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Séverine : Avec les pauvres, toujours !

jeudi 26 septembre 2024, par Thierry Maricourt (CC by-nc-sa)

Séverine est une des grandes figures du journalisme et de la littérature. Elle eut son heure de gloire durant cette période charnière qui court de la guerre franco-prussienne de 1870 à la première guerre mondiale. En tracer le portrait revient à faire l’éloge d’une femme qui milita, toute sa vie, pour une haute idée de la justice, et surtout pour un socialisme non-autoritaire.

Le souvenir de Séverine reste attaché à celui de Vallès. Ce dernier fut le tuteur de mon esprit, le créateur de ma conviction, a-t-elle écrit. Il me tira du limon de la bourgeoisie ; il prit la peine de façonner et de pétrir mon âme à l’image de la sienne ; il fit, de l’espèce de poupée que j’étais alors, une créature simple et sincère ; il me donna un cœur de citoyenne et un cerveau de citoyen [1].

Jules Vallès fait la connaissance de Caroline Rémy à Bruxelles, fin 1879 ou début 1880 (la date demeure incertaine). Née le 27 avril 1855, à Paris, elle a alors 25 ans et ne se fait pas encore appeler Séverine. Après une aventure amoureuse malencontreuse, elle vit avec un médecin nommé Adrien Guébhard. Le milieu bourgeois d’où elle provient ne lui a inculqué que de très vagues notions politiques. Elle se souvient de la Commune, mais n’y a pas pris part, son jeune âge et son éducation l’ayant tenue à distance des combats.

Jules Vallès

Sa rencontre avec Vallès influera d’une façon déterminante sur le cours de sa vie. Après la mort du Communard, elle se répandra en éloges sur celui qui fut plus que son patron : son maître, dira-t-elle quelquefois avec estime, ou son père... En fait, Vallès demanda à Séverine de le seconder dans son travail journalistique et littéraire. Les éditeurs le pressaient de fournir des articles, mais ses multiples activités lui accordaient peu de temps libre.

Séverine corrigera ses chroniques. L’écriture manuscrite peu lisible de Vallès n’aura bientôt plus de secrets pour elle. Quand celui-ci se rend à Londres, pour rassembler ses souvenirs d’exilé (principalement en juillet et août 1883), Séverine attend les copies à Paris. Elle apporte aux textes le soin que Vallès, dans un souci de « productivité », néglige. Elle supprime les redites, elle rééquilibre les phrases bancales.

Mais surtout, après ces corrections, en compagnie de l’écrivain, elle s’initie à des idées qui n’ont pas cours dans le milieu aisé où se déroula son enfance. Ces idées correspondent à ce qu’elle pressentait, mais ne savait exprimer. Elles vont étayer son besoin de justice. Séverine se laisse guider par Vallès. Les écrits du Communard lui dévoilent les rouages d’un monde dont elle ne soupçonnait pas la complexité.

Entre elle et Vallès s’établit une connivence qui débouchera sur une étonnante similitude d’écriture. Séverine maniera, avec l’aisance d’un élève qui rattrape son professeur, le style de Vallès. Elle fera sien ce ton vif, courroucé ou accusateur, ce ton propre à l’auteur de L’enfant, au point d’achever, peut-être, la rédaction de L’insurgé, sans que se puisse observer un quelconque changement de style.

Si cette collaboration ne fut pas toujours sans nuages, elle fut cependant toujours chaleureuse. Vallès saura se faire pardonner ses « coups de gueule », comme en témoigne la dédicace de La Rue à Londres, adressée à Séverine :

Je vous dédie ce livre, non comme un hommage de banale galanterie, mais comme un tribut de sincère reconnaissance. (...)
Vous avez fait à ma vie cadeau d’un peu de votre grâce et de votre jeunesse, vous avez fait à mon œuvre l’offrande du meilleur de votre esprit et de votre cœur.
C’est donc une dette que mes cheveux gris payent à vos cheveux blonds, camarade en qui j’ai trouvé à la fois la tendresse d’une fille et l’ardeur d’un disciple. (...)
.

Du Cri du Peuple...

Séverine dans son salon, sous le portrait de Jules Vallès

Vallès ne regrettera pas d’avoir placé en elle sa confiance. Séverine adoptera bien volontiers ses idées et se chargera de les propager. Quand, en octobre 1883, reparaît Le Cri du Peuple, elle n’y est pas étrangère. Son compagnon, Adrien Guébhard, contribuera financièrement à la publication du journal.

Leur amitié, mais aussi les compétences de la jeune femme, incite Vallès à choisir Séverine pour lui succéder à la tête du journal. Une seule obligation : conserver au titre son ouverture politique, permettre que ses colonnes accueillent les diverses tendances du socialisme.

Après la mort de Vallès, en février 1885, Séverine va s’employer à accomplir cette tâche. Mais l’entente au sein du journal sera de courte durée. Deux conceptions du socialisme vont s’affronter. L’une, léguée par Vallès et qu’elle suit fidèlement, est plutôt libertaire ; la seconde, qui réunit les partisans de Jules Guesde, peut être qualifiée de marxiste.

Clément Duval

Une tension entre les rédacteurs du Cri du Peuple va donc apparaître. L’actualité servira de catalyseur. Ainsi, lorsque l’anarchiste Clément Duval est condamné à mort, en janvier 1887, à la suite d’un cambriolage et des blessures qu’il infligea à un agent de police, le conflit idéologique s’accentue. Séverine avoue réprouver l’acte de Duval, mais ne peut se résoudre à blâmer les individus qui voient, en celui-ci, l’unique moyen pour eux de connaître dès à présent une vie meilleure. Les raisons qu’elle invoque sont autant de critiques envers les socialistes « doctrinaires », « scientifiques », qui alimentent de leurs discours la révolte des opprimés et repoussent sans cesse au lendemain le moment de passer à l’action.

J’ai trop l’horreur des théories et des théoriciens, des doctrines et des doctrinaires, des catéchismes d’école et des grammaires de sectes, pour argumenter et discutailler à perte de vue sur l’acte d’un homme que le bourreau tient déjà par les cheveux, et que tous avaient le droit d’injurier et de réprouver — sauf nous ! [2].

Car des critiques ont surgi parmi les rédacteurs du Cri du Peuple. Certains d’entre eux mêlent leur voix à celle de la bourgeoisie ou de la police et accablent Duval. Séverine s’en désole. De quel droit se porter en accusateur contre des individus qui ne font, après tout, que prendre au pied de la lettre quelques unes des théories énoncées par les socialistes ? interroge-t-elle. Que la bourgeoisie ait cette réaction, n’est pas pour la surprendre, mais qu’une telle réaction se manifeste parmi les rédacteurs du Cri du Peuple, voilà ce qu’elle ne peut accepter.

Nous passons notre vie à dire aux humbles (c’est notre conviction et c’est notre devoir) qu’ils sont volés, exploités, assassinés lentement ; qu’ils sont de la chair à machine, que leurs filles seront de la chair à plaisir, que leurs fils seront de la chair à canon. Nous attisons les colères ; nous embrasons les intelligences ; nous incendions les âmes ; nous faisons, de ces parias, des révoltés au nom de la suprême Justice et de l’Egalité souveraine.

Nous leur disons : La Révolution est proche, qui viendra vous délivrer ? Qui vous donnera le pain quotidien, et la fierté d’être libres ? Ayez patience, ô pauvres gens ! Subissez tous, supportez tout ; et, en attendant l’heure propice, groupez vos douleurs, liez en faisceau vos rancunes ou vos espérances — et faites crédit à la Sociale de quelques années de détresse et de sacrifice. [2]

Les pratiques illégalistes ne peuvent être prônées, pense Séverine, car elles conduisent tout droit en prison, mais faut-il pour autant faire chœur avec les magistrats, et ne pas comprendre que certains individus sont las d’attendre une hypothétique révolution ?... Séverine devine quelle aurait été l’attitude de Vallès devant ce problème. Elle écrit une phrase qu’il n’aurait pas reniée : Avec les pauvres toujours — malgré leurs erreurs, malgré leurs fautes... malgré leurs crimes ! [2].

L’affaire Duval a révélé les dissensions qui minaient l’équipe du Cri du Peuple. Souhaitant contrebalancer l’influence des guesdistes, Séverine convie des anarchistes à rejoindre le journal. Jean Grave relate ainsi sa démarche : Séverine qui avait eu la naïveté de gober les gasconnades de Guesde et de sa secte, leur avait ouvert, ou plutôt, livré la rédaction du Cri du Peuple (...). Ils avaient fini par faire le vide autour du journal. Elle résolut de s’en débarrasser. Elle me fit demander d’aller la voir, et là, me demanda d’écrire à Kropotkine s’il voulait collaborer. Elle serait enchantée de lui ouvrir les colonnes du Cri du Peuple.

Kropotkine refusa. Ce fut, je crois, un tort. Il aurait pu y faire de la bonne besogne [3].

Tôt ou tard, l’équipe du Cri du Peuple menaçait de se scinder, car deux conceptions du socialisme étaient perceptibles. Jules Guesde, Duc-Quercy, et quelques autres, quittent le journal. Le socialisme parlementaire de Guesde s’accommodait mal des théories ne condamnant pas explicitement l’illégalisme. Séverine regrette les arguments utilisés par le candidat à la députation. Les ennemis du socialisme emploient les mêmes termes, remarque-t-elle...

... Toujours, ce mot de voleur jeté par un démocrate à un autre ! Voleur, Babeuf ! Voleur, Proudhon ! Voleurs, les gens de juin ! Voleurs, les Communards ! Voleur, tel ou tel adversaire ; voleur, tel ou tel dissident ! [2].

Pourtant rappelle Séverine, ... si l’accusation est fausse, défendons l’homme — si elle est vraie, plaignons-le ! Nous n’avons pas d’autres rôles dans l’humanité, nous autres socialistes, nous ne sommes pas des juges, nous sommes des défenseurs ! [2].

La démesure de la peine qui frappait Duval fit grand bruit, et finalement le président Grévy commua la peine de mort en une peine de travaux forcés à perpétuité. Duval fut envoyé au bagne. Il parvint à s’échapper en 1901 et à gagner New York. Il ne cessa de se réclamer de l’anarchisme, et à sa mort, en 1935, des compagnons italiens publièrent ses Mémoires.

Après le départ des guesdistes, Le Cri du Peuple poursuit sa parution. Félix Pyat, Victor Marouck, John Labusquière, Henri Brissac, Eugène Rapp, Labruyère, etc., remplacent les démissionnaires. Mais bientôt, de nouvelles querelles éclatent. Le Cri du Peuple, Séverine avait rêvé d’en faire le bon gîte du socialisme, de voir trinquer à la même table Guesde et Brousse, Vaillant et Kropotkine [4] . Ce refus du sectarisme, que Vallès avait tenté d’insuffler au journal, ne satisfaisait pas l’ensemble des rédacteurs. Le rapprochement, en un même titre, d’opinions socialistes autoritaires et libertaires, s’avérait délicat. Du vivant de Vallès, le défit fut relevé. Mais après sa mort les divergences devinrent peu à peu insurmontables. Le socialisme allait se scinder définitivement en plusieurs écoles antagonistes. Le Cri du Peuple ne répondait plus à sa vocation. Il n’était plus un lieu d’unification des différentes tendances du socialisme. Jamais le socialisme n’a été en pareil danger [4] affirma Séverine.

La crise qui affectait Le Cri du Peuple reflétait les luttes menées pour prendre la direction de l’Internationale. Les attaques réitérées de Jules Guesde ou d’Emile Massard (qui deviendra conseiller municipal conservateur de Paris !), contraignirent Séverine à renoncer à son but. Je commence à croire que je suis trop libertaire pour écrire jamais dans un journal d’école socialiste [4] constate-t-elle, en quittant le journal. Le Cri du Peuple était pourtant crédité d’une large audience. Lors des grèves à Anzin ou à Decazeville (printemps 1886), son tirage atteignait près de 100 000 exemplaires [5].

Sous l’impulsion des blanquistes, devenus majoritaires, le titre continue de paraître. Granger, Vaillant, Henri Place, etc., parviennent à prolonger son existence, mais les fonds, rapidement, font défaut, et Adrien Guébhard n’est plus là pour combler le déficit. La parution s’arrête début 1889.

... à la presse mondaine

Séverine n’interrompt pas son activité littéraire. Son éloquence a été remarquée, et les directeurs du Gil Blas ou du Gaulois lui proposent une tribune.

Arthur Meyer la sollicitait pour Le Gaulois, René d’Hubert pour le Gil Blas. Le Gaulois avait des idées d’un autre monde. Toute l’aristocratie se plaisait à le suivre. Le Gil Blas était le journal du boulevard et les idées qu’il avait ne dépassaient pas celles des indifférents. Cela changeait du Cri, organe populaire. Séverine, socialiste, entra en socialiste dans les deux journaux bourgeois [6].

Le ton de ses articles reste le même qu’auparavant. Elle dénonce les injustices sociales, elle se démène pour faire entendre des idées progressistes, et ceci, en refusant toujours d’appartenir à un parti politique. Cette liberté de parole effarouche les lecteurs de ces publications, mais Séverine n’en poursuit pas moins sa collaboration et les lecteurs s’habituent à ses articles.

Son éloquence se conjugue avec une grande aisance en toute situation. Sa beauté, son caractère frondeur, seront célébrés par ses amis comme par ses ennemis. Femme journaliste, alors que la profession était essentiellement masculine, qui plus est journaliste mettant sa plume au service des opprimés, Séverine acquiert très vite une incontestable renommée. Par ses chroniques dans la presse, elle lance des appels à l’aide en faveur des mineurs de Saint-Etienne, lorsque survient une catastrophe, ou en faveur des démunis qui commencent à affluer devant son domicile, certains de trouver en elle une auditrice conciliante. Malgré cela, Séverine n’est pas une philanthrope. Elle ne se contente pas de soulager la misère par des dons ou de vaines paroles ; elle insiste sur les changements sociaux nécessaires pour que cesse cette misère. Mais, dans l’attente, elle essaie d’apporter le réconfort aux individus qui le lui demandent.

Ce Carnet de Séverine, il a fait rire, écrit Bernard Lecache. On l’a chansonné, blagué, couvert de crachats. Mais, tel qu’il fut, il a servi. Des familles ont été, par lui, sauvées du froid et de la faim. Des malheureux, qui eussent péri sans lui, ont pu continuer de vivre — et j’en sais qui lui durent de ne pas connaître la prison ou le bagne [6].

Raillée, diffamée, Séverine ne se décourage pas. Ses chroniques dans la presse lui valent la considération des plus pauvres. Comparée parfois à Louise Michel, elle s’insurge, comme elle, contre l’iniquité sociale, mais Séverine persiste à ne se réclamer d’aucune doctrine politique, si ce n’est du socialisme au sens large. Son socialisme est d’ailleurs avant tout de type « sentimental » (dans la mesure où la théorie succède à la prise de conscience), et ceci lui évite peut-être de faire preuve de sectarisme. Elle se référera longtemps à ce qu’elle écrivait en 1888, lorsqu’elle quittait Le Cri du Peuple  : Ce que je vais faire maintenant, c’est l’école buissonnière de la Révolution. J’irai de droite ou de gauche suivant les hasards de la vie ; défendant toujours les idées qui me sont chères, mais les défendant seule, sans autre responsabilité que celle de ce qu’aura paraphé mon nom [4].

Cette liberté de pensée qu’elle revendiquait, fut pour elle l’occasion de s’apercevoir que l’affection de ses amis oscillait souvent au gré des ambitions électorales ou du contexte politique... Il n’en fut pas de même avec les libertaires, qui lui vouèrent un véritable culte, indique Bernard Lecache. Quant à elle, elle les défendit magnifiquement [6].

Une haute idée de la justice

Effectivement, lorsque les magistrats s’acharnaient sur un anarchiste, ce dernier était assuré de recevoir l’aide de Séverine. Elle n’approuvait pas toutes les actions menées par les partisans de la « propagande par le fait », mais elle continuait de penser que son rôle, à elle qui se prétendait socialiste, consistait à prendre leur défense. Lorsque Vaillant lança une bombe dans l’enceinte de la Chambre des Députés, elle réagit de la même façon que lors de l’affaire Duval. Avec les pauvres, toujours..., confia-t-elle au Journal  [7], s’opposant une nouvelle fois à Guesde qui venait de condamner l’attentat.

Elle observa d’abord avec complaisance l’aventure du général Boulanger. Trop de scandales marquaient la Troisième République, pour qu’elle ne prêtât pas attention à son discours... De plus, cette attitude à l’égard du boulangisme contenait une bonne dose de provocation dirigée contre les socialistes révolutionnaires. Et Séverine ne l’aurait peut-être pas adoptée si elle n’avait, d’abord, reçu le terrible choc de la désillusion et de la trahison des siens [8].

Lorsque débute l’affaire Dreyfus, Séverine ne veut tout d’abord pas se prononcer. Non par antisémitisme, comme l’affirme à la légère Bernard-Henri Lévy [9], car, si elle écrivait dans La Libre Parole, tribune certes des ennemis des Juifs, ... jamais Séverine ne fut antisémite. Mais, dans sa volonté de faire abstraction de toutes les idéologies et de ne se fier qu’à sa propre pensée, qu’elle se sentait assez puissante pour imposer partout, elle plaçait l’antisémitisme sur le même plan que les autres opinions politiques. Il fallut l’affaire Dreyfus pour qu’elle comprenne son erreur [8].

Doutant de l’innocence du militaire, Séverine adopte une attitude de réserve, comme le fit Zola, initialement. Puis, lorsque les irrégularités du procès se précisent et qu’elle en distingue l’enjeu, elle se range définitivement du côté des dreyfusards.

Emile Zola survint. Son J’accuse éclata comme un tonnerre. Séverine comprit : Dreyfus n’est qu’un prétexte au grand combat des idées. [6]

En 1897, elle collabore à La Fronde, premier quotidien entièrement conçu par des femmes, à l’initiative de Marguerite Durand. Jusqu’alors réticente, elle approuve maintenant les revendications féministes. Mais pour ce journal, elle suit surtout pas à pas l’affaire Dreyfus, perdant une partie de ses lecteurs d’hier du fait de cet engagement.

5 juillet 1914, Mme Séverine en tête du cortège d’une manifestation de suffragettes.

Elle fut de toutes les bagarres [6], luttant fréquemment en compagnie des anarchistes. ... Elle sonnait le ralliement autour de Sébastien Faure et d’Octave Mirbeau, attaqués dans les réunions publiques [6].

Quelques temps après la réhabilitation de Dreyfus, commença ce que l’on appela l’affaire de la « bande à Bonnot ». En 1911 et 1912, des vols sont commis par des individus qui revendiqueront leurs actes. La police découvre que les coupables sont des anarchistes individualistes...

L’affaire des bandits tragiques mit sur pied toutes les polices. (Séverine) en dénonça les abus, l’impuissance, les mises en scène puériles et tragi-comiques, l’assassinat de son ami Fromentin, tué par erreur à Choisy-le-Roi, plaida pour Kibaltchiche (...) et pour Rirette Maître-Jean [6].

Le déclenchement de la première guerre mondiale est ressenti douloureusement par de nombreux socialistes. Séverine, comme tant d’autres, est affectée par les événements et déplore « l’Union Sacrée ». Son idéal pacifiste s’opposait aux motifs invoqués pour appuyer ce nouveau conflit. N’avait-elle pas affirmé à plusieurs reprises ses idées antimilitaristes ? Convoqués devant les tribunaux, bien des réfractaires à l’armée se félicitèrent de son action. Aussi vécut-elle cette guerre comme Vallès avait vécu son exil à Londres. Elle dut abandonner momentanément sa maison de Pierrefonds, dans l’Oise. Les journaux publièrent de plus en plus rarement ses articles. Enfin, la censure la priva de la possibilité d’exprimer son hostilité à la guerre. Lorsque la paix fut signée, elle recouvra cependant son public.

En janvier 1921, elle adhère au Parti Communiste, qui vient de se créer. La révolution soviétique provoque son enthousiasme. Elle décide, pour la première fois de sa vie, d’oublier ses principes d’indépendance, et de se mettre au service d’une organisation politique. Mais deux années plus tard, sommée de choisir entre son appartenance au Parti Communiste et son appartenance à la Ligue des Droits de l’Homme (fondée lors de l’affaire Dreyfus), elle se retire du Parti. Entre temps, elle avait remisé beaucoup de ses espoirs et constaté que le régime communiste ressemblait peu à ce qu’elle souhaitait.

En 1926, Ascaso, Durruti et Jover, trois anarchistes espagnols réfugiés en France, tentent d’assassiner le roi d’Espagne, Alphonse XIII, en visite à Paris. Les trois hommes sont arrêtés avant de réaliser leur projet, mais de lourdes charges pèsent sur eux. Condamnés à six mois de prison pour port d’armes prohibées, ils attendent avec anxiété leur libération, car l’Argentine demande leur comparution devant sa juridiction. Soupçonnés d’avoir commis un hold-up à Buenos-Aires pour financer les caisses de la C.N.T., et d’avoir alors tué un employé de banque, ils risquent, s’ils sont extradés, de finir leur existence au bagne. Louis Lecoin tente de les sauver. Il désire obtenir le soutien de la Ligue des Droits de l’Homme, et se rend chez Séverine, qu’il sait acquise à la cause anarchiste.

... Je me trouvai, tout naturellement, chez Séverine, dans sa maison de Pierrefonds, où la maladie la retenait couchée depuis de longs mois.
Voilà une grande dame, une vraie ; imposante dans sa simplicité. Et si bienveillante !
— Eh bien ! Lecoin, qu’y a-t-il ?
En deux mots, je lui présentai Ascaso, Durruti et Jover ; j’expliquai leur cas. Elle n’exigeait pas, elle, des preuves d’innocence à n’en plus finir pour laisser émouvoir son cœur [10].

Séverine, en effet, ouvre à Lecoin les portes de la Ligue des Droits de l’Homme. Mais l’activité dont elle fait preuve l’épuise. En 1927 (elle a alors 72 ans), elle tombe de nouveau malade. Pourtant, elle fournit encore des articles à la presse. Labruyère, avec qui elle vivait, est mort. Adrien Guébhard, son second mari, revient vivre auprès d’elle, bien que trente-cinq années se soient écoulées depuis leur séparation. Mais il décède à son tour.

Vieillie, Séverine donne cependant son accord, lorsqu’elle est sollicitée pour prendre la parole dans un meeting en faveur de Sacco et de Vanzetti.

Malade, alourdie, torturée par les rhumatismes, elle trouvera quand même la force, en juillet 1927, de se traîner au Cirque de Paris (...), présider un meeting pour tenter d’arracher au président des États-Unis la grâce de Sacco et Vanzetti [8].

Les Parisiens l’accueilleront chaleureusement.

Séverine, au cirque de la Motte Picquet, pour Sacco et Vanzetti

... Dès qu’elle parut, l’acclamation retentit. Du haut en bas du Cirque, la foule dressée clamait son amour et sa joie. Puis, à la tribune, cette vieille femme lasse sembla transfigurée. Sa voix, d’abord chancelante, s’affermit, dit les mots attendus, et ce fut admirable. Quand elle eut terminé, que l’ovation cessa, on prévint qu’une autre foule réclamait, au dehors. Dix mille personnes, dans le Cirque, l’avaient entendue. Dix mille personnes battaient les portes closes du Cirque et la voulaient voir. La police elle-même, impuissante, réclamait Séverine [6].

Des milliers d’articles

Il s’agit de son dernier grand combat. La fille spirituelle de Vallès meurt le 24 avril 1929.

Obsèques de Sévérine à Pierrefonds, le 29 avril 1929.

Elle laisse une œuvre considérable. Ses articles, selon Bernard Lecache, sont au nombre de six mille, et ont été publiés par une centaine de titres, parmi lesquels, outre Le Cri du Peuple (de 1883 à 1888), figurent Le Gaulois (de 1888 à 1892, puis en 1897), Le Petit Journal (1891-1892), Femina (1903-1904), L’Assiette au Beurre (1905), L’Œuvre (de 1909 à 1911), L’Intransigeant (de 1909 à 1914), Le Bonnet Rouge (1913-1914), ou Le Libertaire (1924), etc.

Elle publia également plusieurs ouvrages : Pages Rouges (éd. Simonis Empis, 1893), Notes d’une Frondeuse (éd. Simonis Empis, 1894), Pages Mystiques (éd. Simonis Empis, 1895), En Marche (éd. Simonis Empis, 1895), Vers la Lumière (éd. P.V. Stock, 1900), qui reprennent ses articles parus dans la presse, ou encore Sainte-Hélène (éd. Giard-Brière, 1904), une pièce en deux actes, Sac à Tout (éd. Juven, 1905), et surtout, en 1921, Line (éd. G. Grès), un roman plus ou moins autobiographique (Line est bien sûr le diminutif de Caroline, véritable prénom de Séverine). Foncièrement libertaire, à l’image de Vallès, Séverine est une figure attachante du socialisme. Certaines de ses erreurs ne doivent pas faire oublier ses prises de positions en faveur de la liberté, de l’égalité, et de la justice.

Outre la biographie d’Evelyne Le Garrec : Séverine, une rebelle (1855-1929), éd. du Seuil, 1982 ; on consultera avec intérêt la préface d’Aline Demars, dans le tome I des Pardaillan de Michel Zevaco (éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1988). Feuilletoniste célèbre, libertaire, Zevaco fut en effet brièvement secrétaire de Séverine et résida d’ailleurs lui aussi à Pierrefonds... A propos de Jules Guesde, se reporter à l’ouvrage d’Alexandre Croix, Jaurès et ses détracteurs (éd. du Vieux Saint-Ouen, 1967 et éd. Spartacus, 1976).

[1Séverine, « Souvenirs » dans Le cri du Peuple du 14 février 1886 ; également dans Pages Rouges, éd. Simonis Empis, 1893 ; également dans Choix de Papiers (annotés par Evelyne Le Garrec), éd. Tierce, 1982.

[2Séverine, « Les responsables » dans Le Cri du Peuple du 30 janvier 1887 (également dans Pages Rouges et Choix de Papiers, op.cit.).

[3Jean Grave, Le mouvement libertaire sous la IIIe République, éd. Les Œuvres Représentatives, 1930.

[4Séverine, « Adieu » dans Le Cri du Peuple du 28 août 1888 (également dans Pages Rouges et dans Choix de papiers, op. cit.).

[5Cf Alexandre Zevaes, Jules Vallès, son œuvre — éd. La Nouvelle Revue Critique, 1932.

[6Bernard Lecache, Séverine — éd. Librairie Gallimard, 1930 (préface d’Anatole de Mollie), (B. Lecache fut le gendre de Séverine).

[7Séverine dans Le Journal du 10 décembre 1893.

[8Evelyne Le Garrec, introduction à Séverine, Choix de Papiers, op. cit.

[9En 1921, parmi les premiers adhérents du Parti Communiste, figurent des antisémites militants, dont le meilleur — mais point le seul — exemple est cette Caroline Guebhard, mieux connue sous le nom de Séverine, qui apporte en dot l’héritage de Chirac, de Toussenel et de Drumont, écrit sans sourciller Bernard-Henri Lévy dans L’idéologie française, éd. Grasset, 1981.

[10Louis Lecoin : De prison en prison, édité par l’auteur, 1947 ; également dans Le cours d’une vie, édité par l’auteur, 1965.