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Anarchisme et marxisme dans la Révolution russe - Introduction

jeudi 15 février 2024, par Arthur Lehning (CC by-nc-sa)

Le texte qu’on va lire a été écrit en 1929 et a paru d’abord dans la revue mensuelle allemande anarcho-syndicaliste Die Internationale [1]. Nous le donnons ici pour la première fois — sans modifications — en traduction française.

Nestor Makhno

Nous avions eu l’intention en 1929 d’ajouter deux chapitres traitant de Cronstadt et de la makhnovchtchina. Pour différentes raisons, il ne peut être question maintenant de modifier ou de compléter le texte. L’abondante littérature qui a paru depuis 1930 sur ce sujet, — articles, livres ou brochures —, ne contient rien qui puisse nécessiter un changement dans le développement des idées. Ce serait plutôt le contraire, car nos réflexions jettent quelque lumière sur des aspects négligés de la Révolution russe à ses débuts et, en même temps, répondent par avance à la critique de ceux qui n’ont découvert que pendant ou même après l’ère stalinienne la dégénérescence de la Révolution, Thermidor et la contre-révolution. Ce texte est aussi un apport à l’historiographie de la Révolution russe et il va de soi qu’en tant que tel il ne peut être corrigé. En outre il s’agit en fait d’un texte politique, bien qu’il y soit beaucoup question de théorie et d’histoire. Le récent intérêt pour les problèmes fondamentaux du socialisme, les questions d’organisation et le développement de la Révolution russe, ainsi que la critique des différentes formes de socialisme d’État et de dictature redonnent à ce texte le caractère d’un pamphlet politique.

Nous nous proposons de démontrer brièvement les points suivants :

a) L’interprétation de la théorie de l’État de Marx, telle qu’elle est formulée par Lénine dans sa célèbre brochure L’État et la Révolution, est insoutenable.

b) La Révolution était dans le courant de 1917 une révolution surtout de paysans et elle ne s’est pas déroulée selon le schéma de la théorie marxiste de la Révolution, ni selon celui des marxistes russes.

c) La Révolution russe qui a duré des mois et s’est étendue à tout l’empire tsariste ne doit pas être confondue avec la conquête du pouvoir par les bolchéviks à Petrograd et l’institution, le 24 octobre 1917, du Conseil des Commissaires du Peuple.

d) Lénine et son parti — le Parti Ouvrier Social-démocrate de Russie (Bolchévik) rebaptisé Parti communiste en mars 1918 — n’ont jamais été favorables, même en principe, aux Soviets, à ces Conseils qui, dans le courant de 1917, sont nés spontanément dans tout le pays. Le caractère constructif de la Révolution s’exprimait dans ces Conseils, mais Lénine et son parti les ont uniquement considérés du point de vue de leur utilité pour la prise du pouvoir politique par le parti bolchévik.

e) La soi-disant « dictature du prolétariat » qui n’a jamais été autre chose, dès le début, que la dictature du parti, puis de sa bureaucratie, et qui ne pouvait se maintenir que par la terreur, est un des facteurs essentiels de dégénérescence de la Révolution russe, selon un processus clairement visible dès 1921 et non à partir seulement du moment où ceux qui étaient responsables de la création d’un appareil d’État terroriste en furent les victimes.

f) La destruction des Soviets n’a pas été uniquement la conséquence de la guerre, de la guerre civile et de l’installation de la dictature d’État, mais elle est déjà incluse dans l’interprétation léniniste du principe marxiste de l’État contrôlant la totalité de la vie économique et sociale par un système de gouvernement centraliste. De toute évidence cette interprétation est incompatible avec le principe des Conseils ouvriers.

Karl Kautsky

Le lecteur non habitué à la scolastique marxiste se demande sans doute quelle est l’importance de ces interprétations et de ces réfutations polémiques, et pourquoi il ne suffit pas d’examiner les théories de Marx ou de Lénine, de Kautsky ou de Trotsky et d’en peser les mérites. Nous répondrons d’abord que non seulement la théorie de Marx, mais aussi son interprétation par les marxistes, ont joué un rôle important dans la pratique politique marxiste. Les idées de Marx ne constituent pas une théorie, sans plus, mais bien une théorie destinée à la pratique et le marxisme prétend avoir atteint indubitablement l’unité de la théorie et de la praxis. Ajoutons que le marxisme est marqué par le caractère de son fondateur, un homme foncièrement autoritaire qui était persuadé d’avoir fait du socialisme une science, car il croyait avoir découvert les lois selon lesquelles l’évolution dialectique inévitable du capitalisme devait finalement conduire au socialisme. Enfin le marxisme a toujours été une sorte de messianisme et les marxistes de toutes tendances ont senti le besoin de présenter leur interprétation spécifique comme la seule vraie, se réclamant ainsi de l’autorité de Marx. Une conséquence de ceci est que ses interprétations scientifiques ont abouti à une science de l’histoire falsifiée.

Lénine a construit sa théorie de la révolution, de l’État et de la dictature à partir des idées de Marx sur ces problèmes. Mais les écrits de Marx laissent une marge assez large à l’interprétation. Dans le Manifeste communiste (1847-1848), émanant de l’organisation secrète de Marx, la « Ligue des Communistes » [2], celui-ci écrit que ce parti n’est pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers ; mais on lit dans le même texte qu’il est la fraction la plus résolue des partis ouvriers et qu’il poursuit le même but que tous les autres partis prolétariens. Marx, dans ce même ouvrage, souligne que le prolétariat organisé en classe dominante doit centraliser les moyens de production dans l’État. En 1850, Marx et Engels fondent avec le concours de blanquistes français une « Société universelle des communistes révolutionnaires », société secrète dont le programme est de soumettre les classes privilégiées à la dictature des ouvriers et de poursuivre la révolution permanente jusqu’à la réalisation du communisme [3]. Marx emploie pour la première fois l’expression de « dictature du prolétariat » et fait remarquer dans le contexte que toutes les révolutions n’ont fait qu’accroître la puissance de centralisation des gouvernements, au lieu de la détruire. En 1852, Marx écrit que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat, étape intermédiaire vers la disparition des classes et l’avènement d’une société sans classes. Pendant les vingt années suivantes, Marx développe ses théories économiques ; il formule les lois qui régissent le processus de la production capitaliste dont les contradictions internes mèneront, selon lui, au socialisme selon un développement dialectique immanent.

En 1871, Marx consacre à la Commune de Paris un brillant — et célèbre — écrit qui est davantage une œuvre de propagande qu’une œuvre théorique, et où il défend et glorifie la Commune, épisode révolutionnaire de l’histoire de la France et du mouvement ouvrier international. Si dans ce texte le mot « dictature » n’apparaît pas, on y voit en revanche clairement que la Commune avait commencé à détruire les bases de l’État. De telles conceptions sont évidemment un corps étranger dans l’œuvre de Marx et sont davantage en accord avec les principes propagés par Bakounine et ses adeptes qu’avec les théories du socialisme scientifique [4]. En 1872 et 1875 Marx répète encore que la Commune de Paris a montré que la classe ouvrière ne doit pas se borner simplement à s’emparer du pouvoir d’État bourgeois. Dans son introduction à une nouvelle édition (1891) de La Guerre civile en France, Engels écrit que la Commune de Paris a été un exemple de dictature du prolétariat, mais, dans cette même année 1891 il fait remarquer que « notre parti » et la classe ouvrière ne pourraient prendre le pouvoir que sous la forme d’une république démocratique, qui — comme l’avait montré la Révolution française — serait une forme particulière de dictature du prolétariat.

Il résulte des opinions soutenues par Marx avant et après la Commune que les considérations « anarchistes » de La Guerre civile en France sont étrangères à la théorie marxiste. Avant la Commune, Marx applaudit à une victoire de la Prusse : ce serait, dit-il, la victoire de sa théorie sur les idées de Proudhon, et, en outre, l’Empire allemand que fonderait Bismark entraînerait cette centralisation économique et politique de l’Allemagne, condition essentielle selon Marx pour l’avènement du socialisme. Une seconde condition est la conquête du pouvoir de l’État et c’est ainsi que Marx, quelques mois seulement après son écrit sur la Commune, essaya d’imposer sa conception particulière de la marche au socialisme dans toute l’Internationale : organisation des travailleurs en parti politique pour conquérir le pouvoir de l’État [5].

Lorsqu’on prend en mains les écrits de Marx et d’Engels, il est bien difficile de se faire une opinion : ils ne définissent pas clairement le rôle du parti dans le processus révolutionnaire, pas plus que le caractère de la dictature du prolétariat, et ils sont muets sur la façon dont agira cette dictature pour supprimer l’État. Citer quelques passages des écrits de Marx ne présente pas grand intérêt, surtout si on ne les replace pas dans leur contexte historique : il est plus important de rechercher quelle a été la pratique du marxisme et quelles leçons on peut en tirer. Il faut cependant insister sur deux points : D’abord, celui qui a lu et compris tant soit peu Marx doit reconnaître que, quelle que soit l’interprétation qu’on donne à certains passages, on ne peut les séparer de l’essentiel de son système. Il faut donc rattacher les idées de Marx à sa conception générale du processus historique dans laquelle la marche au socialisme est liée à certains développements de la production industrielle. Et en second lieu, on ne trouve rien dans toute l’œuvre de Marx qui permette de conclure que la dictature du prolétariat — aussi vaguement qu’elle y soit définie ! — puisse être la dictature d’un seul parti minoritaire. C’est là une invention particulière à Lénine, et à ce point de vue il est plus exact de parler d’une reconstruction et d’un développement léniniste de la théorie de Marx que d’une interprétation.

 

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Piotr Tkatchev

On peut admettre que la conception léniniste d’un parti de révolutionnaires d’élite ait son origine dans les théories du blanquiste jacobin Tkatchev. Dès 1902, Lénine avait soutenu dans l’ouvrage intitulé Que faire ? que l’évolution spontanée du mouvement ouvrier ne pouvait le conduire qu’à un niveau inférieur à celui de l’idéologie bourgeoise et que les ouvriers ne pouvaient accéder à la conscience social-démocrate que si cette conscience leur était apportée par des éléments extérieurs à la classe ouvrière. En conséquence la fraction consciente du prolétariat doit être détachée de la grande masse et organisée dans un parti d’avant-garde, dans un parti de révolutionnaires professionnels. La tâche de ce parti est de diriger le prolétariat et de conquérir en son nom le pouvoir politique.

Quand en février 1917 la révolution éclata en Russie, Lénine était un des seuls de son parti à ne pas vouloir une dictature démocratique des ouvriers et des paysans, point de vue accepté et défendu jusqu’alors par les marxistes russes et qui impliquait le développement de l’agriculture et de l’industrie sous un gouvernement démocratique dans le cadre du capitalisme. Immédiatement après son retour de Suisse, Lénine formulait son nouveau point de vue lors d’une réunion commune des fractions menchévik et bolchévik du Parti Ouvrier Social-démocrate de Russie. En voici l’essentiel :

Ce qu’il y a d’original dans la situation actuelle en Russie, c’est la transition de la première étape de la révolution qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d’organisation du prolétariat, à la seconde étape qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie [...]. Cette situation originale exige que nous sachions nous adapter aux conditions spéciales du travail du parti au sein de la masse prolétarienne innombrable qui vient de s’éveiller à la vie politique. Aucun soutien au Gouvernement provisoire ; démontrer le caractère entièrement mensonger de toutes ses promesses. [...] Le démasquer, au lieu d’exiger [...] que ce gouvernement de capitalistes cesse d’être Impérialiste. [...] Expliquer aux masses que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire. [...] Tant que nous sommes en minorité, nous nous appliquons à critiquer et à expliquer les erreurs commises, tout en affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir aux Soviets des députés ouvriers [...].

Non pas une république parlementaire, — y retourner après les Soviets des députés ouvriers serait un pas en arrière, — mais une République des Soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier, de la base au sommet. Suppression de la police, de l’armée et du corps des fonctionnaires. Le traitement des fonctionnaires, élus et révocables à tout moment, ne doit pas excéder le salaire moyen d’un bon ouvrier [...]. Confiscation de toutes les terres dans le pays et leur mise à disposition des Soviets locaux de députés des salariés agricoles et des paysans. Formation de Soviets de députés des paysans pauvres [...].

Notre tâche immédiate est non pas d’introduire le socialisme, mais uniquement de passer tout de suite au contrôle de la production sociale et de la répartition des produits par les Soviets des députés ouvriers  [6].

Trotsky

La tactique de Lénine tendait à la prise du pouvoir et ceci en contradiction avec la grande majorité de son parti. Mais pour cela il fallait rendre les Soviets bolchéviks. Lénine a toujours adopté une double attitude à l’égard des Soviets. Quand ils sont nés spontanément, pour la première fois, en 1905, il n’en était pas un défenseur inconditionnel. En 1917 il changea plusieurs fois d’opinion, selon que les Soviets étaient ou n’étaient pas des instruments utiles à son parti pour prendre le pouvoir. A la mi-septembre, il déclare au Comité Central que le parti bolchévik doit préparer l’insurrection et il expose la tactique qui doit conduire à la prise du pouvoir. Il affirme que l’insurrection est un art, mais il se défend d’être un blanquiste, car elle doit être fondée sur l’élan révolutionnaire du peuple et sur le choix d’un moment historique favorable. Selon Lénine ce moment était arrivé après la contre-révolution manquée de Kornilov qui avait créé une situation révolutionnaire, d’autant plus que les bolchéviks avaient conquis la majorité dans les Soviets de Petrograd et de Moscou. Malgré la forte opposition d’autres membres du Comité Central, tel que Kamenev et Zinoviev, la politique et la tactique de Lénine furent acceptées. Membre depuis juillet 1917 du parti bolchévik, Trotsky approuva cette tactique et le point de vue léniniste selon lequel le parti est l’avant-garde révolutionnaire organisée pour prendre le pouvoir, l’instrument nécessaire et irremplaçable de cette conquête qui doit être l’œuvre du parti et seulement du parti.

Lénine avait expliqué irréfutablement qu’il n’y avait pas d’autre dictature du prolétariat que la dictature d’un parti. Mais en 1917 il affirmait que cette dictature ne serait qu’une courte période de transition : Il fallait créer un État, disait il, sans bureaucratie, sans police, sans armée et organisé de telle façon qu’il ne pourrait que mourir. Mais le caractère même de la dictature établie par Lénine et son parti rendait cette mort impossible. Six mois seulement après la Révolution d’octobre, le nouvel appareil de l’État menait une action terroriste contre tous les courants révolutionnaires non bolchéviks et les autres partis socialistes : ainsi la dictature du prolétariat — en fait la dictature du parti — devenait la dictature de l’appareil de l’État. Trois ans plus tard, c’était la fin de toute démocratie à l’intérieur du parti d’élite lui-même, ce qui menait tout droit à la sinistre époque de Staline.

La dictature révolutionnaire du parti, telle que la préconise Lénine, est inconciliable avec une démocratie de Conseils. Dire avec le théoricien trotskyste Ernest Mandel qu’on ne trouve pas dans les écrits de Lénine d’arguments en faveur d’un communisme sans Conseils est inexact [7] ; mais, contrairement à ce que pense Mandel, il n’est pas absurde de dire que le système des Conseils rend les partis superflus et que c’est là un caractère essentiel de ce système. D’où une contradiction fondamentale entre une organisation révolutionnaire selon le modèle de Lénine et une démocratie de Conseils : Mandel, en effet, oublie de mentionner que ce qu’il appelle par euphémisme l’organisation qui doit garantir aux ouvriers dans le système des Conseils un degré supérieur d’organisation autonome est précisément celle qui, dans le schéma de Lénine et de Mandel, doit exercer après la révolution la totalité de la dictature — celle du parti — à l’exclusion de tous les autres courants et groupements révolutionnaires et socialistes. Que signifient les explications théoriques de Mandel ? Dans la Révolution russe, la disparition rapide de toutes les taches autonomes et constructives des Conseils ; dans l’avenir, si un parti d’élite prend la direction et arrive au pouvoir, la destruction à nouveau de toute démocratie de Conseils.

Jean-Louis Pindy.

Le principe des Conseils est la négation absolue de toute dictature politique, la négation aussi de l’État, et ce n’est point par hasard que cette idée a été formulée pour la première fois dans le mouvement ouvrier international par des adeptes de Bakounine, tels le belge Eugène Hins et le français Louis Pindy, lors du quatrième congrès de l’Internationale tenu à Bâle en 1869. Ce sont ces mêmes idées que la plus forte fédération de l’Internationale, la fédération espagnole a conservées, sous le nom de collectivisme, comme base de son organisation et de ses méthodes de lutte. Ces idées bakouninistes, anarcho-syndicalistes ont permis aux syndicats ouvriers de la Confederación Nacional del Trabajo de prendre en mains toute la vie sociale et économique dans une grande partie de l’Espagne, principalement en Catalogne, dès le début de la Révolution qui répondit au pronunciamiento fasciste.

Durant l’année 1920 un courant se manifesta à l’intérieur du parti bolchévik, voulant accorder un rôle plus important dans le processus de production aux organisations professionnelles et reprenant certaines idées syndicales. Cette Opposition Ouvrière, dont Chliapnikov et Koliontaï étaient les principaux porte-paroles, s’élevait contre la militarisation du travail préconisée par Trotsky, le retour des techniciens bourgeois, la subordination du mouvement syndical à l’État, mais sans condamner le monopole du pouvoir exercé par le parti communiste. Lors du Xe congrès du Parti, en mars 1921, éclata la révolte de Cronstadt. L’Opposition Ouvrière soutint la direction du parti contre les insurgés, mais à ce même congrès sa plateforme fut condamnée comme anarcho-syndicaliste. En même temps on interdisait toute formation de fraction à l’intérieur du parti. On préparait ainsi les règlements qui permettraient par la suite à Staline de réprimer toute opposition qualifiée de « dissidence ».

Les marxistes-léninistes, avec leur dictature du prolétariat, leur appareil d’État centraliste, leur bureaucratie et leur police secrète, ont inauguré un régime de terreur et la pire forme d’absolutisme depuis la naissance de l’État moderne en Europe : de quoi faire pâlir de jalousie l’Inquisition et la fameuse Okhrana tsariste ! Les communistes hors de Russie ont non seulement accepté tout cela, mais ils l’ont défendu par principe ; leur vocabulaire absurde, stigmatisant, aujourd’hui comme hier, quiconque s’oppose à la théorie et à la pratique bolchéviques du moment, a empoisonné toute discussion de principes à l’intérieur du mouvement ouvrier. On connaît le dénouement : toute la « Vieille garde » bolchévique fut liquidée... S’il est exact que tous ces collaborateurs de Lénine aient été des « contre-révolutionnaires », des « espions » et des « fascistes », ceci jette un jour singulier sur la dictature du prolétariat ; et si c’est faux, comment qualifier un gouvernement qui a justifié par de tels arguments les séries de meurtres de l’époque stalinienne ?

Dès avril 1918, la police secrète bolchévique entra en action contre les anarchistes à Moscou. A partir de ce moment le nombre des anarchistes arrêtés ne cessa de croître et leurs organisations, leurs réunions et leurs publications furent interdites. Quand on apprit au premier congrès des organisations syndicales révolutionnaires tenu en juillet 1921, — congrès d’où devait naître l’Internationale des Syndicats Révolutionnaires [8] —, que de nombreux anarchistes en vue étaient emprisonnés et faisaient la grève de la faim, un tel scandale éclata que le gouvernement bolchévik fut contraint de les libérer et d’en expulser un certain nombre [9].

De janvier 1918 à 1921, la makhnovchtchina, une guérilla de paysans en Ukraine organisée par Nestor Makhno [10], luttait contre les forces d’occupation austro-allemandes et contre les armées russes blanches de Denikine, Skoropadski, Petlioura et Wrangel. Là où le pays était libéré par les armées paysannes naissaient des communes agricoles et des Soviets. Le gouvernement bolchévik s’alliait aux guérilleros pour mieux les attaquer, une fois la contre-révolution vaincue : c’est ainsi qu’au début d’octobre 1920, à la suite d’un accord avec Makhno, il libéra les anarchistes arrêtés en Ukraine et les autorisa à poursuivre leur action publiquement. Mais quand le péril blanc fut définitivement conjuré, Makhno fut mis de nouveau hors-la-loi et Trotsky donna l’ordre d’anéantir l’armée des guérilleros et de détruire le mouvement anarchiste.

En mars 1921, les matelots de la base marine fortifiée de Cronstadt se révoltaient contre la dictature du parti bolchévik et réclamaient des Soviets indépendants. Déjà en 1917, s’inspirant de l’exemple de la Commune de Paris, ils avaient proclamé la « République de Cronstadt » indépendante ; à deux reprises ils avaient sauvé la Révolution et Trotsky les avait appelés l’orgueil et la gloire de la Révolution. L’historiographie officielle du parti bolchévik peint la révolte de 1921 comme une rébellion contre-révolutionnaire, organisée à l’aide des forces étrangères. Rien n’est moins vrai, rien dans les sources soviétiques ou autres ne permet d’avancer une telle affirmation. La révolte était dès le début un mouvement spontané des marins et Lénine lui-même déclara le 15 mars : A Cronstadt on ne veut pas des gardes blancs, mais on ne veut pas non plus de notre pouvoir. La révolte de Cronstadt a été la dernière tentative pour sauver les principes de la Révolution russe. Les lzvestia, organe officiel du Soviet de Cronstadt écrivaient : Ecoute, Trotsky ! les meneurs de la troisième Révolution défendent le vrai pouvoir des Soviets contre les violences des Commissaires... Lénine a dit : le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification ! Mais le peuple est persuadé que le communisme du type bolchévik, c’est la commissariocratie plus les pelotons d’exécution ! Le gouvernement bolchévik écarta toute tentative de conciliation. Trotsky, commissaire du peuple à la guerre et président du Conseil révolutionnaire pour la guerre, ainsi que Zinoviev sont les responsables de l’ordre d’attaque contre Cronstadt, attaque menée sous les ordres de Toukhatchevski par les troupes de la police secrète, car l’armée régulière n’était pas assez sûre. Le massacre de Cronstadt marque la fin définitive du mouvement des Conseils en Russie.

Dans le mouvement anarchiste il y avait différents groupements dont le plus important était celui des anarchistes sociaux : ils étaient organisés localement et nationalement et une partie d’entre eux étaient des anarcho-syndicalistes. L’anarcho-syndicalisme était un courant libertaire qui s’était formé sous l’influence du déroulement de la Révolution russe. Ce n’était pas une doctrine spécifique, mais la synthèse d’une pensée anarchiste claire et d’une tactique syndicaliste précise.

Jusqu’à la première guerre mondiale, le syndicalisme avait adopté une position de neutralité à l’égard des idéologies politiques ou philosophiques. Les anarchistes « anarcho-syndicalistes » pensaient que la lutte révolutionnaire contre le capitalisme était liée à des principes sociaux qui devaient animer toutes les manifestations de la vie économique et sociale. A l’encontre de la politique de tous les partis ouvriers qui veulent toujours se servir du mouvement ouvrier pour leurs fins spécifiques, l’anarcho-syndicalisme préconisait l’action directe des masses en dehors de tous les partis politiques et, au besoin, contre eux. Il poussait les ouvriers et les paysans à sauvegarder leur indépendance et à créer des organisations autonomes et démocratiques pour lutter contre le capitalisme et l’État. Ainsi l’anarcho-syndicalisme apportait un complément à l’anarchisme social, tandis que d’autre part il donnait au syndicalisme une base libertaire et anti-étatique.

On retrouve là des idées de Bakounine, et c’est sur elles que repose la démocratie des Conseils. Les Conseils ont pour caractères particuliers de ne prendre naissance que pendant une révolution, d’être des organes fonctionnels de la vie sociale et économique, d’être incompatibles avec la nature et les buts de tout parti politique, enfin de n’avoir une vie effective qu’après la destruction de toute forme d’appareil d’État centraliste et bureaucratique. Les Conseils réalisent la gestion autonome des usines par des Conseils d’entreprise élus et celle de l’agriculture par des Conseils et coopératives de paysans : le tout dans le cadre d’une construction fédéraliste de la société fondée sur l’autonomie des communes.

On n’a jamais démontré qu’il eût été impossible de donner une telle orientation au développement de la société en Russie après la Révolution, mais il est certain que toute chance d’un pareil développement a été ruinée par la dictature terroriste du communisme d’État bolchévik.


Anarchisme et marxisme dans la Révolution russe - L’Etat bolchévik et les soviets [03]  



[1Paru sous le titre « Marxismus und Anarchismus In der russischen Revolution », dans Die Internationale Zaltschrift für dia revolutionäre Arbeiterbawegung, Gasselschaftskritik und sozialistischan Nanaulbau, harausgegeben von der Fraie Arbeitar Union Deutschlands (Anarchosyndikalisten) angeschlossen an die Internationale Arbeiter Assoziation (IAA) :
Année III (1929-1930). pp. 4-12. 58-68. 80-87, 104-110, 150-154, 179-183, 231-238, 249-258, 278-281, et année IV (1930-1931), pp. 19-22. Récemment l’article a été réimprimé à mon insu à Berlin, accompagné de l’écrit de Gregorl klexImoff :« Die revolutionär-syndlkalistische Bewegung in Russland » (1928).

[2A la fin des années 1870, Marx parle encore de notre parti, bien qu’il eût cessé d’exister depuis 1852. Dès 1884 il pensait que la classe ouvrière devait s’organiser en parti politique pour conquérir le pouvoir politique : cette opinion fut à l’origine de la scission de l’internationale en 1872. Quant au rôle précis de ce parti et à ses rapports avec la prise du pouvoir et la dictature du prolétariat, les écrits de Marx restent assez vagues.

[3Selon Edouard Bernstein, Marx ne s’est jamais totalement libéré des tendances blanquistes.

[4Des marxistes de toutes tendances ayant de la probité intellectuelle et le respect de l’histoire, tels que Franz Mehring, Edouard Bernstein, Arthur Rosenberg, Karl Korsch, ont reconnu ce fait.

[5Presque toutes les fédérations rejetaient cette conception en partie pour des objections de principe, en partie parce qu’on voulait la rendre obligatoire.

[6Volr Lénine. Œuvres, t. XXIV, Paris-Moscou 1958, pp. 12-14.

[7Voir la contribution de Mandel à Lenin und die Revolution, Frankfurt/M, 1970

[8La création du Profintern avait pour but de soumettre à l’influence de Moscou les grandes organisations syndicales révolutionnaires, en particulier celles des pays latins, qui, en raison de leurs traditions apolitiques et antiparlementaires, s’opposaient à l’adhésion au Comintern. Cette tentative échoua. En décembre 1922 une Internationale anarcho-syndicaliste fut fondée sous le nom d’Association Internationale des Travailleurs et groupant presque toutes les organisations syndicales révolutionnaires d’Europe et d’Amérique latine. Les anarcho-syndicalistes russes y prirent une part importante.

[9Parmi eux se trouvaient Maximoff, Voline, Mrachny et Yarchouk. Déjà en juin 1922, une publication dénonçant les persécutions de l’État bolchevik, Mise en accusation du communisme d’État devant le tribunal de l’histoire, donna la liste de 182 anarchistes arrêtés, fusillés, morts en prison ou déportés.

[10Agé de 17 ans, Nestor Makhno fut condamné à mort en 1908 pour activités anarchistes. La sentence étant modifiée en détention à vie, il fut libéré par la Révolution de février. Accompagné d’une petite partie de son armée, Makhno réussit à traverser les lignes de l’Armée rouge et à s’enfuir en Roumanie. Il mourut à Paris, le 25 juillet 1934, dans des conditions misérables.