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Tcherkesov (Suite et fin)

Warlaam Tcherkesoff (Cherkezishvili) et son épouse Frida

vendredi 5 juillet 2024, par Max Nettlau (CC by-nc-sa)

Durant neuf ou dix années, jusqu’en 1892, Tcherkesov passa quelques temps dans son pays, en Géorgie même ; il resta aussi en Asie Mineure, à Trébizonde, à Constantinople, en Bulgarie et se trouva en dernier lieu à Plœshti, en Roumanie, où demeurait un de ses amis, le socialiste roumain, C. Dobroglanu-Gherea, auteur très estimé, échappé, lui aussi, de la Russie. Je ne sais si ce furent les exigences de la vie (qu’il gagnait toujours par quelque travail d’occasion, restant très pauvre toute sa vie), ou les persécutions des mouchards russes qui le dénichaient partout, qui le refoulèrent ainsi de pays en pays. En tout cas, c’est alors qu’il acquit une large expérience des problèmes nationaux du Caucase, de l’Asie-Mineure et des Balkans et il vit la « pénétration » russe de ces pays à l’œuvre. Durant ce temps, par exemple en Bulgarie, le prince Alexandre et le ministre Stambouloff, qui avait le malheur de déplaire à la Russie, furent, l’un chassé, l’autre coupé en morceaux ; et bien d’autres aménités analogues avaient lieu. Tcherkesov ne parlait pas inutilement de ces choses, mais son coup d’œil fut vite aiguisé et les allèchements libérateurs panrusses n’eurent pas d’attrait pour lui quel que fût leur déguisement.

Pendant l’été de 1892, il arrive à Londres où son ancienne amitié avec Kropotkine et Malatesta, Stepnick et d’autres Russes, lui donne immédiatement une place reconnue dans les milieux avancés russes, français, italiens et, dès que la langue le permet, dans le milieu anglais de Freedom. J’ai oublié si ce déplacement avait pour but direct de s’appliquer à intéresser l’opinion publique anglaise en faveur de la Géorgie. En tout cas, ce fut là un but qu’il poursuivit avec la même ardeur que la propagande anarchiste et le mouvement révolutionnaire russe.

Pour la liberté de la Géorgie

Paul Reclus

Il était pour ainsi dire l’ambassadeur des patriotes géorgiens qui, à défaut d’autres moyens, voulaient que l’Europe rappelât à la Russie son obligation de se conformer au traité de 1801, qui garantissait l’autonomie permanente de la Géorgie dont les Russes avaient fait, depuis longtemps, une province russe. Il exposa la cause georgienne dans le Times, en 1886, puis dans un long article Georgian Treaties with Russia, paru dans la revue Nineteenth Century, de mai 1895, pp 832 à 847. Il en parla successivement avec des hommes politiques anglais, sir Charles Dilke et d’autres, il gagna l’amitié d’un ancien consul anglais, Mr. W. qui, lui et sa sœur, aimaient vraiment la Géorgie et en avaient, appris même la langue si difficile. Lorsque Élisée Reclus vint à Bruxelles, Tcherkesov fit, par son intermédiaire, la connaissance d’experts en droit international et leur présenta le cas de son pays. Il se lia de vraie amitié avec le professeur et juge Ernest Nys et aussi avec le vieux sociologue Guillaume De Greef. En 1900, paraît une brochure russe sans nom d’auteur, due à Hambachidzé père ; elle raconte une nouvelle offensive russificatrice ; cette fois dirigée contre l’Église nationale géorgienne, dernier vestige de l’ancienne indépendance. Un peu plus tard, d’autres amis de Tcherkesov arrivent à l’étranger et publient, en français, La Géorgie (en géorgien Saghartveto), à Paris, leur groupement s’appelle « Parti socialiste-fédéraliste-révolutionnaire géorgien » (1903 1905), et une de leurs brochures donne le compte rendu étendu de leur première conférence (1904). Enfin, dès le mois d’octobre 1905, la presse géorgienne du pays même, désormais libre pour quelque temps, discute ouvertement ces revendications.

Tcherkesov, nous l’avons dit, aimait passionnément son pays et ne se lasse pas d’en dépeindre les beautés naturelles et son caractère cultivé et antique. Le feu sacré enlevé par Prométhée, enchaîné au Caucase, la Toison d’Or des Argonautes, d’autres mythes furent expliqués par le naphte de la montagne enflammé par un éclair, par les peaux d’animaux dont la laine cueillait l’or dans l’eau des torrents rapides, etc. Et les cottes de mailles qui, encore au XIXe siècle, rappelaient l’âge de la chevalerie, les belles femmes, les ruines pittoresques et les gorges de montagnes, la vigne des coteaux, les poésies et traditions, ce poète fameux dont la Kelmscott Press de William Morris publia une si belle édition — comme Tcherkesov fut heureux de nous en parler et nous en montrer des illustrations. Ainsi, la cause de la Géorgie fut gagnée auprès de tous ceux qui l’ont connu et il s’agissait d’une indépendance ou d’une autonomie douce et inoffensive, sans haines, sans monopole, revanche et représailles économiques ou guerre fiscale odieuse, continuelle. Il n’a pas un mot contre le peuple russe pour lequel il luttait lui-même, ni contre le peuple turc qu’il connaissait de près et qu’il aimait, ni contre les Tartares qui s’entendent toujours bien avec les Géorgiens. Bref, ce fut un nationalisme non agressif, mais de pure défensive et sans ambitions économiques auxquelles on ne pensait même pas alors.

Domela Nieuwenhuis

Cette question qui lui était si chère, n’entrait du reste aucunement dans sa propagande anarchiste, qui fut identique aux grands courants anarchistes, une voie moyenne entre Kropotkine et Malatesta peut-être, entre lesquels, eux que la distance séparait, il fût un lien commun, aussi par les relations personnelles. Il se lia d’amitié avec B. Kampffmeyer, avec le mystérieux George Guyon (Paul Reclus) de cette époque (1894-95-96), avec Élisée Reclus et Domela Nieuwenhuis ; il fréquentait V. Richard, Guérineau, Alfred Marsh, Mrs. Dryhurst, H. W. Nevinson, Hermann Jung, le docteur G. B. Clark, plus tard miss G. Davis et bien d’autres. À un moment, je me rappelle, sa santé parut sérieusement ébranlée ; il alla alors se refaire en Suisse, chez des Russes du côté de Clarens, et, en voie de guérison, il entra en lice dans une réunion russe, à Genève, contre le grand Plekhanov qui ne s’y attendait pas. Il revint rajeuni ; c’est à cette époque, vers 1897, qu’il fit un long voyage secret en Géorgie où il rencontra beaucoup de ses amis de jeunesse. Il y avait un grand nombre de Géorgiens parmi les accusés du grand procès de Moscou (1875), appelé le procès des 50, celui de Sophie Bardina. Ce fut par excellence le procès des plus dévoués propagandistes et leur traitement féroce, contribua à donner au mouvement russe une direction terroriste. Vingt ans plus tard, une partie de ces victimes était rentrée en Géorgie et inspiraient alors les nouveaux mouvements et celui de la renaissance nationale. Tcherkesov nous revint retrempé et il fit, alors, quelques voyages moins étendus en Hollande, dont l’un aboutit à sa rentrée à Londres, en octobre 1899, avec une vaillante jeune compagne, qui depuis a partagé son sort, en Angleterre, en France, en Russie et au Caucase. Ils trouvent, en plein Kentish Town, un quartier populaire de Londres, à côté de la grande rue, une petite oasis de rues propres et tranquilles et leur grande chambre hospitalière fut un des rares endroits de Londres où on sentait un souffle de la vie libre et fraternelle de l’avenir que nous ne verrons plus.

Les écrits de Tcherkesov

Tcherkesov était indigné comme nous tous, des prétentions de la social-démocratie qui, tout en proclamant un socialisme toujours plus émasculé et réformiste, représentait cet avortement comme le produit d’une essence scientifique absolument unique, d’une science dévolue sur Marx et Engels et à la rigueur, et à distance propre, sur Karl Kautsky et un petit nombre d’autres. C’était inepte, mais les ouvriers n’avaient pas les moyens de vérifier ces assertions et Tcherkesov fil une besogne excellente, en montrant l’origine et la filiation du socialisme qui ne fut jamais l’œuvre de quelque penseur unique, mais fut élaboré collectivement par des hommes qui puisaient aux sources vivantes de la pensée libre de tous les siècles et qui furent fiers d’admettre cette solidarité avec la pensée commune de l’humanité et ne rêvaient pas à se créer un monopole d’idées. Ces études parues dans les Temps Nouveaux et dans Freedom forment les petits bouquins : Pages d’Histoire socialiste (au Temps Nouveaux 1896, 64 p.) et Précurseurs de l’Internationale (à la Bibliothèque des Temps Nouveaux, de Bruxelles, 1899, 144 p.) ; mentionnons encore quelques paroles adressées à Liebknecht, lors du congrès international de Londres, Let us be just (Soyons justes, dans Freedom et en brochure, 1896, 10 p.), un rapport adressé au Congrès anarchiste de Paris (1900), L’Action économique et révolutionnaire (en italien, Londres, 1903, 16 p.), Concentration of Capital, a Marxian Fallacy (Londres, Freedom, 25 p.). etc.

Max Nettlau

Un jour, en 1899, je pense, Tcherkesov parcourait par hasard, chez Domela Nieuwenhuis, la brochure de Victor Considérant : Principe du Socialisme, Manifeste de la Démocratie au XIXe siècle (Paris, librairie phalanstérienne, 1847, 157 p. in-16) ; il en existe une édition de 1841 (Bases de la Politique positive, Paris, « La Phalange », IV, 119 p. in-8°). C’est une des brochures fouriéristes les moins rares. Il fut frappé par des ressemblances avec le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels (1848, février) qu’il avait gardé en mémoire d’après sa traduction russe imprimée à Londres dans les années soixante et attribuée à Bakounine. Il vérifia du reste d’après une autre édition, et revint à Londres fermement convaincu que Marx et Engels étaient de vulgaires plagiaires qui avaient volé le travail de Considérant. Il se mit à comparer les deux textes et ses articles Un Plagiat très scientifique, À propos de deux Manifestes (Temps Nouveaux, 14 avril au 26 mai 1900) sont le résultat de son travail. Il en a parlé plus tard, dans une réponse à Kautsky et il m’a montré en 1903, de quelle manière peu consciencieuse F. Engels se servit, pour un livre paru en 1845, d’un livre de Buret (1840) ; tout cela se trouve aussi dans les Temps Nouveaux et dans Freedom.

Je crois qu’il n’est personne ayant vu mes travaux sur Bakounine, ou connaissant l’esprit de ce que j’ai pu écrire en observations générales, qui m’accusera d’une tendresse quelconque envers Marx et Engels et leurs adhérents. Et pourtant, je dois dire que les arguments de Tcherkesov ne m’ont jamais donné complète satisfaction et il a, du reste, toujours connu mon scepticisme à ce sujet.

 

1905. ― L’Université Populaire de Tiflis

Warlaam Tcherkesoff (Cherkezishvili) et son épouse Frida

L’année mémorable de 1905 s’approche et la première révolution russe s’annonce. Tous les Russes sont amnistiés et Tcherkesov, lavé ainsi de son passé noir, procède bientôt en Russie, avec sa femme, à un voyage prolongé, duquel un journal américain le Chicago Daily News, où il a beaucoup écrit, conservera un récit intéressant. Il se fixa à Tiflis, où la réaction se fait bientôt jour comme partout ailleurs.

Mais, pendant ces mois d’une liberté relative, après la première révolution russe, Tcherkesov organisa, à Tiflis, l’Université populaire avec des conférences et des classes en russe, géorgien, arménien et tartare. L’administration de cette université était entièrement entre les mains des ouvriers et chaque nationalité organisa sa section autonome, invita des conférenciers, etc., mais chaque mois les sections se réunissaient pour discuter les questions générales. L’idée de Tcherkesov était de rétablir, en pratique, la solidarité parmi les nationalités qui, quelques mois auparavant, grâce aux instigations du gouvernement russe, était rudement ébranlée par les massacres arméniens-tartares. L’Université Populaire ne tarda à jouir d’une grande faveur ; elle se développa et organisa des filiales dans toutes les villes. Par la suite, cette institution prit un grand élan, sous le régime de la république géorgienne indépendante (1918-21), quand elle reçut des subsides du gouvernement ; on se préparait alors à élargir le mouvement, lorsque l’invasion bolcheviste mit fin à tout. Le président de l’Université Populaire, Natadze, fut arrêté et mourut de faim en prison.

Vers le mois d’avril 1907, les Géorgiens rédigèrent une « Pétition du Peuple géorgien à la Conférence internationale de la Paix à La Haye, 1907. » (4 pp. Fol. 18, juin 1907), dont Tcherkesov fut porteur et qui lui valut un nouvel exil, ce qui montre qu’il fut toujours le porte-parole de son pays devant l’opinion européenne.

Après 1907, il vit dans le même milieu anglais qu’auparavant. Ses voyages à Paris, ville où il se sent mieux, eut chaque fois pour effet de le rajeunir, en présence de son optimisme, de sa joie naïve à chaque succès ouvrier, à chaque manifestation de l’esprit de révolte, on ne pense pas à son âge. La guerre arrive, et à sa manière de voir, pareille en ce moment à celle de Kropotkine, le sépare de beaucoup de camarades, entre autres, de Malatesta.

 

1917. ― L’indépendance géorgienne

Lorsqu’en 1917, la seconde révolution éclata et que la république y fut proclamée, tous les proscrits rentrèrent en Russie. En mai 1917, deux semaines avant Kropotkine, Tcherkesov arrive à Petrograd. Voyant que les partis socialistes étaient aussi centralistes que les réactionnaires russes, Tcherkesov, après avoir passé quelques semaines avec Kropotkine, et envisagé la situation avec celui-ci, partit pour la Géorgie en vue d’y travailler contre la tendance marxiste et étatiste qui se faisait jour en Russie.

Après le coup d’État bolchéviste à Petrograd et Moscou, les social-démocrates (menchévistes), géorgiens, arméniens et tartares, proclamèrent la république fédérative de Transcaucasie. Les bolchevistes russes cédèrent, par le traité de Brest-Litowsk, quelques provinces géorgiennes et arméniennes aux Turcs qui s’empressèrent de s’emparer de ce territoire. Les Géorgiens et Arméniens essayèrent de s’y opposer, mais les Tartares ne voulaient pas se battre contre leurs coreligionnaires et la fédération transcaucasienne fut dissoute. Aussitôt, la Géorgie reprenait, en mai 1918, son existence nationale indépendante, interrompue par un siècle d’oppression russe.

Les Géorgiens se mirent à l’œuvre en vue d’organiser leur vie sur une base vraiment démocratique et même socialiste. Des réformes agraires très radicales, le suffrage universel pour hommes et femmes, furent introduits. La Géorgie se déclara neutre, et de même qu’elle avait refusé de prendre part, avec les Bolchevistes, au traité de Brest-Litowsk, de même elle refusait de se joindre aux interventions armées de Denikine et de Wrangel.

La vie économique commençait à reprendre, et l’ordre et la tranquillité relative faisaient dire aux réfugiés russes que la Géorgie était le seul coin de l’ancien empire où régnaient la paix et la liberté. De son côté, la délégation socialiste internationale qui se rendit en Géorgie, en septembre 1920, se déclara enchantée.

 

L’invasion bolcheviste

L’entrée de la 11e Armée rouge de Russie soviétique à Tbilissi le 25 février 1921.

Malheureusement, le peuple géorgien ne devait pas continuer à jouir de son droit de vivre sa vie nationale. Trotsky, le chef du militarisme bolcheviste, sut imposer son plan de conquête impérialiste aux autres Bolchevistes, et en février 1921, sans déclaration de guerre, les armées rouges commandées par des généraux tsaristes, envahirent la Géorgie. Malgré une résistance héroïque de toute la nation, le triomphe resta au nombre écrasant des Russes, et la Géorgie fut soviétisée. Les réquisitions poursuivies méthodiquement, en vue de transporter en Russie toutes les richesses, toutes les denrées, causèrent en peu de temps la famine. Toute liberté politique et civile fut supprimée, la Tchéka et l’armée russe régnant en maîtres tout puissants. Les éléments avancés, socialistes et intellectuels furent arrêtés comme otages. Jamais le régime tsariste n’a causé autant de misère, de désespoir que le règne sanguinaire des bolchevistes s’abritant. sons les plis du drapeau ronge, soi-disant socialiste. Toujours ami du peuple russe, le peuple géorgien est absolument uni dans sa demande d’être libéré des armées russes.

En voyant qu’aucune propagande contre le prétendu socialisme-marxisme bolcheviste n’était possible en Géorgie et que tout autre travail d’organisation sociale lui était interdit sous le régime de terreur en vigueur, Tcherkesov se décida à revenir en Europe pour défendre les droits de son pays devant ceux qui sont convaincus que la liberté et la justice doivent faire les bases de l’existence nationale et individuelle.

Tcherkesov a été actif jusqu’au moment où la maladie l’a terrassé. Il a pris la parole en public, pour la dernière fois, le 30 mai 1921, au cours d’un meeting organisé sur son initiative, en faveur des révolutionnaires emprisonnés en Russie. C’est un sujet qui ne laissait son esprit en repos, ni jour, ni nuit. Le meeting, présidé par le syndicaliste Turner, fut un succès. Quelques semaines avant sa mort, il s’occupait encore à traduire une brochure publiée par des Géorgiens en protestation contre le régime bolcheviste et sa défense plus ou moins avouée, par la délégation des Trade Unions, en Russie.

Voilà donc quelques pages de la vie d’un homme qui a toujours travaillé à nous rapprocher de l’âge de la liberté et de la solidarité, et qui a fait cela en créant autour de lui une atmosphère d’optimisme courageux, de camaraderie et de bons procédés réciproques, qui a enseigné à ceux que la propagande avait touchés, à se sentir at home dans l’anarchie. La Géorgie telle qu’il la rêvait nous, a toujours paru extraite d’une utopie libertaire. Puisse, en souvenir de Tcherkesov, ce rêve devenir une réalité, pour la Géorgie et pour nous tous.