Premier emprisonnement
Il entra en 1865, dès sa fondation, à l’Académie agraire de Pétrovsk, à huit kilomètres de Moscou. Les étudiants, à cause de la distance, n’avaient pas la ressource de donner des leçons en ville selon la coutume russe, et ils furent amenés à organiser leur vie d’une manière économique et solidaire, ce qui donna beaucoup de force à la propagande qui fut faite parmi eux par Tcherkesov et d’autres. À la suite de l’acte de Karakozov, en avril 1866, Tcherkesov fut en quelque sorte impliqué dans les persécutions et passait huit mois dans la Forteresse Pierre-et-Paul. Il lui fut interdit de fréquenter les écoles supérieures.
L’année 1867 fut un temps d’isolement et d’inaction que Tcherkesov passa à Petrograd. C’est là qu’en 1868 on recommença à s’organiser en tout petit, en fondant un restaurant coopératif qui attire les étudiants. Un groupe s’organise dont est Tkatchev, démocrate et blanquiste, qui a déjà un passé révolutionnaire. Ce groupe envoie même Botchkarov en Suisse explorer l’émigration où des étudiants réfugiés, venus de Kazan, étaient déjà à l’œuvre. Tcherkesov leur fait parvenir 50 roubles pour aider à la première édition du livre Que faire ?. Ce maladroit de Botchkarov ne rencontre pas Bakounine, mais il rapporte le premier numéro du journal russe de celui-ci, La Cause du Peuple (septembre 1868) qui est dévoré par le groupe, est copié maintes fois en manuscrit et qui circule.
Il y avait à Petrograd une bonne bibliothèque d’écrits révolutionnaires, formée secrètement par les étudiants du temps de Tchernychevsky. Lors des poursuites de 1866, elle connut de grands risques, mais des étudiants géorgiens l’emportèrent au ministère de la Guerre chez la femme du ministre, le fameux Milioutine. Cette femme était une Géorgienne et elle prit le dépôt d’accord avec son mari. En 1868, la bibliothèque fut reprise par le groupe. Voilà un exemple de l’intervention amicale de ces femmes géorgiennes qui, répandues dans les hauts milieux russes, surent souvent être utiles à leurs jeunes compatriotes. Ceux-ci furent de tous les mouvements révolutionnaires et y représentèrent un élément très pur et dévoué.
Tcherkesov, à cette époque, grâce à Botchkarov, entra aussi en relation avec des jeunes Serbes, Sava Grouitch (futur ministre de la Guerre), Nikolitch et Svetozar Makévitch, le fondateur du socialisme serbe, « trouvé mort » en prison au temps de Milan. Grouitch avait été à Berlin et connaissait des ouvrages de Lassalle, mais tous trois ne connaissaient, comme progressistes russes, que les slavophiles de la nuance Aksakov, et dans l’intimité ils les trouvaient bien réactionnaires. Tcherkesov leur dessilla les yeux, leur fit lire les articles de Tchernychevsky, notamment son fameux éreintement du panslavisme (Manque de tact national). Ils en furent enchantés et se rapprochèrent du cercle où on lisait Bakounine. Mais ils durent partir bientôt.
Les intrigues de Netchaïev
C’est dans ce milieu que Netchaïev fut introduit ; et ainsi Tcherkesov le connut dès la première heure. On sait que c’était un homme d’origine populaire, devenu instituteur, animé d’une haine violente contre le système tsariste et bourgeois, désireux d’agir et surtout de faire agir cette masse d’étudiants et d’autres sympathisants qu’il traitait un peu trop en simple chair à conspiration et à révolution. Il voulait coordonner au plus vite, par tous les moyens, au besoin en abusant les gens et en employant tous ces mouvements où le dévouement à la cause n’allait pourtant pas jusqu’à mettre tout sur une carte. Cette manière de forcer la révolution comme on force une plante dans une serre chaude lui réussit auprès de beaucoup de monde et lui soumit leurs volontés, celle de Bakounine, entre autres, d’une manière extraordinaire. C’est là un sujet à part que j’ai examiné d’assez près, car il a plu à la calomnie marxiste de confondre perfidement l’action de Netchaïev et celle de Bakounine, et il faut débrouiller tout cela comme du fil entortillé. Ce que Tcherkesov m’en a raconté m’a beaucoup aidé, et j’ai pu donner au moins un résumé de ces détails nombreux dans un long article sur Bakounine et le mouvement révolutionnaire russe de 1868 à 1873, publié en 1916.
Il suffit de dire ici que Tcherkesov eut une connaissance intime et parfaite des origines de cette affaire, mais il dut bientôt partir pour Moscou (22 décembre) où il rencontre Ouspenski, l’âme du mouvement local, Tkatchev, qui apporte des nouvelles de Petrograd, etc. ; mais, en mars 1869 déjà, les arrestations commencent. Netchaïev part pour Genève et s’y présente chez Bakounine avec la prétention d’être la cheville de tous ces mouvements, ce qui était une exagération absurde. De son côté, Tcherkesov devenait « l’homme illégal », le premier en Russie, a-t-il dit, c’est-à-dire qu’au lieu d’attendre d’être arrêté, il devint l’ingénieur un tel, et s’en alla tracer un chemin de fer de Rostov au Caucase. Par ce travail, il gagna de l’argent qui, dans l’automne, fut très utile à la cause et indispensable aux opérations de sauvetage.
Netchaïev était revenu à Moscou ; il avait pu rentrer en Russie par le Midi, avec l’aide de ses camarades bulgares de Bakounine, réfugiés en Roumanie. Il se transporte d’abord chez Tcherkesov (3 septembre) auquel il veut en imposer par son importance et des récits exagérés sur son œuvre à l’étranger ; mais Tcherkesov ne se laisse pas prendre à ces vantardises. Toutefois, pour donner à Netchaïev des facilités de propagande révolutionnaire, il le présente à Ouspenski, Pryzhov, Kouznelsev, Ripman, c’est-à-dire à des camarades éprouvés de Moscou et de l’Académie agraire de Pétrovsk où Tcherkesov avait gardé beaucoup de relations et qui devint l’asile et le foyer de la nouvelle organisation. Tcherkesov se donnait également beaucoup de peine pour rallier les étudiants de l’Université au mouvement et nous trouvons ici pour la première fois les noms de Oelsnilz, Holstein, Smirnov, comme celui de Ralli (Zamfir C. Arbore) paraît déjà à Petrograd l’hiver précédent. Ce furent, à l’exception de Smirnov, les collaborateurs intimes de Bakounine en 1872-73.
La propagande de Netchaïev détourna les étudiants de Pétrovsk de l’idée désespérée, alors en vogue, de se désintéresser de la Russie et d’émigrer en masse en Amérique (idée qui fut réalisée individuellement par quelques autres, ailleurs, N. Tchaïkovski, Ross et autres). Il les fascina par la fiction d’une grande révolution paysanne qu’il prétendait devoir éclater en 1870. Pour comprendre le succès de Netchaïev, il ne faut pas perdre de vue que vers la fin de 1869 tous les éléments sympathiques aux idées révolutionnaires et socialistes s’attendaient, comme le gouvernement lui-même, vers le milieu de 1870, à une révolte parmi les paysans qui n’avaient pas été complètement libérés en 1861. Déjà en 1861 il y avait eu des révoltes, mais c’est seulement à Kazan que les intellectuels et la jeunesse révolutionnaire les avaient soutenues. À la révolte attendue et espérée, Netchaïev et ses amis, y compris Bakounine, Ouspenski, Tkatchev et autres, voulaient prendre une part active.
Netchaïev pouvait compter sur le dévouement de toute cette jeunesse, mais au lieu de s’acheminer peu à peu de la fiction à une réalité d’abord modeste, puis grandissante, son autoritarisme extrême, effréné, lui fit employer des moyens détestables, exigeant continuellement des devoirs imposés au nom d’une dictature invisible, sur l’existence de laquelle, en dehors de sa propre personne, des doutes commençaient à s’élever. Alors, pour affermir son autorité, il assassina simplement le seul homme, l’étudiant Ivanov, qui lui avait jeté un défi ; et cela avec préméditation et de façon à impliquer ses principaux camarades dans la préparation et les détails de l’assassinat. Puis il partit, et bientôt, à la suite de la découverte du cadavre, les autres furent arrêtés.
Si Tcherkesov avait été là, il aurait probablement ri au nez de Netchaïev et empêché cet acte de mélodrame. Mais il était à son chemin de fer ou cours des semaines décisives et rentra juste à Moscou lorsque le malheur venait de se produire. Les arrestations commençaient ; chez Ouspenski, de vraies archives de documents compromettants furent immédiatement découverts. Tcherkesov se dévoua alors au sauvetage, louant des chambres qui servaient d’asile, avertissant les camarades de Petrograd. trouvant l’argent et une femme même qui assurèrent à Netchaïev son départ de Toula pour l’étranger en toute sécurité, etc. Il passa ces semaines mouvementées de la fin de 1869 à Moscou, voyant peu à peu tout le monde arrêté et sentant le cercle se resserrer autour de lui de jour en jour. Enfin une imprudence de Nikolaïev compromit son dernier asile et il fut arrêté le 29 décembre 1869. Homme sociable avant tout, il fut presque content de partager enfin le sort de tous ces camarades.
La déportation
Le gouvernement fit un procès monstre à 84 des quelques 180 personnes compromises dans cette affaire (juillet-août 1871). Le compte rendu complet, les documents révolutionnaires mêmes furent publiés par les journaux quotidiens, ce qui fut fait en vue de discréditer les révolutionnaires, but qui fut complètement manqué. Ce qui fût discrédité ce fut le système de la dictature, de l’obéissance aveugle. Depuis lors, pendant de longues années, les nouveaux mouvements russes furent empreints de l’esprit de liberté, de vraie solidarité, de confiance mutuelle et basés sur l’accord volontaire.
Presque tous les accusés principaux se sentaient démoralisés par la honte d’avoir été les dupes, les marionnettes d’un faiseur habile. Du reste, pour quelques-uns, cette attitude put être un moyen pour se décharger eux-mêmes aux dépens de Netchaïev, réfugié à l’étranger et qui avait bon dos. En outre, il pouvait paraître utile de confirmer l’accusation dans ses assertions pour sauver les parties et ramifications peut-être importantes du mouvement qui ne furent jamais découvertes. Il faut donc utiliser ces nombreux matériaux avec beaucoup de circonspection. Mais quant à Tcherkesov, il me paraît nettement qu’il fut le seul des accusés en vue qui affronta l’accusation avec une sérénité non ébranlée. Il n’avait pas été le dupe de Netchaïev et n’avait pas non plus participé aux machinations de celui-ci ; par contre, il avait organisé les sauvetages et celui de Netchaïev lui-même, et tenu en échec les poursuites pendant des semaines. Il n’avait jamais perdu la tête ; et il s’étonne encore du peu de vraies données que la police et l’accusation surent rassembler à l’aide de tous leurs moyens d’inquisition.
On a du reste de lui un document très intéressant lu au procès, une lettre à Ivan Likhoutine qui donne la caractéristique de Netchaïev et qui montre que lui, seul des accusés, l’avait su pénétrer. J’avais deviné qu’il en était l’auteur et il a confirmé mon hypothèse en 1913.
Le 18 août 1871, Tcherkesov fut condamné à la déportation à vie dans le Gouvernement, de Tomsk (Sibérie Occidentale) avec internement d’un an et demi dans la même localité et défense de sortir du Gouvernement pendant cinq autres années. Cependant, on le garda en Russie jusqu’au 28 novembre 1873, et ce n’est qu’après quatre ans de prison qu’il fut déporté en Sibérie.
Fuite de Sibérie, L’action à Londres, Genève et Paris
Le voilà donc à Tomsk, où Bakounine aussi avait été déporté de 1857 à 1859. Il gagne sa vie au moyen de quelque travail technique ou des leçons. Puis, en janvier 1876, il s’évade, ce qui était alors très rare (Sokolov et Lopatine seuls l’avaient précédé, v. Materialy x, p. 221). Cette fuite, grâce à quelque argent et à un bon passeport, fut un simple voyage.
Il comptait rester à Moscou, mais justement, entre deux mouvements, il n’y avait rien à faire pour un révolutionnaire. On lui conseilla de passer à l’étranger. Il s’arrêta à Petrograd où le docteur Weimar, l’ami de tous les révolutionnaires, lui fit bon accueil. Lui et ses amis Klementz, Stepniak, Perovskaïa, etc. persuadèrent Tcherkesov de partir pour Londres pour faire la revue de la vie russe dans le journal Vperod, de Lavrov, ce qu’il fit, depuis avril jusqu’à octobre 1876, quand il préféra aller en Suisse où les anciens camarades de Bakounine, Ralli, Oelsnitz, Holstein, le groupe du Rabotnik (L’Ouvrier), éditaient toujours des publications russes de tendance anarchiste modérée.
De véritable coopération avec ces hommes déjà fatigués, il ne pouvait guère être question. Toutefois la présence de Tcherkesov dans ce milieu est attestée par exemple par une lettre de Ralli à James Guillaume (14 juillet 1877), lui réclamant, en vain, le prêt de l’imprimerie russe de Ross (arrêté en Russie) et offrant la garantie et la responsabilité « de D. Klementz Joukowsky, Ralli, Tcherkesov et peut-être de Kropotkine ». Kropotkine non plus ne partageait pas les idées spéciales de ce groupe ; cependant une circulaire imprimée (expédiée le 12 avril 1877) du groupe parent de langue française « La Commune » nous fait connaître que Klementz et Kropotkine avaient adressé à ce groupe un projet de « Dictionnaire socialiste » (qui ne fut jamais publié).
De son côté, Tcherkesov avait pris l’initiative d’organiser d’une part une bibliothèque pour les étudiants et les émigrés russes, de l’autre, une caisse de secours mutuel et la publication d’un journal socialiste et révolutionnaire en langue russe intitulée Obtchina (Commune) et qui parut en 1878. Grâce à ces trois entreprises, la vie des éléments révolutionnaires russes devenait plus saine et agréable. Au journal collaborèrent Stepniak, Klementz, Axelrod, Deutsch (pas encore marxiste à cette époque) et autres. À Genève et dans le Jura, dans le milieu russe et celui de la Fédération jurassienne, l’amitié se cimenta alors par la vie avec Kropotkine.
Tcherkesov fit également la connaissance de Malatesta qu’une vraie odyssée de Naples en Égypte, en Syrie, en Asie Mineure, a Marseille, avait conduit à Genève pour quelques mois, après lesquels, au printemps 1879, il fut expulsé de Suisse d’où il se rendit en Roumanie et de là à Paris pour y être expulsé de nouveau quelque temps après, — deux fois mêmes : une fois sous son nom, la seconde fois sous un autre nom — quitte à rentrer de nouveau pour passer cette fois six mois en prison ; on le trouve ensuite à Lugano où il est arrêté et expulsé, et à Bruxelles où il ne put pas rester non plus, et enfin il arrive pour la première fois à Londres ! Ce qui ne l’empêcha pas d’être présent, avec Kropotkine et le groupe de Genève, tel soir de février 1879 dans un petit café, lorsque le premier numéro du Révolté fut expédié et que Tcherkesov enseigna aux camarades l’art de plier un journal.
À Paris aussi, Tcherkesov et Malatesta, ainsi que Cafiero, se virent souvent et assistaient en 1879-80 à toutes ces petites réunions des groupes naissants où l’idée anarchiste fit son éclosion, chaleureusement défendue contre ses adversaires nés, guesdistes et blanquistes. Après quelques temps, Tcherkesov fut expulsé à la suite de l’assassinat d’Alexandre II et dut se replier sur Genève.
Ces années de 1877 à 1882 ou 1883 entre Genève, Paris et le Jura, camarade et ami du Révolté, de Kropotkine, des Italiens, des Jurassiens et de beaucoup de Russes et Géorgiens, furent une époque à jamais mémorable et heureuse pour Tcherkesov qui depuis longtemps avait fait, du milieu des camarades, sa vraie patrie.
Le hasard voulut que cet homme aimable et internationaliste, autonomiste convaincu, fît alors son début, littéraire par une longue brochure de polémique véhémente contre Michel Dragomanov, le socialiste fédéraliste oukraïnien demeurant dans ces années à Genève. Ce professeur distingué de l’Université de Kiev, en exil et avec qui Tcherkesov était en relations très amicales, publia, sous l’impression de l’assassinat d’Alexandre II, une brochure française intitulée Le Tyrannicide, d’un tel caractère que beaucoup d’amis comme Kropotkine, Élisée Reclus, Lefrançais en furent tellement dégoûtés qu’ils la lui renvoyèrent. Non seulement Dragomanov ne changea pas d’idées, mais il commença à collaborer au journal Volnoïé Slovo (Libre Parole) publié par l’agent de l’association secrète contre-révolutionnaire de Petrograd, la Svachtchennaïa Droujma (Sainte Milice) dont le chef était le ministre de la Cour impériale, le comte Vorontso-Dachkov. Tcherkesov s’efforça de persuader Dragomanov de rompre avec ce journal, mais Dragomanov s’obstina dans ses attaques contre les nations russe et polonaise. Le résultat en fut cette brochure contre Dragomanov qui compromettait le socialisme, le fédéralisme et la solidarité internationale.
Dans une réunion tenue à Paris pas longtemps avant la mort d’Alexandre II, où Plekhanov, venu de Russie, condamna le terrorisme révolutionnaire et où Lavrov fit un discours d’un dogmatisme écœurant, Tcherkesov fit un franc appel à la continuation de la lutte.
Lorsque le tsar fut tué et que Sophie Perovskaïa et les autres furent pendus après une longue agonie due à la maladresse du bourreau, Kropotkine en fut si ému qu’à Genève, au comité exécutif, il s’offrit avec sa femme de rentrer en Russie pour prendre part à la lutte. Stepniak refusa d’accepter ce sacrifice et Tcherkesov s’appliqua à convaincre Kropotkine de l’utilité de sa présence au Congrès révolutionnaire de Londres (été 1881) ; ces deux amis, considérant qu’il appartenait avant tout à son œuvre d’idées, lui firent ainsi passer cette crise.
Après son retour de Londres, Kropotkine fut expulsé de Suisse. Les persécutions en France, du côté de Lyon, devenaient plus pressantes et, en Suisse même, la chasse fut bientôt faite aux anarchistes. Les amis qui connaissaient les relations intimes de Tcherkesov avec les camarades de Lyon lui conseillèrent de partir, et au commencement de 1883 il disparaît complètement, absorbé, englouti, dirait-on, par l’Orient.