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Liberté n°167 du 1er avril 1970

Un courageux précurseur de la limitation des naissances : Eugène Humbert

Eugène et Jeanne Humbert

mercredi 21 août 2024, par Alexandre Croix (CC by-nc-sa)

Un certain nombre d’adresses auront été familières à travers le monde aux compagnons de plusieurs générations. Ainsi du 6 de la rue des Savoises, à Genève, où plus de quarante années durant, Louis Bertoni rédigea et composa avec des moyens de fortune son Réveil anarchiste ; ainsi du 140 de la rue Mouffetard et du 4 de la rue Broca où Jean Grave fit successivement la Révolte et les Temps nouveaux ; ainsi encore du 15 de la rue d’Orsel, où Matha d’abord et Pierre Martin ensuite maintinrent longtemps le Libertaire, malgré bourrasques et avanies. Adresse quasi historique que cette dernière, puisque M. Jacques Hillairet veut bien en faire cas dans son Dictionnaire des rues de Paris sauf toutefois à se tromper légèrement sur les dates, en assignant celle de 1910 comme point limite de l’existence du Libertaire à cet endroit. Qu’il relise Roger Martin du Gard et il verra que dans le désarroi de l’Eté 1914, Jacques Thibault se souciait encore de ce qu’on pouvait penser au 15 de la rue d’Orsel au fort de la première boucherie. D’ailleurs, des tracts pacifistes et antimilitaristes prirent encore leur essor de cette voie alors discrète de Clignancourt, mais que le voisinage du Marché Saint-Pierre, haut lieu de la passementerie parisienne, a livré maintenant aux multitudes pépiantes et jacassières !

Mais aujourd’hui, c’est vers une autre bonne adresse du passé, de notre passé, que nos pas veulent nous porter, là-bas, au plus haut de Ménilmontant, au 27 de la rue de la Duée, artère encore plus discrète que celles que nous avons déjà évoquées et qu’on pouvait avoir peine à découvrir lors de la première visite. Le coin était retiré, quasi villageois et sentait bon un autre temps, qu’on aurait maintenant difficulté à retrouver, encore que le quartier n’ait pas été de nos jours tellement dévasté par la spéculation immobilière, ce qui ne saurait tarder. Le Passage des Saint-Simoniens est aussi tout proche ; il a échappé jusqu’à maintenant à la pioche du démolisseur, parfumant toujours le secteur d’un brin d’utopie. Et également la rue de Pixérécourt, où Sébastien Faure eut longtemps son imprimerie, la Fraternelle.

C’est de ce 27 de la rue de la Duée que partit peut-être, que se développa en tout cas, un mouvement qui est dit aujourd’hui de Planning Familial mais qu’on disait plus expressivement à l’époque de limitation des naissances. Un gars bien planté, solide, résolu, Eugène Humbert, hardi précurseur et qui comme tous les précurseurs vécut l’aventure par les côtés les plus difficiles, qui sont aussi les plus prenants, partant les seuls qui vaillent !

Auguste Delale

L’occasion, au demeurant secondaire, d’en parler aujourd’hui est dans le centième anniversaire de sa naissance. Au vrai, elle aurait déjà pu s’offrir, voici deux mois, quand quelques anciens de la rue de la Duée se retrouvèrent pour fêter les quatre-vingts ans de Jeanne Humbert, toujours ingambe, toujours vaillante et dont le mordant parait s’accroître avec l’âge. Et que de souvenirs le seul nom de cette chère Jeanne ne traîne-t-il pas après lui ? Là voilà vraisemblablement la dernière qui pourrait parler valablement des temps de l’A.I.A. (Association internationale antimilitariste), dont son beau-père, le syndicaliste Delalé était le trésorier ; de Miguel Almereyda, de Merle et de tant d’autres, qu’elle connut pour ainsi dire dans l’œuf et qui, dans leur jeunesse hasardeuse, venaient souvent demander le gîte et le couvert à sa mère, cette légendaire « mère Blanc », disparue plus tard dans un fait divers tragique.

Eugène Humbert venait de Nancy, où il était né le 6 mars 1870. Les Humbert sont nombreux dans la région, et longtemps un de ses cousins, Lucien Humbert, y anima un petit journal, le Réveil ouvrier, qui fit date dans le syndicalisme local.

Très jeune, Eugène Humbert, qui était pétri de révolte et que des commencements amers n’avaient pas précisément induit à la béatitude, s’était orienté vers l’anarchisme ; et c’est vers Jean Grave, un des militants les plus en vue, qu’étaient allées ses premières curiosités. Le fait est sûr qu’on peut déjà relever son nom dans les colonnes de la Révolte, autour des années 90, comme un des correspondants du journal pour la région nancéienne.

Témoin cet entrefilet dans l’organe en question du 3 avril 1891, qui permet de prendre date irréfutablement :

Nancy. — Le camarade Eugène Humbert demande aux compagnons de Toulon, qui lui ont envoyé des Révolte de correspondre avec lui ; il informe en outre tous les amis que sa nouvelle adresse est : Eugène Humbert, rue de l’Equitation, 36, à Nancy.

Louis Léveillé

Le 3 avril, on est à deux mois de la période ravacholienne qui s’ouvrira avec l’affaire Dardare, Decamp et Léveillé, trois compagnons de Levallois, arrêtés le premier mai 91, et qui, maltraités par les policiers et par les juges, feront que Ravachol confectionnera ses bombes.

Jean Grave et son journal sont avec Pouget et son Père Peinard les grands pôles d’attraction vers lesquels se tournent alors les camarades de province. Eugène Humbert est tout naturellement entré en relations avec Jean Grave. Celui-ci est encore dans son auréole première d’avoir été choisi par Kropotkine pour prendre sa succession au Révolté de Genève, mué en Révolte en raison de tracasseries administratives !

Jean Grave est pourtant discuté dès 1890 et Charles Ma-lato l’a déjà traité, fort irrévérencieusement de « pape de la rue Mouffetard » ! L’affaire Ravachol va aussi entamer son prestige, mais Grave connaîtra encore des regains après qu’Elisée Reclus l’aura remis sur le bon cap !

Quand Humbert aura rejoint Paris, après la grande tornade de 93-94, ce n’est pas le groupe des Temps nouveaux, qui a pris la suite de la Révolte qui l’attirera. Le charme a été rompu ! La rencontre d’un homme qu’il faut bien dire extraordinaire, le père Robin, fixe maintenant son destin.

Paul Robin venait d’accaparer, à son corps défendant, l’attention publique, par un « scandale » survenu à l’Orphelinat Prévost, qu’il dirigeait à Cempuis, dans l’Oise, depuis 1880. Il avait osé instituer dans cet établissement la coéducation des sexes, vérité première d’aujourd’hui mais regardée alors comme l’abomination de la désolation ! Puis, un jour, une des femmes de charge de l’orphelinat ayant été prise des douleurs de l’enfantement, il avait voulu que quelques-unes des pensionnaires de la maison assistent à la délivrance. C’était là mettre le comble à une infamie dès longtemps reconnue !

Paul Robin

La presse, toujours bien pensante, était aux aguets, notamment la Libre parole du vertueux Drumont, et aussi le Matin qui appartenait à un pourri entre les pourris, de ce temps-là, le nommé Alfred Edwards. Celui-ci s’honorait d’ailleurs de la collaboration du sieur Jules Guesde, noble figure du jansénisme socialiste, comme nul n’en ignorait, et cela dans les moments mêmes où toute la valetaille de plume du Matin était déchaînée contre le « porc de Cempuis », comme revuistes et boulevardiers disaient alors pour désigner Paul Robin.

Jeté à la rue, celui-ci n’avait pas désarmé et il avait créé immédiatement un périodique l’Education intégrale pour continuer la divulgation de ses théories pédagogiques, et conjointement il s’était attelé à un autre Rocher de Sisyphe et avait créé la ligue de la Régénération Humaine ! C’était sans doute un titre bien ambitieux, mais les apôtres se doivent de présumer beaucoup du prochain ! Un journal faisait cortège, Régénération, qui commença de paraître en décembre 1896 et qui n’eut pas plus de six numéros en six ans, le terrain devant être plutôt ingrat comme très souvent.

Paul Robin pourtant innovait beaucoup. Il posait pour la première fois les fondements théoriques et pratiques de ce qui recevra bientôt le nom de néo-malthusianisme.

Nous laisserons de côté le problème dans son essence, qui opposerait encore aujourd’hui les abondancistes qui croient que le globe peut supporter, sinon un pullulement infini, en tout cas un nombre encore accru de bipèdes et ceux qui pensent que l’optimum quantitatif de pauvres hères en quête du minimum vital est atteint ! L’heure n’est pas de rouvrir la controverse Drysdale - Kropotkine sur le thème fameux : « Y a-t-il des subsistances pour tous ? »

L’affaire ne doit nous soucier que dans ses conséquences individuelles et immédiates. Et à cet égard, Paul Robin fut un libérateur, dont les avaleuses de pilules d’aujourd’hui devraient révérer pieusement la mémoire. Mais il était d’abord un homme de théorie et il abordait la soixantaine quand il se lança à corps perdu dans la propagande néo-malthusienne.

C’est là qu’Eugène Humbert, qui venait d’embrasser ses théories, allait lui être précieux par son allant juvénile et sa volonté d’aller tout de suite au concret et au pratique.

Eugène Humbert est assis à la table aux côtés de Jeanne, en clair, debout Eugénie de Bast. Source : Cartoliste

C’est sous l’impulsion d’Humbert que naît le nouveau journal, dont le titre en dit plus long qu’un long discours, Génération consciente et à partir duquel on peut vraiment parler de la naissance d’un mouvement néo-malthusien en France.

De la rue du Surmelin voisine, où le premier branle a été donné à l’entreprise, on est venu s’installer rue de la Duée. Le XXe arrondissement, plus exactement le haut Ménilmontant, fut un terrain d’élection pour le néo-malthusianisme. Le quartier vivait encore des souvenirs de la Commune et du massacre de la rue Haxo. C’était aussi un coin où grouillaient les « faminombreuses », selon le néologisme que créa précisément Humbert.

Rue de la Duée, Eugène Humbert, hormis les séjours en prison et l’exil à Barcelone, tiendra gîte et bureau jusqu’à la guerre de 1939. Les abonnés de la société de consommation se refuseraient probablement aujourd’hui à une installation aussi modeste. La maison était vieillotte, un tantinet humide, en contrebas du corps principal du bâtiment. Quelques arbustes avaient des allures de fausse charmille, et quelquefois, quand la saison était douce, une table simple mais généreuse y réunissait quelques amis. Que de gens y défilèrent, de Paul-Napoléon Roinard, rescapé de la période symboliste et un des premiers compagnons de Zo d’Axa à l’En dehors à Marc Stéphane, l’auteur de Ceux du Trimard, de Fernand Kolney, le beau-frère de Tailhade, et qui incarnait, lui, la forme totalement désespérée du néo-malthusianisme — les titres de ses brochures le disent crument : la Grève des ventres, le Crime d’engendrer le disent assez — à Alexandre Jacob, dont il est question aujourd’hui dans une page voisine. Jean Marestan aussi, quand il montait de Marseille à Paris.

Quant à Manuel Devaldès, Gabriel Giroud (G. Hardy) ils étaient les hôtes ordinaires de la maison. Giroud, gendre de Robin et ancien élève de Cempuis, y avait, si l’on peut dire part de fondateur. Son nom est indissolublement lié à la diffusion des premiers rudiments pratiques que les classes pauvres en France purent connaître pour remédier à leur frénésie procréatrice.

Génération consciente traça un assez joli sillon jusqu’à la guerre de 1914, césure brutale ouverte dans toutes les propagandes, mais la chose ne s’était pas faite sans les anicroches rituelles. Des repopulateurs, du sénateur Piot à l’économiste Paul Leroy-Beaulieu en passant par un docteur Bertillon — parent d’Alphonse, celui de l’anthropométrie —, bramaient partout qu’on allait au désastre si le prolétaire — comme le veut l’étymologie même du mot — ne besognait pas à c... rabattues, ainsi qu’on dit dans Rabelais, pour assurer les prochaines levées de chair à canon ! La guerre qui venait supposait, en effet, de grandes consommations de celle-ci, et il était urgent d’y pourvoir.

Mais voilà, l’arsenal du législateur était plus dépourvu qu’il ne le fut dans la suite, après les monstrueuses lois de 1920, et il fallait poursuivre alors sous couleur d’« outrage aux bonnes mœurs », délit prévu par une loi du 2 août 1882, modifiée par une loi du 16 mars 1898 et une autre du 7 avril 1908.

Eugène Humbert

Plusieurs fois donc Humbert se trouva poursuivi et l’hôte de la Santé pour avoir contrevenu aux austères dispositions en question.

Son cas fit même jurisprudence si l’on ose dire et c’est dans un peu affriolant recueil de la Gazette du Palais, acquis un jour au marché aux puces, que nous trouvâmes, à la date du 25 mars 1911, un arrêté de la Cour de Cassation, dont nous donnons, pour l’anecdote le court extrait suivant. (On y verra que, paradoxalement, par certains côtés, la Ve République, qui permet beaucoup plus qu’il ne fut jamais permis, est singulièrement moins antilibérale que la IIIe, sinon de la volonté de ses dirigeants, en tout cas par le simple poids de l’évolution des mœurs) :

... Attendu que l’annonce de substances, médicaments ou remèdes destinés, soit à procurer l’avortement d’une femme enceinte, soit à mettre obstacle à la fécondation ne peut, par elle-même et indépendamment de toute expression ou description obscène ou contraire aux bonnes mœurs, constituer le délit prévu et puni par la loi de 1898.

Attendu, toutefois, qu’il en est différemment lorsque comme dans l’espèce, cette annonce est accompagnée de descriptions obscènes ou contraires aux bonnes mœurs, qu’il en est ainsi notamment dans le numéro du journal Génération consciente du 1er janvier 1909, contenant un entrefilet intitulé Petit courrier médical, que cet entrefilet contient une description obscène ou contraire aux bonnes mœurs rentrant dans les prévisions de la loi de 1898, et que c’est par suite, à bon droit que l’arrêt attaqué a fait à Humbert l’application des dispositions de ladite loi...

Si ce texte avait survécu —mais il peut être lettre morte sans qu’on puisse parler d’abrogation, comme il arrive si souvent en France —, tous les membres du « Planning familial », qui ont à exposer quotidiennement, dessins et coupes anatomiques à la main, la façon la plus appropriée de poser diaphragmes ou stérilets pourraient se trouver demain poursuivis pour outrages aux bonnes mœurs !

Ne fermons pas ce chapitre sur la répression d’avant 1914, sans évoquer la figure de Liard-Courtois, un autre ancien des Iles du Salut où la « Terreur grise » des années 94-95 l’avait expédié pour des motifs anciens, une simple substitution d’état civil, et qui de retour du bagne, s’était voué particulièrement à la propagande néo-malthusienne, jusqu’à comparaître souvent en correctionnelle, aux côtés d’Humbert ou indépendamment.

Au-delà du néo-malthusianisme, Eugène Humbert fut encore un antimilitariste conséquent, de l’espèce assez rare, qui ne faillit point en 1914. Il devait d’ailleurs payer son insoumission de guerre d’une peine de 5 ans de prison prononcée en 1920, la présence à la barre de son avocat André Berthon, qui venait d’être apostrophé par Poincaré de l’épithète « abominable gredin » (à cause de l’allusion que Berthon avait osé faire au chantage exercé par l’« Action française » sur l’« honnête Poincaré », en raison d’affaires privées) ayant plutôt fait pour aggraver les choses !

Dirons-nous encore la suite, plus près de nous : la tentative de faire revivre l’ancien mouvement néo-malthusien au travers de la Grande Réforme), que Jeanne Humbert tenta de maintenir quelque temps après 1945, et faut-il parler de sa fin tragique lors du bombardement de la prison d’Amiens en 1944, où à plus de 70 ans il se trouvait détenu, pour avoir cédé encore à son péché inguérissable de propagandiste-né ! Il le faudrait ; mais le mieux était d’éclairer aujourd’hui le passé le plus lointain. Pour l’avant-hier, nous trouverons bien quelque occasion, pour célébrer une fois de plus notre vaillant et vieux camarade Eugène Humbert, cet actif précurseur de la limitation des naissances.