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Interview de Michel Ragon : Henry Poulaille - L’ami

jeudi 5 janvier 2023, par Thierry Maricourt (CC by-nc-sa)

— « Itinéraire » : Tu étais très jeune lorsque tu es arrivé à Paris [1]. Pourquoi as-tu cherché à rencontrer Poulaille, un écrivain qui devait tout de même être impressionnant ? Son caractère n’était pas des plus faciles, tous ceux qui l’ont connu l’attestent...
— Michel Ragon : En fait, je correspondais avec lui depuis un certain temps déjà. A Nantes, où j’habitais, j’avais établi une correspondance avec plusieurs écrivains d’expression populaire : Emile Guillaumin, Ludovic Massé, quelques autres encore et, bien sûr, Henry Poulaille. J’arrive donc en 1945 à Paris, j’ai 21 ans et Poulaille près de 50 ans. Chez Grasset, rue des Saints-Pères, il m’a reçu d’abord avec rudesse : Qu’est-ce que tu viens foutre à Paris ? Tu ne pouvais pas rester où tu étais, t’étais très bien, t’avais du boulot... Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Je ne sais pas, je vais chercher du travail, ai-je dû lui répondre. A l’époque, il était plus facile d’avoir du travail que maintenant : il suffisait d’aller dans une agence de placement, en usine, dans les bureaux. Mais très vite, nous sommes devenus amis. C’était un bourru au grand cœur.

Michel Ragon (2011).
Thesupermat
(CC BY-SA 3.0)

— I. : Il est vrai que vous partagiez les mêmes centres d’intérêt...
— M. R. : La littérature prolétarienne m’enthousiasmait. Je suis moi-même issu du peuple et autodidacte. Il y a des expériences qui rapprochent ainsi les individus. Je m’étais mis en tête d’écrire un livre sur ce sujet (ce sera Les Ecrivains du peuple, paru en 1947). Des renseignements, Poulaille en avait énormément à me communiquer. Il connaissait la littérature prolétarienne mieux que quiconque, pour en avoir été le principal instigateur. Il m’a ouvert en grand ses dossiers, m’a présenté ses amis...

— I. : Qui sont aussi devenus les tiens ?
— M. R. : Oui. J’ai fréquenté Tristan Rémy, auteur prolétarien également spécialiste du cirque ; Germain Delatousche, peintre du vieux Paris et libertaire ; Marc Bernard, René Bonnet, Georges Navel, Lucien Bourgeois qui, bien que très pauvre, m’invitait souvent à manger chez lui. Malva... ah ! non ! pas Malva car il était fâché avec lui à l’époque, à cause de ses rapports avec le milieu collaborationniste pendant la guerre. J’ai connu Malva je ne sais trop comment, j’ai eu une très grande amitié pour lui et nous avons beaucoup correspondu. Celle-ci a d’ailleurs été publiée en Belgique. Il y avait aussi Teulé, bouquiniste sur les quais ; les enfants de Poulaille bien sûr : Georgette, qui était toute jeune, son mari Desternes... Poulaille aimait d’ailleurs peu ce gendre, mais c’est assez fréquent chez les pères. Il avait des côtés très humains et reprochait à son gendre de lui voler ses cravates ; ce qui ne manque pas de sel sachant que Poulaille mettait rarement des cravates et plutôt des nœuds papillon. C’est assez curieux ce goût des nœuds papillon... Poulaille était quelqu’un d’extrêmement généreux, qui se dévouait pour un tas de gens : il l’a fait pour moi et pour bien d’autres. Et puis, il pouvait être extrêmement coléreux, injuste très souvent, très intolérant. L’exemple d’un anar d’une intolérance totale... Assez tyrannique, il n’y avait que la littérature prolétarienne qui comptait, tout le reste c’était de la merde. En fait, Poulaille aimait surtout les écrivains qui n’étaient pas connus. Il n’y en avait qu’un d’assez connu et qu’il aimait beaucoup : c’était Peisson. Mais dès que des écrivains obtenaient une certaine cote... comme Giono, par exemple : alors là, ça le débectait pas mal et il commençait à cracher dessus. (...) En fait, Poulaille a toujours été un redresseur de torts ; dans ce sens, il appartenait bien à la tradition libertaire... c’était un perpétuel redresseur de torts entre autres pour réhabiliter des écrivains peu connus, étrangers par exemple comme Neel Doff, qu’il a portée très haut et pour laquelle il s’est beaucoup dévoué...

— I. : L’écrivain prolétarien belge Augustin Habaru a été défini comme un grand rassembleur d’hommes et d’idées. Ne pourrait-on dire la même chose de Poulaille, auquel Habaru a d’ailleurs été souvent comparé ?

Michel Ragon, bouquiniste sur les quais de Seine, de 1954 à 1961.

— M. R. : En effet. Beaucoup de monde se retrouvait autour de lui. Il se dépensait sans compter pour tous ceux qui lui semblaient défendre la même conception de la littérature. Poulaille a toujours placé très haut l’amitié. C’est par son biais que j’ai rencontré pour la première fois des anarchistes : Louis Louvet, Simone Larcher, Gaston Leval. J’ai été très lié à Lecoin, à Maurice Joyeux, à Pierre-Valentin Berthier. J’ai même été quelques mois commis libraire pour Berthier. J’assistais aussi, de temps en temps, aux conférences d’Emile Armand. Ensuite, j’ai exercé la profession de bouquiniste, sur les quais de la Seine, et de nombreux anarchistes venaient s’approvisionner en livres.

— I. : Poulaille m’a toujours donné l’impression de disposer de journées de quarante-huit ou même de quatre-vingt-seize heures, tant il débordait d’activités. Etait-ce déjà le cas au moment où tu l’as connu ?
— M. R. : A ce moment, il était au faîte de sa gloire, avec une masse de disciples autour de lui. Son bureau ne désemplissait pas. Un bureau poussiéreux, plein de dossiers... Les copains repartaient les bras chargés de livres. Le service en bas demandait parfois : Qu’est-ce que vous voulez en faire ? C’est pour votre usage personnel ? Vous êtes journaliste ? Il travaillait d’une manière très méthodique, découpait les articles ou les reproductions, les collait, en faisait des dossiers... Il dormait très peu et avait somme toute une vie rangée, sauf parfois quelques débordements amoureux, mais cela rentrait assez vite dans les normes. C’était le travail qui l’intéressait avant tout, la recherche, la compilation, l’écriture et l’animation, car ce fut un animateur extraordinaire. C’est inouï le nombre de revues qu’il a pu fonder, depuis Nouvel Age jusqu’à Maintenant. Ça demande une disponibilité, une écoute des autres, une générosité par rapport aux autres... Mais il avait aussi un poste qui lui permettait de le faire, étant appointé et cadre chez Grasset, avec un bureau, une secrétaire. Cela facilite les choses... moi, je n’ai jamais connu ça, j’ai toujours été indépendant, « free-lance », je n’ai jamais été payé régulièrement sauf lorsque j’étais prof : je trouvais ça merveilleux, on te paie tous les mois. Je le suis devenu parce que je commençais à être fatigué de toujours courir après les « cachetons ». Tandis que Poulaille, la majorité de sa vie s’est passée dans un bureau avec ce que cela comporte de structure organisée, lui permettant quand même de recevoir des gens... C’est aussi un problème, car Poulaille disait qu’il fallait rester ouvrier, ne pas quitter le travail manuel, mais lui a été un cadre de l’édition pratiquement toute sa vie. (...) Je me souviens aussi qu’il avait comme assistant un Russe émigré, un menchevick qui lui devait tout et qui pourtant le jalousait, car lui aussi écrivait, mais sans aucun succès.

— I. : Comment réagissait Poulaille ?
— M. R. : Il s’en fichait. Il se fichait de pas mal de choses. Il était toujours vêtu n’importe comment, avec parfois même des allures un peu clochardisantes, un éternel mégot éteint au coin des lèvres. Il était myope mais ne portait pas de lunettes, préférant se servir d’une grosse loupe pour lire. Il refusait d’aller chez le dentiste et arrachait ses dents tout seul lorsqu’elles le faisaient souffrir. Si bien que, devenu vieux, il avait la bouche édentée de Voltaire. A l’hôpital, dans les derniers jours, comme il ne pouvait pas mâcher, on lui apportait des trucs hachés. La nourriture à l’hôpital, c’est assez dégueulasse en général. Mais, comme il ne mangeait pas, je lui disais : Allez, écoute, mange, regarde, ça c’est bon ! Alors il prenait l’assiette et me la donnait en disant : Oh ! ben, non ! mange-la toi, puisque tu trouves ça bon ! Il avait beaucoup d’humour sous un côté un peu provocateur. C’est quelqu’un qui avait des curiosités presque encyclopédiques et l’on oublie très souvent qu’il était un spécialiste du dessin d’humour et de la caricature. Il en avait d’ailleurs une collection extraordinaire...

— I. : A cette époque, il venait de lancer la revue Maintenant. Peux-tu nous la décrire ?
— M. R. : Une superbe revue que publiaient les éditions Grasset. Elle se situait au carrefour de la littérature prolétarienne et du folklore, proposait des articles d’auteurs de tous les pays, d’hier ou d’aujourd’hui, certains méconnus, d’autres prestigieux. Poulaille avait joué un rôle considérable entre les deux guerres, il avait imposé la littérature prolétarienne. Cette revue concrétisait ce travail.

— I. : Et pourtant, quelques années plus tard seulement, Poulaille prendra sa retraite et se retirera du monde littéraire. L’oubli se fera autour de son nom. Comment expliques-tu cela ?
— M. R. : Il prend sa retraite en 1956. Les éditions Grasset venaient de perdre leur indépendance, rachetées par Hachette. Poulaille a préféré partir, mais du même coup il s’écartait du milieu de l’édition. A peu près en même temps, il a fait la connaissance de Florence Littré, une jeune femme avec laquelle il a décidé de vivre. C’est toujours mal vu... Tu perds des amis. De plus, certains lui ont reproché de trahir la littérature prolétarienne au profit d’œuvres d’érudition, tels ses travaux sur Corneille/Molière. Comme quoi, il ne faut jamais jeter l’excommunication sur quelqu’un car ça vous retombe dessus un jour... Poulaille ne voyait plus personne et devenait acariâtre. Copain avec ses enfants et son gendre, je me suis cependant éloigné de lui : je délaissais quelque peu la littérature prolétarienne au profit de la critique d’art et cela lui déplaisait. Pendant longtemps, il a trouvé que j’avais trahi et nous ne nous sommes plus vus à cause justement de son caractère tyrannique. C’est un peu le problème des fils et des pères... On ne s’est jamais réellement fâché, mais je suis parti.

— I. : Pourtant il s’intéressait à l’art, alors pourquoi te le reprocher  ?
— M. R. : Non, il s’intéressait à la caricature et pas du tout à la peinture... surtout abstraite dont j’étais un spécialiste. Peut-être à un seul peintre abstrait, Lacasse, qui était un vieux copain à lui. Moi, Lacasse, cela ne m’emballait pas du tout... alors, il m’en voulait de ne pas en parler. Ce qu’il aimait vraiment, c’était les illustrateurs comme Naudin, Grandjouan, la gravure sur bois avec Masereel, Gustave Doré. Donc, d’une part, la caricature et, par ailleurs, l’illustration des livres, mais pas la peinture. Sa passion, c’était en fait les arts graphiques : de la caricature à l’illustration, en passant par la gravure. Mais cet intérêt de Poulaille pour l’aspect graphique ne doit pas nous faire oublier qu’il a aussi été critique littéraire pendant longtemps, dans Le Peuple  ; critique musical dans Monde et critique de cinéma. Il avait une collection de disques assez formidable. Une collection de chansons érotiques aussi, dont il s’est servi pour faire une anthologie. Il a fait également une anthologie des noëls anciens, publiée chez Albin Michel. Il a participé aux cahiers folkloriques d’Arnold Van Gennep. Sa curiosité l’a ainsi mené à certaines études qui lui ont été reprochées par ses disciples. Pas par moi, d’ailleurs, mais par ses vieux copains. (...) Poulaille a ensuite disparu dans une espèce d’anonymat.

— I. : Au point que beaucoup ont été surpris d’apprendre sa mort, en 1980, pensant qu’il était déjà décédé depuis des années...
— M. R. : C’est exact... Notre brouille a heureusement pris fin en 1978. Quand il a perdu sa dernière femme, il était dans un état effroyable. On s’est téléphoné : Voulez-vous que j’aille vous voir ? C’était une époque où les jeunes ne tutoyaient pas les vieux. Lui me tutoyait, mais moi je le vouvoyais. Il m’a dit : Ah, oui, je voudrais bien. Je me suis précipité à Cachan, on est tombé dans les bras l’un de l’autre et on s’est tutoyé à partir de là... moi, j’avais beaucoup vieilli évidemment et il n’y avait plus les barrières de l’âge. Il était tellement heureux, dans les derniers instants de sa vie, de m’avoir retrouvé qu’il était d’une tendresse de père ou de grand-père. Enfin, il ne m’a repris qu’une fois : à propos de L’Accent de ma mère [2] dont il était très heureux parce que je retrouvais la littérature d’expression populaire. Mais il y avait un chapitre qu’il n’aimait pas, celui sur les puces, parce qu’à l’époque on était plein de puces, et alors il disait : Pourquoi t’as pris les puces ? Ça lui revenait à chaque fois que je le voyais : T’aurais pas dû mettre les puces. De la même manière, à propos du dessin d’humour et de la caricature, il avait vendu ou donné toute sa collection à une bibliothèque suisse et il me le reprochait : Mais pourquoi tu me l’as pas demandée, je te l’aurais donnée, t’aurais pu faire d’autres livres avec... Donc toujours ce mélange de générosité et de mauvais caractère.

Propos recueillis par Thierry Maricourt et la rédaction

 

Voir en ligne : Michel Ragon - Site officiel


[1Né à Marseille en 1924, travailleur manuel dès ses quatorze ans, Michel Ragon passe son enfance en Vendée, région qui servira de cadre à plusieurs de ses romans, puis monte à Paris au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, où il exerce différents emplois. Il prend alors place tout naturellement dans le milieu des écrivains prolétariens.

[2Cf. également : Michel Ragon, J’en ai connu des équipages (entretiens avec Claude Glayman), éd. Jean-Claude Lattés, 1991 ; et, bien sûr, Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, Albin Michel, 1987.