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Paul Brousse (1844-1912)

samedi 14 septembre 2024, par Aristide Delannoy, Victor Méric - Flax (CC by-nc-sa)

Avant que d’entreprendre la biographie du citoyen Brousse, le lecteur nous permettra de lui faire part de notre embarras. Le citoyen Brousse, on le sait, vient d’être exclu du Parti socialiste par la Fédération de la Seine. Si le citoyen Brousse n’avait pas été exclu, nous n’aurions pas le droit de le critiquer sous peine de boycottage. Mais le citoyen Brousse ayant été exclu, nous avons te droit d’en dire tout le mal que nous en pensons et même celui que nous ne pensons pas ; pas un socialiste ne s’avisera de protester.

Pourtant, à l’heure où paraîtront ces lignes, la situation du citoyen Brousse sera peut-être modifiée. Peut-être aura-t-il fait appel au congrès de Toulouse de la sentence qui vient de le frapper et peut-être le congrès de Toulouse l’ayant réintégré dans le Parti, il ne nous sera plus possible de formuler nos critiques. Ou si ayant déjà terminé notre biographie, nous avons décoché quelques méchancetés au citoyen Brousse, nous deviendrons simplement un diffamateur et un vil calomniateur. De sorte que le problème est très difficile à résoudre. Devons-nous dire du mal du citoyen Brousse ou ne le devons-nous pas ? Tout cela dépend de la situation que le citoyen Brousse occupera vis-à-vis du Parti. Mais n’ayant pas le don de prophétie, nous ne pouvons connaître de sa situation future. Donc que faire ? S’abstenir ? Ne dire ni bien ni mal du citoyen Brousse ? C’est sans doute le parti le plus sage et c’est celui auquel nous nous arrêterons.

Paul Brousse.
Dessin d’A. Delannoy

Pourtant rien ne nous empêchera de souligner les contradictions qui fleurissent la carrière du citoyen Brousse. Unifié ou non, le citoyen Brousse n’en a pas moins débuté — comme tant d’autres — dans le révolutionnarisme le plus intransigeant pour aboutir au réformisme le plus pâle. Il a évolué dira-t-on. Certes, si l’on considère les évolutions savantes auxquelles il s’est complu. Mais son droit d’évolution doit-il aller jusqu’à poursuivre et flétrir les disciples que son action d’autrefois a suscités ? Telle est la question.

Assez souvent, nous entendons parler avec un mépris superbe des petits jeunes gens de la nouvelle école. Ceux qui affichent ce mépris ne sont plus de petits jeunes gens. Ils ont vieilli. Mais il fut une époque où ils étaient plus ardents encore et où ils faisaient davantage figure d’énergumènes que ceux qu’ils dénoncent aujourd’hui. Peut-être un jour, les petits jeunes gens que nous sommes atteindront-ils à la sagesse. Mais, pour eux, la suprême sagesse sera surtout de se souvenir et, après avoir renié le passé, de ne pas se montrer implacables envers les nouveaux venus coupables seulement de reprendre les errements (?) d’autrefois.

Le citoyen Brousse, grand chef des possibilistes, comptait, aux environs de 1871-1879, parmi les plus farouches disciples de Bakounine et signait, de concert avec Jules Guesde, autre révolutionnaire assagi, de violents manifestes contre Karl Marx, ce bon Dieu de l’église socialiste. Le citoyen Brousse, expulsé
d’Espagne où il avait été condamné à mort pour excitation au régicide, dirigeait et rédigeait un journal l’Avant-Garde, où il écrivait des choses dans ce goût : Nous ignorons quels procédés plus certains l’avenir tient en réserve. Mais il pourrait bien se faire que ceux qui croient fermement qu’on peut DANS UNE POITRINE ROYALE OUVRIR UNE ROUTE. A LA RÉVOLUTION, fissent bon marché désormais du salut de l’entourage ! Que pour se trouver enfin, seuls, face à face avec un porte-couronne, ils marchassent à lui, au travers de la tourbe des courtisans, secouée, dispersée, ROMPUE AU BRUIT ET A LA LUEUR DES BOMBES. (1878).

Le citoyen Brousse, par arrêté du 4 mars 1879, était mis en état d’accusation et renvoyé devant les Assises fédérales (Suisse), comme s’étant rendu coupable d’actes contraires au droit des gens, en publiant, soit comme auteur, soit comme éditeur, un grand nombre d’articles qui ont paru dans le journal l’Avant-Garde, et qui revêtent un caractère délictueux. Ces articles, nous allons en donner quelques extraits, particulièrement savoureux. Le citoyen Brousse nous pardonnent, lui qui est l’homme des petits papiers.

Numéro 3, page I :

L’expérience a parlé ! LOIN DE NOUS LA VOIE PACIFIQUE ET LÉGALE ! A NOUS LA VOIE VIOLENTE QUI A FAIT SES PREUVES ! Laissons les radicaux à leur radotage pacifique, ALLONS AUX FUSILS SUSPENDUS AUX MURS DE NOS MANSARDES, mais si nous les épaulons, ne les laissons se refroidir et s’éteindre que lorsque nous pourrons faire résonner leurs crosses, non seulement sur le sol d’une république, mais encore sur un sol qui soit la propriété collective du paysan et de l’ouvrier.

Même numéro, page 3 :

Pour tous les républicains sérieux, la clef de la situation est ces deux mots, qui sont deux actes la COMNUNE par l’INSURRECTION.

Numéro 12, page 2 :

Après avoir discuté l’utilité de l’assassinat politique et tout spécialement celle de l’assassinat du maréchal de Mac-Mahon, le citoyen Brousse déclare :

... se soumettre, se démettre... ou être descendu.

A Sedan, les Prussiens ont descendu le maréchal de son grand cheval de bataille. Maintenant son second cheval de bataille est le septennat, pourquoi n’essaierait-on pas à Paris une seconde édition mieux réussie ?

Comment, nous dira-t-on, vous nous prêchez l’assassinat politique ? Certainement quand l’assassinat d’un homme prévient celui d’un millier d’autres ; résolument, quand on peut, en frappant un soldat stupide, faire triompher une cause, en évitant de sanglantes hécatombes prévues.

En principe, nous sommes contre l’assassinat politique. Mais si, dans un cas spécial, il peut être utile, nous savons regarder en face, et froidement, celte éventualité...

On remarquera que si l’un des petits jeunes gens de la nouvelle école s’avisait d’écrire le dixième de ce qu’écrivait le citoyen Brousse, il serait immédiatement poursuivi et jeté en prison par cet citoyen Clemenceau.

Continuons :

Dans son numéro 27, l’Avant-Garde, discutant l’utilité de la tentative d’assassinat de Hœdel, dit entr’autres choses :

Nous ne saurions appeler insensé l’homme qui veut déboulonner un empereur, fut-ce celui d’Allemagne, pas plus qu’en France nous n’avons traité de fous Orsini et Fieschi ; il y a ensuite des formes homicides que nous ne blâmons, que nous approuvons môme : LE RÉGICIDE, LA VENGEANCE DE L’OUVRIER CONTRE LE PATRON, sont pour nous dans ce cas.

Dans son numéro 28, l’Avant-Garde publiait sous le titre :« Hœdel, Nobiling et la propagande par le fait », un article où il était dit que la propagande socialiste théorique ne suffit pas à amener les masses à la compréhension de leurs vrais intérêts et qu’il faut à côté de la théorie de « l’acte », c’est-à-dire la révolte en fait, la Commune de Paris, par exemple, ou la machine infernale de Fieschi, ou la bombe d’Orsini, ou les pistolets de Hœdel et de Nobiling.

Voilà, disait l’Avant-Garde, un jeune homme qui, pendant douze heures, a senti au niveau de son épaule la main de son contremaitre, voilà un homme qui pendant douze heures a risqué ses membres en les sentant frôler par les rouages de la machine, un homme dont l’attention a su être sans cesse en éveil et les muscles sans cesse en mouvement ; il rentre chez lui, que pensez-vous qu’il désire ? Des brochures, des journaux, des gros livres ? Oh ! que non pas ! Ce qu’il veut, ce sont quelques instants de joie, en famille, quelques heures de repos au foyer. Beaucoup même n’aspirent qu’à deux choses : la soupe et le lit, nourriture et sommeil.

Eh bien ! Fieschi tire sur un roi sa machine infernale ; Orsini sème de bombes la route d’un empereur ; Hœdel tire et manque ; Nobiling tire et blesse. Un point d’interrogation se dresse immédiatement partout, sur la place publique, dans la rue, au foyer, sous le chaume et dans la mansarde. Nul ne peut rester froid, demeurer indifférent. Pour ou contre, tout le monde s’agite. Que veulent ces assassins, dit l’ouvrier qui va à la fabrique comme le paysan qui va à sa charrue. Ils ne veulent plus de rois, plus d’empereurs. Que mettront-ils à sa place ? La République, parbleu ! dit un passant.

On arrête le passant, mais le coup est donné, l’ébranlement est produit... Partout on discute la République, et quand on discute la République, la République s’établit.

Et l’Avant-Garde expliquait que le régicide est un moyen de propagande républicaine et non pas anarchiste, comme l’était la Commune de Paris : Si Hœdel et Nobiling, dit-elle, avaient été des anarchistes conscients, ils eussent attendu quelque temps encore et ils AURAIENT FAIT MIEUX.

Est-il utile d’affaiblir, par de vains commentaires, d’aussi précises déclarations ? Et ne faut-il pas applaudir des deux mains des théories aussi puissamment raisonnées que lumineusement exposées ?

Reprenons les choses au début. Paul Brousse est né à Montpellier, en 1844. Ce fut dans cette ville qu’il commença ses études de médecine. Signalons que l’année 1867, lors de l’épidémie de choléra qui sévit, il se distingua particulièrement et reçut la médaille d’or des Hôpitaux.

Malheureusement, il s’occupait de politique, faisait de l’opposition à l’Empire et s’affiliait à l’Internationale. Cela l’empêchait d’être diplômé médecin, et bientôt, après la Commune, il devait s’enfuir. Il passa d’abord en Espagne, d’où il ne tarda pas à être expulsé. Il vint alors en Suisse, à Genève, comme délégué au Congrès qui se tint dans cette ville (1873). De Genève, il passa à Lucerne, à Zurich, puis à Berne, où il fut diplômé docteur par l’Université et nommé assistant au Labo-ratoire de Chimie. Il resta à Berne, pendant quatre ans. En 1877, il y fut condamné pour avoir pris part à la manifestation du 18 Mars. C’est à cette époque qu’il entreprit la publication de cette Avant-Garde, dont nous avons donné quelques extraits. Il avait comme collaborateurs, au début, Reclus et Kropotkine. Condamné à deux mois de prison et à dix ans de bannissement, il se refugia en Angleterre.

De retour en France en 1884 Paul Brousse changea son fusil d’épaule. Il en avait assez de la méthode révolutionnaire.

Lui qu’on avait vu prêchant l’action violente, le régicide et la bombe, devint un réformiste et un légaliste. Il inventa un mot et une chose : le possibilisme. Autrefois il avait inventé un autre mot : la propagande par le fait. Il s’était déclaré plus qu’anarchiste : amorphiste, ce qui signifiait qu’il ne voulait aucune forme, non seulement de gouvernement, mais même de groupement.

Ayant fait peau neuve, on le vit combattre les guesdistes, ses alliés d’aujourd’hui qui étaient les révolutionnaires de l’époque. Il les combattit si bien qu’il provoqua la scission du parti ouvrier, lors du congrès de Saint-Etienne. Il faut relire son journal le Prolétaire pour se rendre compte de l’acuité que prirent les polémiques.

Nommé conseiller municipal des Epinettes, il devint rapidement président du Conseil. Et, chose admirable, merveilleux sujet à philosopher, l’anarchiste Paul Brousse se mit à visiter les Anglais, au nom de la Ville de Paris, reçut l’année suivante, toujours au nom de la Ville de Paris, les délégations anglaises. On était loin de Bakounine. Mais le plus amusant, ce fut de voir le régicide Paul Brousse, expulsé autrefois d’Espagne, s’aplatir devant le morveux Alphonse XIII qu’une bombe, selon les conseils du rédacteur de l’Avant-Garde manqua, quelques jours après, ravir à l’affection de ses sujets.

Depuis, Brousse a continué. Il vient tout récemment de refuser de signer un manifeste contre le voyage de Fallières en Russie. Il s’est déclaré partisan de l’alliance franco-russe.

Et le voilà maintenant hors du Parti qu’on commence enfin à débroussailler. Qui pourra s’en plaindre ? Il y a longtemps que par son attitude, Brousse s’est mis en dehors de l’Unité.

On le dit honnête. Il ne tripote pas. Il ne s’est pas enrichi. Soit. On ajoute qu’il a usé de son droit en changeant d’opinion, n’étant pas l’homme absurde qui ne change jamais. Soit encore. Mais à cela nous ferons observer que lorsqu’on s’est trompé aussi grossièrement ; lorsque, pendant dix ans on a prêché la violence, la bombe, le meurtre ; le jour où l’on change d’avis, le jour où l’on s’aperçoit qu’on était dans l’erreur, on ne conserve plus qu’un droit : se taire et rentrer dans la vie privée.

C’est trop facile, vraiment, de pousser les gens à la prison, de les inciter au sacrifice et de venir dire après : ça ne compte pas. Au moins doit-on avoir la pudeur de ne pas railler et mépriser ceux qui, aujourd’hui, se risquent à reprendre quelques-unes des théories de jadis.

Telle est la morale que nous croyons devoir tirer du cas Brousse.

Cependant nous ferons observer que, si par un hasard improbable, Brousse est repêché à Toulouse, tout ce que nous venons de dire n’existe plus ; les passages publiés deviennent apocryphes, les commentaires idiots, les faits relatés erronés.

Et nous prierons le lecteur de nous considérer comme un infâme menteur, se complaisant dans la calomnie et la diffamation.