Son pays natal
Beaucoup ne connaissent de Tcherkesov que le nom et quelques écrits très répandus, mais tous savent qu’il était toujours là – depuis des temps immémoriaux. Et, en effet, s’il n’a pas pris part aux événements en acteur qui imprime sa griffe à une époque, il a été mêlé intimement à la longue série des mouvements qui sont déroulés depuis près de soixante ans.
Jusqu’ici, à notre, connaissance, aucune notice biographique n’a été écrite sur lui. Aussi ne dira-t-on pas qu’on fait trop de publicité autour de son nom si nous donnons ici un coup d’œil sur sa vie et que nous apportions quelques souvenirs. Cette notice nous permettra de rappeler beaucoup de choses du passé que les nouvelles générations de camarades et les nouveaux lecteurs ont certainement intérêt à connaître. Ce qui suit est en grande partie tiré de ma mémoire et d’impressions personnelles remplissant la période de 1892 à 1913. Depuis longtemps, mon désir était que Tcherkesov lui-même ou sa vaillante femme nous donne ce livre des Souvenirs de Soixante Ans dont je leur parlai si souvent.
Tcherkesov est né le 15 septembre 1846, dans une petite localité de l’ancienne Géorgie, pays montagneux, mais bien cultivé qui s’étend sur le versant méridional du Caucase vers l’Asie. Le Caucase présente une agglomération d’un grand nombre de peuples et de langues ; mais la Géorgie proprement dite formait, depuis les temps anciens, une petite unité nationale très caractéristique et assez favorisée sous maints rapports. Il y a beaucoup de sol bien cultivé et une végétation méridionale ; les vignes et les fruits abondent.
Par son acceptation du christianisme à une époque très reculée (348) la population fut soustraite aux influences qui ont imprimé un caractère nettement asiatique à une partie de ses voisins. D’un autre côté, ce christianisme isolé ne fut pas assez fort pour s’imposer hors de ses limites locales par le fer et la ruse. Dans le nord, la haute montagne et d’immenses territoires peu cultivés séparaient entièrement le pays de l’Europe et lui procurèrent, de ce côté, des siècles de tranquillité. Ce fut donc un pays faible, forcément tolérant, et réunissant les meilleurs aspects des civilisations orientales et européennes. Jusqu’à la conquête de Constantinople par les Turcs, en 1453, la Géorgie fut en relations étroites avec l’Occident dont elle partageait le développement intellectuel et religieux, la littérature et la philosophie grecques étant traduites en géorgien aux douzième et treizième siècles. Tout cela sur la base d’un très ancien fonds original où survivant unique d’un passé plus large. D’après les indications de Rawlinson, le premier à déchifrer les cunéiformes, la langue géorgienne est le représentant moderne du sumérien et de l’alarodien. Cette hypothèse est confirmée par les recherches de Michel Tzeretheli et la philologie moderne. Ceci signifierait que ce pays se serait soustrait, dès cette époque, au despotisme babylonien, pour conserver son existence autonome avec l’aide de sa langue et de sa religion locale, – en vérité grâce à son esprit d’indépendance.
La vie du peuple géorgien ne fut rien moins qu’idylique. Les guerres et invasions fréquentes prolongèrent la prédominance du féodalisme et, à la fin de quatre siècles d’isolement de l’Europe, la Géorgie se vit forcée, en 1783, de conclure un traité de protectorat avec l’empire de Catherine II. Puis, en 1801, la Russie força le dernier roi géorgien d’abandonner la succession à l’empereur de Russie sous condition de l’autonomie perpétuelle de la Géorgie. Ce traité fut un des moyens entre mille autres par lesquels la Russie s’est étendue, de gré ou de force, dans toutes les directions depuis quatre siècles. Il fut suivi de la conquête du Caucase et de la Transcaucasie entiers, achevée en dernier lieu par la guerre russo-turque de 1877. La promesse d’autonomie fut oubliée. Il aurait été facile à la Russie de laisser subsister un régime national local comme en Finlande ; on préféra ce qu’on appelle la civilisation, la colonisation on la pénétration pacifique du Caucase, et ce qui fut dans tous les cas sa russification. Ce régime était déjà en pleine vigueur lors de la jeunesse de Tcherkesov, alors qu’il s’agissait d’un pays purement agricole, tandis que plus tard, quand le pétrole et d’autres richesses du sous-sol furent découverts et exploités, ces pays devinrent, en outre le marchepied permettant d’atteindre les fameuses « sphères d’influences » en Perse et en Asie Mineure, et il est évident qu’ils furent traités tout à fait en province russe assimilée définitivement à l’Empire ; et la cause nationale de la Géorgie parut complètement perdue, oubliée.
Un des moyens de russification fut l’éducation de la jeunesse géorgienne en Russie, un autre fut les mariages fréquents de fonctionnaires et d’officiers russes avec des jeunes filles de la belle race du pays. La noblesse y était très nombreuse ; Tcherkesov lui aussi porte un titre ; d’après l’acte d’accusation du grand procès de 1871, il s’appelle prince Varlaam Tcherkesov et la forme géorgienne patronymique est Tcherkesichvili. Il fut envoyé très tôt, dès l’âge de dix ans, à Moscou, à l’école des Cadets, où il resta jusqu’en 1864.
Tcherkesov à Moscou, le groupe Karakosov
Les années de 1859 à 1863 furent remarquables pour le mouvement libérateur en Europe comme en Russie. En Europe, c’était la guerre pour l’indépendance italienne ; les noms de Garibaldi, de Mazzini étaient vénérés par la jeunesse de tous les pays. De son côté, la Russie se préparait à l’abolition du servage, et la littérature russe s’inspirait des idées humanitaires, libérales et même socialistes, sous t’influence de Tchernychevsky, Herzen, Tourguéniev, Mikhaïlov, etc. La jeunesse des écoles suivait passionnément leurs écrits. Lorsque Tcherkesov eut terniné l’école (1864), il entra en relations avec le groupe de Karakozov, composé de gens plus âgés que lui et qui se préparaient déjà à l’action révolutionnaire et socialiste. Il y fut reçu avec amitié, surtout par lchoutine avec lequel Tcherkesov vécut plus de quatre mois dans la même chambre.
L’influence de ce groupe fut très grande sur toute la vie de Tcherkesov. Les membres du groupe, Ichoutine, Yourasov, Karakozov, avaient à leur disposition de larges moyens financiers dont ils usaient pour la propagande et pour l’organisation d’associations ouvrières, de coopératives, etc., tandis qu’eux-mêmes vivaient non seulement simplement, mais aussi pauvrement que des ouvriers. Pour caractériser ce groupe il suffit de rappeler que Karakozov fut pendu pour le premier attentat, contre le tsar, que six autres furent condamnés à de longues années de travaux forcés en Sibérie et que parmi les jeunes gens de son entourage se trouvaient les initiateurs du mouvement socialiste et révolutionnaire de 1868 – 1874, les sœurs Sasoulitch, Ouspenski, Lopatine, Tcherkesov y compris.
Ainsi, quand il arriva aux années de la vie d’étudiant, il était déjà en possession de la tradition et de l’expérience des générations révolutionnaires précédentes et il se fit ou bien initiateur et inspirateur à son tour, ou, quand il se lia à un mouvement, il le fit en connaissance de cause, de sa manière à lui, jamais en néophyte. Il ne fut pas un isolé pour cela : personne n’était plus sociable que lui. Il se répandit beaucoup et fut l’ami et le confident de tous ; mais il savait conserver son indépendance. Il ne pensait même pas à devenir jamais un chef. En un mot, l’expression « nature n’a fait ni serviteur ni maître » fut réalisée par sa conduite révolutionnaire à travers toute sa vie.
S’il avait consenti à nous parler de ses années de jeunesse ! Quelques pages de lui jetteraient plus de lumière sur l’histoire du mouvement russe de 1860 à 1870 que toutes les histoires écrites jusqu’ici. Car il connaissait mieux que personne la véritable histoire intérieure de cette série de mouvements qui se suivent, s’entre-croisent, se touchent ou se contrecarrent, tout cela pour des raisons très précises qu’il faut connaître, que l’hypothèse la plus méditée n’élucide jamais et que les procès, les polémiques publiées, etc., ne font souvent qu’embrouiller et obscurcir.
Ainsi, pour donner un exemple : qui ne s’est étonné que Tchernychevsky, quoique tenu en prison (dont il ne sortit que brisé, bien plus lard) ait pu publier librement, son magnifique roman : Que faire ?, le livre qui donna l’impulsion finale au mouvement nihiliste ? Tcherkesov nous aurait raconté que le prince Souvarov, descendant du général Souvarov et gouverneur général de Petrograd, homme très libéral et ami personnel d’Alexandre II, appréciait beaucoup Tchernychevsky, arrêté en juillet 1862. Quelques amis conseillèrent à la femme du prisonnier de prier Souvarov de permettre à son mari d’écrire pour gagner sa vie. Souvarov obtint la permission du tsar et Que faire ? fut écrit. Le manuscrit fut remis à Souvarov, qui, sans faire intervenir la censure, le remit à la revue Le Contemporain où il fut publié dans deux numéros, personne n’osant mettre obstacle à l’intervention de Souvarov. Et au sujet du mystère de la « dame noire » vers la fin de ce roman, Tcherkesov nous eût conté l’histoire de Mme Consini et sa visite Chez Tchernychevsky, à lui racontée par la femme même de celui-ci. Ces détails-ci se retrouvent sans doute dans d’autres écrits, mais tant d’autres ne s’y trouvent pas. On imagine en tous cas l’attention intelligente avec laquelle le jeune Tcherkesov suivit ces mouvements si entrelacés.
Dans les Materialy de Lavrov d’octobre 1896, on décrit la vie de P.-G. Zaïtchnevski, décédé vers cette date et qui à partir de 1859 fut l’inspirateur d’un petit groupe d’étudiants à Moscou où l’on faisait circuler des traductions de Proudhon, mais qui adhéra à la révolution autoritaire. Zaïtchnevski, en 1862, fut le premier qui prononça un discours révolutionnaire devant un tribunal à huis clos et il fut condamné à vingt ans de travaux forcés, etc. De tels événements, le sort fait à Tchernychevsky, à Mikhaïlov, l’élan de la jeunesse à vivre selon les idées de Tchernychevsky, la propagande populaire et la volonté révolutionnaire d’agir qui, selon l’examen, résulte de l’acte de Karakozov, tout cela se déroula alors devant Tcherkesov que son extrême jeunesse tenait relativement à l’abri.