de la paix générale ne peut être discutée qu’après la fin de la guerre. La guerre n’est en aucun cas terminée mais, naturellement, nous la continuerons. Milioukov a raison d’écrire que c’est lui, Milioukov, qui a été sacrifié aux Soviets, et non sa politique. Ainsi, au lieu de faire une politique de paix, le gouvernement socialiste-bourgeois préparait la poursuite de la guerre. Les masses étaient donc trompées sciemment par leurs chefs socialistes qui étaient entrés dans le gouvernement pour réaliser les buts impérialistes de la Russie et de l’Entente. Ce que le gouvernement bourgeois était incapable de faire, serait accompli maintenant avec le concours des socialistes. Le socialiste Kérenski devint ministre de la Guerre. L’émissaire de l’impérialisme français, Albert Thomas, avait rempli sa mission. Toutefois, ce n’étaient, hélas ! que les chefs socialistes qu’il avait convaincus de la nécessité de s’occuper des affaires de l’impérialisme bourgeois : les masses, malgré tous les efforts, ne montraient aucun enthousiasme pour une nouvelle offensive.

Le soldat ne voulait qu’une chose : maintenant que le tsar était renversé, chasser le propriétaire terrien pour satisfaire son « appétit de terres ». Des milliers de paysans aspiraient à la paix et à la terre et ce sentiment était plus fort que les arguments des social-patriotes montrant la nécessité d’une nouvelle offensive pour servir les intérêts des impérialistes de l’Entente. Déjà, au bout de la première semaine de la Révolution, beaucoup de soldats avaient jeté leurs armes et étaient rentrés chez eux. La désagrégation de l’armée se poursuivit sans discontinuer et la nouvelle des troubles agraires en accéléra le cours. Des milliers de soldats abandonnèrent le front, voulant être présents pour la répartition des terres ! Au front, les fraternisations redoublèrent. L’action des Comités de soldats avait totalement ruiné la discipline de l’armée. Le 10 juin, dans la plupart des villes, eurent lieu des manifestations contre le gouvernement et contre l’offensive. L’armée était hors d’état de se battre, mais malgré cela on passa à l’offensive : elle se termina par une complète débâcle militaire. La peine de mort que le gouvernement devait rétablir le 12 juillet ne pouvait, à vrai dire, rien changer au désastre, mais elle élargit la cassure entre les masses et le gouvernement de coalition.

Entre-temps, l’opposition à l’offensive de Kérenski avait provoqué à Pétersbourg, le 3 juillet, une insurrection armée. Les poursuites, toujours plus nombreuses, engagées contre les révolutionnaires, et l’offensive patriotique qui renforçait la contre-révolution, avaient porté au plus haut point la volonté des masses de résister au gouvernement. Le 4 juillet eut lieu une manifestation en armes. Mais déjà, le 2 juillet, avait éclaté une crise ministérielle, les Cadets s’étant retirés du gouvernement. Lorsqu’on apprit à Cronstadt la manifestation du 3 juillet qui réclamait la prise du pouvoir par les Soviets, on décida de marcher aussitôt sur Pétersbourg. Le même jour, 12 000 marins et ouvriers en armes entrèrent dans la ville et manifestèrent avec les mots d’ordre : à bas la guerre ! l’usine aux ouvriers, la terre aux paysans ! à bas le pouvoir politique et le capitalisme ! Nous n’avons rien à défendre sur le front, tant que le pouvoir économique sera aux mains de la bourgeoisie ! L’union dans la liberté de la ville et de la campagne est la garantie d’une révolution victorieuse ! Vive la Révolution mondiale ! Tout le pouvoir aux Soviets locaux ! Toutefois le Comité exécutif des Soviets et le gouvernement conservaient la victoire. On désarma ceux de Cronstadt qui retournèrent chez eux et on arrêta de nombreux chefs anarchistes et bolchéviks. De plus, le 6 juillet, alors que l’insurrection [4] avait déjà pris fin, des troupes du front fidèles au gouvernement entrèrent dans la ville : la contre-révolution releva la tête.

Kérenski prit alors la direction du gouvernement ; les socialistes avaient la majorité mais Terechtchenko resta ministre des Affaires étrangères et, avec lui, la politique impérialiste continua. On ne parla plus de la politique de paix des Soviets, dont on avait brisé la forte position le 3 juillet. La réaction suivit son cours, encore renforcée par le nouveau Gouvernement qui fut en place le 24 juillet et où on accueillit de nouveau les Cadets. Le Cabinet, formé en majorité de socialistes, se trouvait sous la pression de la réaction sociale et militaire. On se mit à poursuivre impitoyablement les révolutionnaires, en restreignant les droits des Comités militaires, on réclama que fût étendue aussi à l’arrière l’application de la peine de mort et la politique extérieure devint plus agressive. La réaction se préparait à un coup décisif contre la Révolution. En août, le général réactionnaire Kornilov tenta un coup d’État pour établir une dictature militaire. Sous prétexte de protéger la capitale contre une insurrection des bolchéviks, Kornilov envoya des troupes du front en direction de Pétersbourg, après avoir, au préalable, rompu les relations avec le Gouvernement. Ce dernier n’aurait pu se défendre contre le coup d’État, si les ouvriers ne s’étaient dressés spontanément pour la défense de la Révolution. Un Comité de Défense du Peuple se constitua et organisa la résistance. Le pays tout entier fut appelé à la défense de la Révolution. Les cheminots et les postiers isolèrent le quartier général. Les Comités militaires furent avertis et invités à prendre des mesures pour faire échouer les plans réactionnaires des généraux. Lorsqu’on connut à Cronstadt la trahison de Kornilov, on envoya, pour défendre Pétersbourg, 3 000 marins : ils ne venaient pas seulement pour défendre contre le coup d’État le gouvernement qui les avait désarmés le 6 juillet et avait arrêté leurs chefs, mais bien pour sauver la Révolution. Lorsqu’on proposa au Comité exécutif des Soviets de faire venir les révolutionnaires les plus éprouvés, ceux de Cronstadt, pour défendre les Soviets, le menchévik Tcheidsé aurait dit : Bien sûr, ce sont les révolutionnaires les plus éprouvés, mais je crains que, par la suite, nous ne puissions plus nous en débarrasser. Effectivement, après l’effondrement du putsch de Kornilov, les gens de Cronstadt ne voulurent pas repartir, mais exigèrent la mise en liberté des camarades arrêtés et menacèrent de les libérer par la force. Sur les instances du Soviet de Cronstadt, les marins décidèrent de s’en retourner. Ils défilèrent dans les rues de Pétersbourg pour se rendre au quai, drapeaux déployés, avec les mots d’ordre : Nous exigeons la mise en liberté des détenus ! Tout le pouvoir aux Soviets locaux ! L’entreprise de Kornilov tourna sans combat au désastre, avant que ses troupes eussent atteint Pétersbourg. Lorsqu’elles apprirent ce dont il s’agissait, elles refusèrent de marcher plus avant dans la direction de la capitale. Le général qui les commandait fut arrêté par ses soldats. L’armement spontané des ouvriers qui s’étaient organisés pour la défense de la Révolution et qui représentaient une véritable armée populaire, fut à l’origine de cette « Garde rouge » qui combattit avec succès la contre-révolution, avant que les bolchéviks eussent formé leur Armée rouge d’État fondée sur le service militaire obligatoire.

Le putsch du général Kornilov agit puissamment sur l’état d’esprit des masses. On réclama, de plus en plus généralement, la prise du pouvoir par les Soviets. Le mouvement d’action directe des paysans alla en s’amplifiant. La Russie centrale était en proie aux révoltes paysannes. Dans quelques villes, les Soviets exerçaient déjà officiellement le pouvoir. L’armée était gagnée aux idées révolutionnaires à un point jusqu’ici inconnu. Des officiers étaient destitués par les soldats et, pratiquement, le chaos régnait dans l’armée et la marine. Les Comités révolutionnaires qui, à l’exemple de Pétersbourg, s’étaient partout constitués pour combattre la contre-révolution, ne voulaient plus se dissoudre. La tentative d’instituer la dictature militaire avait été pour les masses laborieuses, dans toute la Russie, le signal de sauvegarder la Révolution. Cet élan, qui avait vaincu Kornilov sans combat, signifiait la percée décisive de la Révolution sociale. Tandis que le pouvoir effectif était déjà aux mains des Soviets, les chefs de la « démocratie révolutionnaire » continuaient imperturbablement leur politique de coalition avec les partis bourgeois. Après la constitution par Kérenski d’un Directoire éphémère de cinq membres, les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks entrèrent de nouveau dans un gouvernement en compagnie de la bourgeoisie réactionnaire : ce fut la quatrième coalition, en date du 25 septembre. Terechtchenko était encore et toujours ministre des Affaires étrangères : tel Briand, il restait en place malgré tous les changements de gouvernement et continuait, sans sourciller, la politique extérieure impérialiste de Milioukov. Entre-temps, l’état d’esprit des masses s’exprimait par la composition des Soviets, où l’influence des bolchéviks montait en flèche. Au cours du mois de septembre, ils obtinrent la majorité dans les Soviets de Pétersbourg et de Moscou, ainsi que dans les Comités militaires. Prise du pouvoir par les Soviets, convocation de l’Assemblée constituante et du deuxième congrès des Conseils de toutes les Russies : tels étaient les mots d’ordre, mais celui qui primait tout, c’était la lutte contre le gouvernement socialiste-bourgeois. Le parti bolchévik se disposait à prendre le pouvoir et se préparait à s’emparer de la direction de l’insurrection. Sur la proposition du Soviet de Pétersbourg, se constitua un Comité militaire révolutionnaire qui devint l’état-major de la garnison de la ville et enleva pratiquement tout pouvoir aux autorités militaires ; il fut sous le contrôle des bolchéviks et joua un rôle décisif lors de la chute du régime. Dans ta nuit du 25 octobre, ce Comité passa à l’attaque. Le quartier où résidait le gouvernement fut encerclé et les points stratégiques de la ville furent occupés. Le jour où s’ouvrit à Pétersbourg le deuxième congrès des Soviets, les bolchéviks étalent maîtres du pouvoir.


[1Cité d’après M. Smilg-Bénario, De Kérenski à Lénine, histoire de la seconde révolution russe, 1929, p. 313. (All.)

[2Prof. P.N. Milioukov, Histoire de la seconde révolution russe, p. 42. (All.)

[3Cf, les exposés de Smilg-Bénarlo, op. cit. pp. 39-64 et de Milioukov, op. cit p. 137.

[4Affirmer que le parti bolchevik aurait organisé l’insurrection, comme le prétend, entre autres, Hurwicz dans son Histoire de la dernière révolution russe, pp. 110 et 112, est un point de vue insoutenable. Il est inutile de mettre en doute l’exactitude du récit officiel que le Parti donne des événements : la tentative des masses de s’emparer du pouvoir, les armes à la main, ne répondait pas aux décisions du Parti et ce dernier n’Intervint qu’une fois le mouvement déclenché spontanément (« Le Parti ne voulait pas d’action » — déclaration de Staline au 6e Congrès du Parti bolchevik). Cf. aussi Histoire illustrée de la Révolution russe en 1917, Berlin, 1928, pp. 221 sq. (All.). Assurément la position du Parti était très hésitante, ce qui pourrait bien être aussi attribué au fait que les militants de base du Parti marchaient avec la masse. Cf. aussi le récit de Trotsky (De la Révolution d’octobre à la paix de Brest- Litovsk, chapitre « Les Journées de juillet ») : Il s’agissait d’une manifestation révolutionnaire qui prit naissance spontanément, mais qui fut politiquement dirigée par nous. (All.)