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Pierre Kropotkine fédéraliste - V - Bolchevisme et soviétisme

mardi 30 avril 2024, par Camillo Berneri (CC by-nc-sa)

Kropotkine écrivait, il y a plusieurs années, combattant l’illusion que les sociétés secrètes révolutionnaires avaient le pouvoir, une fois abattue la tyrannie tsariste, de substituer au mécanisme bureaucratique passé une nouvelle administration composée de révolutionnaires honnêtes et intransigeants :

D’autres – les prudents qui travaillent à se faire un nom ? tandis que les révolutionnaires creusent les mines ou périssent en Sibérie ; d’autres – les intrigants, les parleurs, les avocats, les écrivains qui parfois versent une larme bien vite essuyée sur la tombe des héros et se donnent pour amis du peuple – voici ceux qui occuperont les places vacantes au gouvernement et crieront : en arrière ! aux ‘‘inconnus’’ qui auront préparé la Révolution.

Sa prophétie a eu la plus vaste confirmation et lui-même s’est retrouvé dans l’opposition, opposition qui aurait eu de nombreuses répercussions si son interventionnisme à outrance ne lui avait enlevé tout prestige politique.

Dans une interview donnée à Augustin Souchy, publiée dans Erkenntnisbefreiung [*] de Vienne, Kropotkine dit : Nous devrions avoir des Conseils de communes, les Conseils communaux doivent travailler selon leur propre initiative. Veiller à ce que, par exemple, en ces temps de mauvaise récolte, la population ne manque pas de denrées de première nécessité. Le gouvernement centralisé est, dans ce cas, on ne peut plus pesant [1]. Tandis qu’en fédéralisant les Conseils on créerait un centre vital.

Dans sa rencontre avec Armando Borghi, il insista beaucoup sur le rôle des syndicats comme cellules de la révolution sociale autonomiste et anti-autoritaire. Dans une de ses dernières lettres (23 décembre 1920) à l’anarchiste hollandais De Rejger, qui fut publiée dans Vrije Socialist, il écrivait : La révolution sociale a pris malheureusement en Russie un caractère centralisateur et autoritaire.

Le 7 janvier 1918, Kropotkine avait tenu à Moscou (au siège de la Ligue des fédéralistes, groupe formé sur son initiative dans le but d’étudier la possibilité d’une organisation fédérative de la Russie) une conférence [2] dans laquelle, après avoir tracé une histoire des courants autonomistes et des courants centralisateurs de la pensée russe et de la progressive et désastreuse centralisation étatiste de l’autocratie tsariste, il réaffirmait ses principes fédéralistes :

On se rend toujours plus clairement compte de l’impossibilité de gouverner à partir d’un centre unique 180 millions d’hommes qui peuplent des territoires extrêmement divers et d’une étendue qui dépasse de beaucoup celle de l’Europe entière. On prend toujours plus nettement conscience de cette vérité : que la force créatrice de tant de millions d’hommes ne pourra se manifester pleinement que lorsque ceux-ci se sentiront complètement libres de développer ce que leurs coutumes ont de particulier, et d’organiser leur propre existence selon leurs aspirations, le caractère physique de leur territoire et leur passé historique.

La pensée de Kropotkine sur la révolution russe est exprimée dans un message aux travailleurs occidentaux, remis le 10 juin 1920 à Miss Bonfield qui, avec d’autres délégués du Labour Party, alla le saluer dans son ermitage de Dimitrov. Ce « Message » est un document notable pour l’histoire de la révolution russe. Kropotkine, avançant que si la tentative d’établir une société nouvelle au moyen de la dictature d’un parti est vouée à l’échec, on ne peut pas néanmoins ne pas reconnaître que la révolution a introduit dans la vie russe de nouvelles conceptions sur la fonction sociale et sur les droits du travail et des devoirs des simples citoyens. Il expose alors ses idées, faisant une critique sereine mais intransigeante du bolchevisme comme dictature de parti et gouvernement centralisé. Le premier problème général est celui des nationalités qui composent la Russie. Sur cette question, il écrit :

Une reprise des relations entre les nations américaines, européennes et la Russie ne doit certes pas signifier qu’on admette la suprématie de la nation russe sur les nationalités dont l’empire des tsars russes était composé.
La Russie impériale est morte et ne ressuscitera jamais plus. L’avenir des diverses provinces qui composaient l’empire sera dans une grande fédération. Les territoires naturels des différentes parties de cette fédération sont en fait différents de ceux qui nous sont familiers par l’histoire de la Russie, par leur ethnographie et par leur vie économique. Toutes les tentatives faites pour ramener les parties constituantes de l’empire russe, Finlande, Ukraine, Géorgie, Arménie, Sibérie et autres, sous une autorité centrale sont assurément vouées à l’échec. L’avenir de ce que fut l’Empire russe réside dans une fédération d’unités indépendantes.
Pour cela, il serait de l’intérêt de toutes les nations occidentales qu’elles se déclarent prêtes à reconnaître à chaque fraction de l’ex-Empire russe le droit de se gouverner par elle-même.

Mais son fédéralisme va plus loin que ce programme d’autonomie ethnographique. Il dit entrevoir dans un proche avenir : un temps où chaque partie de la fédération sera elle-même une libre fédération de communes rurales et de villes libres, et je crois également que l’Europe occidentale s’acheminera dans cette direction.

Et voici tracée la tactique révolutionnaire des autonomistes fédéralistes et exposée la critique de la centralisation étatiste des bolcheviks :

La révolution russe – continuatrice des deux grandes révolutions anglaise et française – s’efforce de progresser à partir du point où s’est arrêtée la France quand elle atteignit la notion d’égalité de fait, c’est-à-dire d’égalité économique.
Malheureusement, cette tentative a été faite en Russie sous la dictature fortement centralisé d’un parti, celui des bolcheviks. La même tentative a été faite par Babeuf et ses disciples, tentative centraliste et jacobine. Je dois avouer franchement que, pour moi, cette tentative d’édifier une république communiste sur des bases étatistes fortement centralisées, sous la loi de fer de la dictature d’un parti, s’est achevée sur un fiasco formidable. La Russie nous enseigne comment ne doit pas s’imposer le communisme, même à une population fatiguée de l’ancien régime et impuissante à opposer une résistance active aux expériences des nouveaux gouvernements.
L’idée des soviets, ou des Conseils d’ouvriers et de paysans, déjà préconisée durant la tentative révolutionnaire de 1905 et réalisée en février 1917, fut une idée merveilleuse. Le fait même que ces Conseils devaient contrôler la vie politique et économique du pays suppose qu’ils devaient être composés de tous ceux qui participent personnellement à la production de la richesse nationale.
Mais tant qu’un pays est soumis à la dictature d’un parti, les Conseils d’ouvriers et de paysans perdent évidemment toute signification. Leur fonction se réduit au rôle passif représenté dans le passé par les États généraux ou par les parlementaires convoqués par le monarque et contraints de tenir tête à un Conseil royal omnipotent.
Un Conseil du travail ne peut être un corps consultatif libre et efficace quand il n’y a pas de liberté de la presse, situation où se trouve la Russie depuis presque deux ans sous prétexte de l’état de guerre. Et quand les élections sont faites sous la pression dictatoriale d’un parti, les Conseils d’ouvriers et de paysans perdent leur force représentative. On veut justifier tout cela en disant que pour combattre l’ancien régime il faut une loi dictatoriale. Mais cela constitue une régression quand il s’agit de procéder à la reconstruction d’une nouvelle société sur des bases économiques nouvelles. Cela équivaut à la condamnation à mort de la reconstruction.
Les moyens employés pour renverser un gouvernement déjà faible et prendre sa place sont connus de l’histoire ancienne et moderne. Mais quand il s’agit de reconstruire des nouvelles formes de vie, spécialement en ce qui concerne la production et l’échange, sans avoir aucun exemple à imiter, quand chaque problème doit être résolu promptement, alors un gouvernement omnipotent se trouve absolument incapable de le faire au moyen de ses fonctionnaires. Pour aussi innombrables qu’ils soient, ils deviennent un obstacle. On développe ainsi une formidable bureaucratie auprès de laquelle celle du système français, qui demande l’intervention de 40 fonctionnaires pour vendre un arbre abattu sur la route par la tempête, devient une bagatelle.
Et vous, travailleurs d’Occident, vous devez et pouvez éviter cela par tous les moyens, parce que tous vous devez vous préoccuper du succès d’une reconstruction sociale.
L’immense travail reconstructif exigé par une révolution sociale ne peut être accompli par un gouvernement central, même si pour vous guider dans ce travail il y a quelque chose de plus substantiel que quelques brochures socialistes ou anarchistes.
Nous voulons la connaissance, l’intelligence et la collaboration volontaire d’une masse de forces locales et spécialisées sont nécessaires qui pourront vaincre les difficultés que présentent les différents problèmes économiques de leurs particularités locales.
Repousser cette collaboration et se fier au génie des dictateurs de parti équivaut à détruire tous les noyaux indépendants, comme les syndicats, appelés en Russie unions professionnelles, et les coopératives de consommation locales, les transforment en organes bureaucratiques du parti comme on le fait actuellement. Cela est le moyen non d’accomplir la révolution mais de rendre impossible sa réalisation. Pour cette raison, je considère de mon devoir de vous conseiller de ne jamais adopter une telle ligne d’action.

C’est la pensée de Kropotkine sur la révolution russe et c’est la pensée qui a animé et anime l’opposition des anarchistes russes.


[*Erkenntnis und befreiung - Connaissance et libération : journal anarchiste autrichien fondé par Rudolf Grossmann dit Pierre Ramus (1882-1942). Cette note provient du site www.antimythes.fr

[1Il exprime son hostilité envers l’économie coercitive du gouvernement bolchevique dans une interview accordée à W. Meakin, correspondant du Daily News. Voir aussi l’intéressante interview accordée à A. Berkman dans Le Libertaire du 24/02/1922.

[2Reproduit de la revue Plus loin de Paris (n°15, mai 1925) et de la revue Pensiero e Volontà (Rome, 1er février 1926).