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Victor Serge

mercredi 15 juin 2022, par Aurore Kermadec (CC by-nc-sa)

Se forger une pensée n’est pas chose facile. Lorsque l’environnement social s’y oppose, faire coïncider cette pensée avec ses actes exige des sacrifices matériels et une réflexion permanente que peu d’êtres humains peuvent soutenir. Victor Serge appartient à cette catégorie d’hommes. L’histoire le plaça très tôt aux côtés des vaincus qui, dotés d’une force morale exceptionnelle, ne se résignent jamais ; ceux qui ne rendent jamais leurs armes.

L’itinéraire peu banal de Victor Kibaltchitch (dit Victor Serge) commença à la fin du siècle dernier en Belgique, pays dans lequel son père, révolutionnaire russe, s’était réfugié. Il naquit en 1890 à Bruxelles. Son père fut aussi son précepteur : Je n’avais pas été à l’école primaire, mon père méprisant ce stupide enseignement bourgeois pour les pauvres et ne pouvant pas payer le collège. Il travaillait lui-même avec moi, peu et mal ; mais la passion de savoir et le rayonnement d’une intelligence qui ne consentait jamais à s’assoupir, qui ne reculait jamais devant une recherche ou une conclusion, émanaient de lui à un tel degré que j’en étais magnétisé et que je courais les musées, les bibliothèques, les églises, remplissant des cahiers de notes, fouillant les encyclopédies. [1] Vers l’âge de 16 ans, il eut divers petits boulots jusqu’à son départ pour Lille où il vécut quelques mois avant de s’installer à Paris en 1909.

Albert Libertad.

Adolescent, il se considérait comme socialiste mais n’avait d’attirance ni pour le socialisme réformiste ni pour le socialisme intransigeant de Jules Guesde. Il se sentait plus proche des anarchistes. Il vécut d’ailleurs quelques mois dans une communauté libertaire où il apprit à rédiger, à composer, à corriger et à imprimer. Dès son arrivée à Paris, il fréquenta certains libertaires. Travaillant tout d’abord comme dessinateur dans une fabrique de machines à Belleville, il abandonna très vite ce travail, s’installa près du Panthéon et vécut en donnant des cours de français à des étudiants russes : Mieux valait crever un peu de faim en lisant dans le jardin du Luxembourg que manger à ma faim et dessiner des bielles jusqu’à ne plus pouvoir penser à rien. [2] Il collabora, sous plusieurs pseudonymes —Le Rétif surtout —, au journal l’anarchie fondé par Albert Libertad et devait en assurer la direction à partir de 1911.

Anarchiste déclaré et ami d’enfance de Raymond Callemin (le « Raymond la Science » de la bande à Bonnot), il fut arrêté et condamné à cinq ans de réclusion dans le cadre du procès. Il avait alors 22 ans : La prison me chargea d’une si lourde expérience, et si intolérable à porter, que longtemps après, quand je me remis à écrire, mon premier livre — un roman — fut un effort pour me libérer de ce cauchemar intérieur, et aussi l’accomplissement d’un devoir envers tous ceux qui ne s’en libéreront jamais (Les Hommes dans la prison). [3]

A sa libération en 1917, n’ayant plus le droit de résider en France, il partit pour Barcelone où il reprit une action militante. Il participa notamment à l’insurrection de juillet dans cette ville. Fréquentant les milieux anarchistes espagnols, il s’exprimait dans Solidaridad Obrera, le journal de la CNT, et dans Tierra y Libertad. C’est d’ailleurs dans ce second journal qu’il signa pour la première fois Victor Serge.

Une vie pour la révolution

Victor Serge.

En 1918, comme d’autres, il décida de partir pour la Russie, pensant qu’il pourrait être utile à la révolution. Pourtant, dès le premier contact, il eut quelques doutes quant à la volonté démocratique des bolcheviks : Nous nous attendions à respirer à Petrograd l’air d’une liberté, sans doute dure et même cruelle à ses ennemis, mais large et tonique. Et nous trouvions dans ce premier journal un terne article signé G. Zinoviev sur le monopole du pouvoir [4]. Il se fit cependant « compagnon de route » avant d’adhérer au Parti en 1919. Bien qu’il considérât la centralisation et l’autoritarisme comme des erreurs, il décida de travailler avec les bolcheviks, occupant alors diverses fonctions.

En 1921, les mensonges de la presse bolchevique à propos de la révolte des marins de Cronstadt et la violente répression qui suivit le laissèrent perplexe. N’ayant aucun moyen d’action sur le gouvernement, il décida, comme d’autres, de fuir la Russie sans rompre avec le régime, en se faisant nommer à l’étranger. C’est ainsi que les autorités soviétiques l’envoyèrent d’abord à Berlin en 1921 où il travailla à la rédaction d’une agence de presse de l’Internationale communiste, puis à Vienne en 1922.

A partir de 1923, il se rapprocha de l’aile gauche du Parti (tendance représentée par Preobrajenski et Trotski). Il rentra en Russie en 1925 pensant qu’il était alors encore possible de rénover le Parti, de restaurer l’esprit de la révolution. Il devint ainsi l’un des dirigeants de l’opposition de gauche à Leningrad. La réaction des autorités fut rapide. Il fut exclu du Parti en 1928 et emprisonné, mais libéré après quelques semaines car la nouvelle de son arrestation était arrivée à Paris. Il perdit alors toute illusion.

Terrassé par une occlusion intestinale à sa sortie de prison, il crut mourir et regretta alors de n’avoir pas suffisamment écrit. Opposant réduit à l’inaction politique, il décida, au cas où il ne mourrait pas, de se consacrer à l’écriture. C’est effectivement ce qu’il fit. Craignant toutefois d’être arrêté, il adapta la forme de ses écrits aux conditions dans lesquelles il était placé : J’adoptai pour mes livres une forme appropriée ; il fallait les construire par fragments détachés susceptibles d’être achevés séparément et aussitôt envoyés à l’étranger ; susceptibles d’être publiés à la rigueur tels quels sans continuation ; et il me serait difficile de composer autrement.  [5] Entre 1928 et 1933, il écrivit plusieurs romans et ouvrages historiques qui furent publiés en France et en Espagne [6].

En mars 1933, il fut arrêté, puis condamné après deux mois d’interrogatoire à trois ans de déportation dans l’Oural. A partir de 1934 et surtout en 1935, des intellectuels protestèrent en France pour obtenir des informations sur sa détention, voire sa libération (A. Gide, H. Poulaille, R. Rolland, etc.) [7]. Il fut finalement libéré en 1936 et expulsé d’Union soviétique avec femme et enfants après avoir passé dix-sept ans dans ce pays. Seule la Belgique accepta de l’accueillir et lui accorda un permis de séjour de trois ans. Des années de calomnies et de menaces commencèrent alors, d’abord en Belgique puis à Paris où il retourna s’installer à partir de 1937. Il fut régulièrement dénoncé à la police pour diverses actions terroristes sans fondement. Les communistes présents dans les maisons d’édition exerçaient une forte pression pour qu’il ne soit pas édité. Pour la même raison, il ne pouvait pas plus s’exprimer dans la presse de gauche. Ne pouvant vivre de sa plume, il reprit le métier de sa jeunesse : correcteur d’imprimerie [8].

Sa rupture définitive avec les communistes et les trotskistes date de cette époque. Elle eut la guerre d’Espagne pour toile de fond. Serge comprit très vite que Staline, bien qu’aidant en apparence les révolutionnaires espagnols, n’avait, en fait, aucun intérêt à voir triompher les républicains dans les rangs desquels se battaient un grand nombre d’anarchistes et de marxistes critiques. Habitué aux mœurs politiques soviétiques, il put prévoir, sans grande difficulté, que l’assassinat politique et la calomnie seraient institués par les communistes en Espagne :Nous n’eûmes qu’un cri : La République espagnole est perdue ! Impossible de vaincre le fascisme, en effet, en instituant à l’intérieur un régime de camps de concentration et d’assassinat contre les antifascistes les plus énergiques et les plus sûrs ; et en perdant ainsi le prestige moral de la démocratie. [9] C’est aussi face à leur attitude dans la guerre d’Espagne que Serge commença à entrevoir le sectarisme de Trotski et des trotskistes [10]. Le trotskisme calomnié, fusillé, assassiné faisait à l’occasion preuve d’une mentalité symétrique à celle du stalinisme qui le broyait. [11]

En juin 1940, il partit pour le sud de la France. Ayant pu obtenir un visa pour le Mexique, il quitta définitivement ce pays avec son fils au début de l’année 1941. Il consacra l’essentiel des dernières années de sa vie à la rédaction de ses Mémoires et mourut d’une crise cardiaque à Mexico en 1947.

Victor Serge incarne une époque, celle des engagements idéologiques. L’époque où l’on croyait que le système capitaliste pouvait à force de luttes être renversé pour un système meilleur, plus juste, où l’être humain serait nécessairement respecté. Toujours opposé par principe à la suppression des libertés politiques, à la censure sous toutes ses formes, il considérait que sans liberté de pensée, aucun progrès intellectuel n’était possible. C’est pour cela qu’il fut d’abord anarchiste, c’est pour cela qu’il soutint la révolution russe, c’est pour cela aussi qu’il rompit avec le bolchevisme, puis le trotskisme, et revint à un socialisme libertaire. Optimiste jusqu’à la fin de sa vie, il considéra que les expériences de sa génération, ses combats, ses sacrifices, ses erreurs pouvaient être utiles aux générations futures pour construire un socialisme humain, un socialisme qui ne renierait pas les libertés élémentaires de l’individu.

La vie de Victor Serge nous offre un bel exemple de lutte, de réflexion et surtout d’intégrité intellectuelle.

Portfolio


[1V. Serge, Mémoires d’un révolutionnaire 1901-1941, Paris, Seuil, 1978, collection Points, p. 14.

[2Ibid., p. 30.

[3Ibid., p. 52. Pour plus de précisions sur les relations de V. Serge avec la bande à Bonnot, voir notamment « Actes du colloque organisé par l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles, 21, 22, 23 mars 1991 » Socialisme n°226-227, Bruxelles, juillet-octobre 1991, notamment pp. 284-285.

[4Mémoires, p. 77.

[5Ibid., p. 275.

[6Pour une analyse de l’œuvre littéraire de V. Serge, voir notamment Socialisme, op. cit., pp. 408-422.

[7Pour plus de précisions sur ce soutien actif, cf. Socialisme, op. cit., pp. 328-337.

[8Grâce aux efforts d’Henry Poulaille, les éditions Grasset acceptèrent de le publier.

[9Mémoires, p. 356. Sur les rapports de V. Serge avec l’Espagne, lire l’article très intéressant de Pelai Pages I Blanch publié dans Socialisme, op. cit., pp. 357-367.

[10Pour une analyse plus détaillée des relations Serge-Trotski, cf. Socialisme, op. cit., pp. 337-352. Voir également les explications de Serge dans ses Mémoires, notamment les pages 411-412.

[11Mémoires, p. 369.