Les latifundistes et autres propriétaires regroupés au sein de la Sociedad Rural de Rio Gallegos se sentent brimés. Non seulement ils ont dû signer un accord rédigé par la Sociedad Obrera, mais de plus, malgré leur insistance, aucune poursuite judiciaire n’est engagée contre les grévistes ayant participé aux « réquisitions ». Il arrive même qu’un navire ne puisse partir, les machinistes du bateau refusant de travailler sous prétexte qu’est embarqué un propriétaire qui s’était mal comporté avec les ouvriers ruraux ; ou alors qu’un commerçant boycotté par la Fédération locale ne puisse se faire couper les cheveux, tous les coiffeurs de Rio Gallegos appliquant jusqu’au bout le boycott sur sa personne. Quelques semaines plus tard, lorsque les quelques commerçants boycottés par le syndicat depuis des mois capituleront (c’est-à-dire qu’ils doivent reprendre le personnel licencié et lui payer les salaires correspondant à la période de licenciement), les anarchistes de la Fédération locale iront jusqu’à exiger que ces commerçants payent les frais que le syndicat a déboursé pour mener la campagne du boycott !
Mais le vent va vite tourner. Au début février 1921 se déroule à Buenos Aires le XIe congrès de la FORA syndicaliste. Antonio Soto est le délégué des 768 affiliés cotisant à la Société ouvrière de Rio Gallegos (un autre délégué représente les sections locales des autres villes de Santa Cruz – Puerto Deseado, San Julian, Puerto Santa Cruz – en tout quelques 700 affiliés). Il critique l’inaction des instances nationales de la FORA lors des récentes grèves et tire la sonnette d’alarme pour les mois à venir en appelant à la vigilance. Il ne sera pas écouté. Certes, la FORA syndicaliste avait d’autres problèmes sur les bras. Mais elle voit d’un très mauvais œil le développement de syndicats revendicatifs impulsés par les anarchistes, et le secrétariat national, au lieu de tout mettre en œuvre pour aider de les travailleurs du grand Sud va manœuvrer pour casser leur mouvement. Ainsi, des « délégués » du secrétariat sont envoyés à Santa Cruz en tant qu’observateurs (une de ces personnes s’avérera être un indicateur de police). En fait, avec la complicité des propriétaires de la Sociedad Rural, ils vont tenter de développer des « syndicats autonomes » afin de contrer la Fédération locale tenue par les anarchistes. De sorte, ils se livreront à une véritable action de calomnie et de sabotage. Mais ces envoyés n’obtiendront aucun succès : forte de l’expérience acquise lors des dernières grèves, la Fédération locale de Rio Gallegos, ainsi que celles du nord du territoire de Santa Cruz, se développent énormément au cours de la première moitié de l’année. Les actions ne sont pas toujours couronnées de succès. Ainsi une grève qui éclate fin mars 1921 dans les frigorifiques d’une compagnie américaine (la célèbre Swift Co.) échoue face à la pression des patrons, qui créent un syndicat « autonome » jaune, et à l’intervention du gouverneur Yza, qui donne de cette façon des garanties à la Sociedad Rural. Parallèlement, les latifundistes, qui disposent de maintes relations à Buenos Aires, font mener une campagne de presse sur l’insécurité qui régnerait en Patagonie, assimilant les anciens grévistes à des bandits (« El Toscano » avec une dizaine d’hommes continuait épisodiquement à piller des estancias ; ces actes étaient condamnés par la Fédération locale de Rio Gallegos).
En juin 1921, alors que l’hiver commence (dans l’hémisphère sud, les saisons sont inversées), le gouverneur A. Yza part de manière inexpliquée à Buenos Aires (il y restera six mois), laissant en charge son second. En juillet, la Fédération locale reçoit un grand nombre de plaintes émanant des campagnes : il semble que les propriétaires se sont concertés pour ne pas appliquer la convention qu’ils avaient pourtant signée 6 mois auparavant. La Société ouvrière de Rio Gallegos va bien évidemment laisser entendre son mécontentement ; ce sera le début d’un long bras de fer qui culminera quelques mois plus tard avec les massacres de centaines de travailleurs et l’élimination totale, dans le sud de la Patagonie, de toute trace d’anarchisme et de syndicalisme.
Le hors-d’œuvre commence le 9 juillet, jour de fête nationale commémorant l’indépendance du pays (obtenue le 9 juillet 1816). A Rio Gallegos, dans un salon de la ville, un banquet réunit les notables de la région (patronat, avocats et hauts fonctionnaires). Or parmi eux se trouve un des rares commerçants toujours boycottés par les syndicats. Les cuisiniers et les serveurs refusent alors de commencer le service à moins que la personne incriminée s’en aille, ce qui est refusé. Eh bien répond Antonio Paris, secrétaire syndical de l’établissement et de surcroît anarchiste, le banquet n’aura pas lieu ! Le lendemain, presque tous les journaux montrent leur indignation contre cet acte antipatriotique (n’oublions pas que la plupart des salariés étaient des immigrés de première génération). Les radicaux font aussi bloc pour le condamner ; la section locale de la Ligue patriotique argentine (extrême droite nationaliste) se renforce.
Visiblement, la tension commence à monter. Fin juillet Correa Falcon, qui est toujours président de la Sociedad Rural de Santa Cruz, part à Buenos Aires afin de défendre les intérêts des propriétaires. Il demande l’envoi permanent de troupes, s’entretient avec des conseillers du président Yrigoyen, ainsi qu’avec des généraux de l’armée. Il intensifie la campagne d’intoxication dans la presse en parlant de, la « situation catastrophique » de Santa Cruz. Parallèlement, les patrons de toute la Patagonie (Santa Cruz, Chubut, Terre de Feu) s’unissent dans une seule organisation. Enfin, le 14 septembre 1921, Mauriclo Braun et Carlos Menendez-Behety, les deux hommes les plus puissants de la Patagonie sont reçus personnellement par Yrigoyen, qui ordonne l’envoi immédiat de renforts à Santa Cruz.
Les syndicats en Patagonie s’activent eux aussi. Le 15 septembre, Antonio Soto démissionne de son poste de secrétaire général de la Fédération locale (c’est Paris qui est élu à sa place). A bord d’une voiture, il part, avec 7 compagnons, entreprendre une tournée des haciendas pour faire le point et mobiliser les travailleurs. Des meetings, des assemblées générales sont organisés ; des centaines et des centaines de « peones » et d’ouvriers adhèrent au syndicat. Il est décidé de lancer des grèves uniquement dans les haciendas qui refusent d’appliquer la convention signée au début de l’année. Le mouvement débute le 1er octobre.
Pour la (petite ?) histoire, ajoutons qu’à Buenos Aires, le Congrès (Chambre des députés et Sénat), à majorité radicale, vote le même jour (1er octobre) l’abolition de la peine de mort. Et que le 8 octobre, « El Toscano » et ses hommes sont capturés par... des travailleurs fédérés, qui les livrent à la police. Cet acte sera ensuite critiqué, mais il en dit long sur le degré de « banditisme » des grévistes.
La police, qui était restée « neutre » depuis l’arrivée d’Yza, réagit violemment dès le début du mouvement. A Rio Gallegos, le local du syndicat est pris d’assaut ; 15 militants, pour la plupart des responsables du secrétariat (et notamment A. Paris) sont emprisonnés ; les locaux sont fermés, le petit journal de la Fédération locale, Primero de Mayo (Premier Mai) est interdit. A Puerto Pietdo, à San Julian, à Puerto Santa Cruz, le scénario est le même. Les leaders syndicaux, les anarchistes, sont emprisonnés et souvent envoyés de force à Buenos Aires.
Fin octobre, une commission de grève se forme et édite clandestinement deux tracts appelant à la grève générale et à l’occupation des estancias. Très vite, le mouvement s’étend à tout le territoire ; il ne s’agit plus seulement de demander l’application de la convention mais également d’exiger la libération des prisonniers et le retour des déportés. A l’estancia Bella Vista, appartenant aux Braun et un des centres du mouvement, flottent des drapeaux rouges et noirs. Les grèves sont menées de manière pacifique : il ne s’agit pas d’un mouvement « subversif ».
Les autorités ne l’entendent pas de cette manière. Trois émissaires, envoyés par les grévistes à Rio Gallegos pour négocier (pour Soto, il était vital de garder un contact avec les ports côtiers) sont immédiatement emprisonnés. Début novembre, Yrigoyen renvoit Varela et ses hommes à Santa Cruz ; après 6 jours de voyage, ils accostent près de Rio Gallegos le 9 novembre. Le lieutenant colonel Varela (qui avait été décrié comme laxiste par les propriétaires lors des grèves de 1920) n’a aucun ordre écrit émanant du gouvernement. Mais son intention est claire à peine débarqué il estime que la situation est gravissime (...) des hommes en armes s’étant levés contre la Patrie, menaçant la stabilité des autorités
. Venant de lire un rapport (équilibré) du gouverneur en second C. Pandolfi, et connaissant de plus le contexte par son expédition antérieure, il ne pouvait ignorer que dans le pire des cas, les grévistes ne disposeraient que de quelques vieilles carabines de chasse. Pourtant sa position officielle (que l’on retrouve en lisant les rapports fantaisistes qu’il enverra à ses supérieurs hiérarchiques) indique qu’il s’agit d’une guerre, soutenue par l’armée chilienne. En fait, cette dernière collaborera avec l’armée argentine lorsque viendra l’heure de pourchasser les grévistes, notamment en fermant la frontière aux fugitifs tout en laissant passer les troupes de Varela.
Le 11 novembre, les soldats se mettent en route vers l’intérieur et le nord du territoire. Les grévistes avaient mis à profit l’enseignement des premières grèves fin 1920. Mieux encadrés par des travailleurs fédérés, beaucoup plus nombreux et plus expérimentés que lors des précédents mouvements – ce qui empêchera l’apparition de leaders comme l’avaient été « El Toscano » ou « El 68 » –, les grévistes agissent en plusieurs étapes. Lorsqu’une estancia se met en grève, elle est immédiatement occupée ; certains employés restent sur place, d’autres se dirigent vers les estancias voisines. Ainsi se forment, dans chaque région, des gros groupes de grévistes, qui s’installent dans une estancia donnée. Cette estancia devient de la sorte la base des grévistes de la région ; c’est là que se tiennent les assemblées générales où les décisions sont prises collectivement. En général, bien sûr, ce sont les militants syndiqués qui parlent, souvent des anarchistes originaires des villes côtières. Mais les ouvriers ruraux, et particulièrement les peones chiliens analphabètes vont également prendre la parole, surtout lorsque viendra l’heure de prendre des décisions graves. Les principaux groupes sont basés à l’ouest de Rio Gallegos (vers Punta Alta et Fuentes del Coyle), plus au nord près du lac Argentino (là se trouve A. Soto), à Paso Ibaez (à deux pas de Puerto Santa Cruz), à l’estancia Bella Vista au centre du territoire (Cañadon Léon), et dans la zone de Puerto Deseado au nord.
Les propriétaires et les administrateurs (quand ils ne se sont pas enfuis) sont dans la plupart des cas pris en otage ; mais, comme ils en témoigneront eux-mêmes, ils ne sont jamais mal traités ; on s’occupe même d’amener leur famille sur place quand c’est possible (car en général, femmes et enfants étaient renvoyés vers les villes côtières). Si les personnes sont respectées, il n’en va pas de même avec la propriété les grévistes prennent ce dont ils ont besoin (en général de la nourriture, et des chevaux pour se déplacer). Tout est noté noir sur blanc : comme lors des premières grèves, une liste des choses prises est établie, et un exemplaire remis à la personne que le propriétaire avait laissé en charge ; sur cet exemplaire est apposé le sceau de la Fédération locale. Les stocks d’alcool sont toujours détruits par les anarchistes soucieux de ne pas voir le mouvement se transformer en ébriété générale (d’ailleurs, un paragraphe du Pacte de Solidarité de la Fédération locale soulignait l’importance de la propagande anti-alcoolique). Des militants fédérés empêchent également que des déprédations ne soient commises ; il n’était pas rare de voir Antonio Soto réprimander sévèrement des peones qui s’en allaient chercher les femmes de l’estancia.
C’est donc le 11 novembre que l’armée se met en route ; Varela divise ses hommes en plusieurs groupes d’une trentaine de soldats, qui chacun doit s’occuper d’une zone particulière, tout en maintenant un contact entre eux pour s’unir si besoin est.
Le 16 novembre a lieu la première rencontre entre des troupes commandées par le capitaine Viñas Ibarra et un groupe de grévistes, à Punta Alta. A peine les grévistes sont-ils en vue que les soldats déchargent leurs fusils sans leur laisser le temps de réagir. On relève des morts, les soldats se chargent d’achever les hommes blessés, le reste est fait prisonnier. Selon les rapports de l’armée, les soldats auraient été attaqués par des grévistes armés ; il y aurait eu 5 morts et 140 prisonniers. Mais les rapports de l’armée ne tiennent pas debout et sont bourrés de nombreuses contradictions : le nombre et le type d’armes prises n’est jamais spécifié (car il n’y en avait presque pas), le nombre de prisonniers entre deux rapports successifs baisse mystérieusement, etc. Plus instructifs sont les témoignages des travailleurs ou ceux d’anciens soldats (recueillis après les faits) qui se recoupent tous : les soldats ont commencé à tirer, sans sommation, dès que les grévistes étaient en vue. Les corps des tués ont ensuite été brûlés ; parmi les prisonniers, un certain nombre sont fusillés. Il y aurait eu au total une trentaine de morts. Mais ce n’est que le début des massacres...
Les grévistes sont totalement coupés des villes côtières, et n’ont aucun moyen de communication entre eux (et a fortiori avec le reste du pays), excepté le cheval. De toutes façons, à Rio Gallegos règne une sorte de loi martiale qui ne dit pas son nom. Le journal patronal local, La Union, répète les informations données par l’armée. Le 22 novembre, Varela interdit de facto les syndicats ouvriers et installe un système de fichage des travailleurs non grévistes. A Buenos Aires, la presse rapporte des imaginaires pillages, incendies, viols, meurtres. L’armée doit donc rétablir « l’ordre ».
C’est le lieutenant-colonel Varela lui-même qui se charge de le faire à Puerto Santa Cruz. En effet, 400 grévistes occupent Paso Ibañez, une bourgade de 800 habitants à 30 km de Pto Santa Cruz. Les grévistes, qui ont pour leader R. Outerelo, anarchiste et secrétaire de la Fédération locale de Puerto Santa Cruz, demandent l’ouverture de négociations, pour satisfaire leurs revendications (application de la convention, libération des syndicalistes emprisonnés). Varela leur laisse le choix entre une reddition inconditionnelle ou le poteau d’exécution (la peine de mort venait d’être abolie moins de deux mois auparavant par le très « Honorable Congrès de la Nation »). Rendons-nous bien compte qu’il ne s’agit pas d’une guerre : l’armée attaque des ouvriers luttant pacifiquement pour des revendications que nous pouvons considérer comme parfaitement justes. A aucun moment les grévistes ne pensèrent mener une guérilla contre l’armée ; ils n’en avaient ni la volonté ni le pouvoir.
Après avoir relâché leurs otages en signe de bonne volonté (certains otages s’étant même proposés pour servir d’intermédiaires), les grévistes décident de fuir vers Cañadon Léon, où se trouve l’estancia Bella Vista. L’armée se lance à leur poursuite ; un premier groupe de 80 grévistes est rattrapé. Ils se rendent ; 10 d’entre eux (les grévistes les plus actifs) sont fusillés. Dans son rapport, Varela note qu’il a été attaqué ; mais comment expliquer qu’il n’ait subi aucune perte, et surtout que les 10 morts soient les militants syndiqués les plus actifs ? C’est qu’il possédait les bonnes listes. On obligeait les prisonniers à dénoncer leurs camarades, ou mieux, les propriétaires étaient appelés avant les exécutions pour qu’ils choisissent eux-mêmes les travailleurs à fusiller.
Le 1er décembre, le gros des grévistes enfuis (ils sont maintenant 500 hommes avec 4 000 chevaux) est rattrapé à Bella Vista. Ils se rendent sans qu’un coup de feu soit tiré. Mais les militaires les arrêtent. Selon tous les témoignages, certains hommes sont violemment frappés ; d’autres sont attachés nus aux barbelés ; enfin beaucoup d’entre eux, dont tous les dirigeants, seront fusillés, mais auparavant, on les oblige à creuser leurs tombes ou à couper le bois avec lequel leurs corps seront incinérés. Au total « 12 morts au combat » (sic) selon le rapport de Varela ; 200 personnes fusillées d’après la publication anarchiste de Buenos Aires La Antorcha ; Osvaldo Bayer parle lui d’une cinquantaine d’exécutions.
Il restait alors deux grandes zones de grévistes : l’une entre Puerto San Julian et Puerto Deseado, qui sera réprimée plus tard, l’autre autour du lac Argentine, où se, trouvent de nombreuses estancias. C’est au capitaine Viñas Ibarra que revient l’ordre de s’occuper de cette zone. En remontant du sud vers la région des lacs Argentino et Viedma (alors contrôlés par les grévistes groupées à l’estancia La Anita autour d’Antonio Soto), il procède au « nettoyage » de cette zone ; ainsi, le 29 novembre, une vingtaine de grévistes qui fuyaient sont abattus, alors même que certains se rendaient. Il va sans dire qu’après le passage de l’armée, le travail reprenait dans toutes les haciendas.
Le 6 décembre au soir, après avoir remonté le Rio Santa Cruz, les troupes de Viñas Ibarra campent à une dizaine de kilomètres de l’estancia La Anita, où sont retranchés Soto et plus de 600 grévistes, ainsi que quelques rescapés des massacres de Bella Vista (ils sont donc parfaitement au courant des « méthodes militaires »). Alors que les soldats peaufinent les plans d’attaque, une importante assemblée générale se déroule pendant toute la nuit à La Anita, où trois positions s’affrontent. Pour Soto, il faut prendre les chevaux et fuir l’armée en espérant qu’elle se lassera de les poursuivre et sera ainsi contrainte de négocier. Bien qu’à son initiative toutes les armes de la région aient été réquisitionnées, il sait fort bien que quelques carabines de chasse ne peuvent rivaliser ni en force ni en puissance avec les « Mausers » de l’armée. La deuxième position est celle de l’anarchiste Pablo Schulz : il faut transformer La Anita en camp retranché imprenable pour pouvoir se défendre ; il est hors de question de fuir, les hommes sont trop fatigués ils n’en ont pas l’envie. Enfin, pour le Chilien Farina, il faut se rendre sans condition. D’une part, les militaires sont les plus fort. D’autre part, il ne s’agissait après tout que d’une grève, et non pas de s’affronter à l’armée. De plus, il se souvient que lors des grèves de 1920, c’est lorsque l’armée est arrivée que les patrons ont accepté de signer la convention. La plupart des grévistes, inquiets et épuisés, sont de l’avis de Farina : il faut se rendre. Mais après un discours émouvant, Soto parvient à faire accepter par l’assemblée l’envoi de délégués chargés d’aller discuter avec l’armée. Remarquons qu’à aucun moment il n’est question pour les grévistes de mettre sur la balance la vie des propriétaires qu’ils détiennent en otages.
Deux délégués sont donc envoyés ; ils rencontrent les troupes alors même que celles-ci montaient vers La Anita, à l’aube du 7 décembre. Ils sont immédiatement fusillés. Arrivés près de La Anita, les militaires donnent une heure aux ouvriers pour se rendre inconditionnellement. Ils leur promettent toutefois qu’il ne leur sera fait aucun mal, et que peut-être leurs revendications pourraient aboutir une fois le calme ramené. L’ultime assemblée générale opte alors pour la reddition. Une quarantaine de grévistes, dont Soto, pour qui une telle reddition était la mort assurée, réussissent à s’échapper à la tombée de la nuit. Ils voulaient bien rester pour se battre, mais non pour se suicider.
Cette même nuit, les militaires prennent possession de La Anita ; 7 dirigeants grévistes sont exécutés sur le moment, dont Schulz, qui malgré son désaccord avait décidé de rester avec les peones jusqu’au bout. Le lendemain, le 8 décembre, le lieutenant-colonel Varela arrive sur les lieux. Les grévistes sont fusillés par quinzaines. Derrière le peloton d’exécution, on a installé une deuxième ligne de soldats chargés de tirer sur le peloton au cas où celui-ci refuserait de faire feu. Le rapport d’Ibarra fait état de 7 morts au combat. Mais si en prenant le même rapport, on fait la différence entre le nombre de grévistes estimés avant l’assaut et le nombre de prisonniers effectivement recensés, 180 personnes ont disparu du compte. On peut estimer, avec La Antorcha, qu’il y eut 250 fusillés à La Anita même, mais on ne connaîtra jamais le nombre exact. Les propriétaires, appelés sur place pour dénoncer les grévistes meneurs, avaient alors un droit de vie et de mort sur leurs propres employés. On connaît le cas d’un propriétaire qui a fait fusiller 37 de ses employés car on lui avait pris 37 chevaux.
Après avoir terminé leurs massacres à La Anita (nous ne nous étendrons pas sur le détail des horreurs, car il y aurait de quoi remplir plusieurs chapitres), des patrouilles sont envoyées dans toutes les directions pour « nettoyer » les estancias alentour. Là aussi, des dizaines de travailleurs seront fusillés, soit à la demande des propriétaires, soit de manière totalement arbitraire, comme si un certain quota devait être rempli. Le territoire de Santa Cruz est ainsi presque totalement « pacifié », selon l’expression consacrée, sauf au nord, où les grévistes ont pris le contrôle de la ligne de chemin de fer Puerto Deseado-Colonia Las Heras.
Le capitaine Anaya avait débarqué début décembre à Puerto San Julian avec des troupes fraîchement arrivées de Buenos Aires (dont une importante proportion de sous-officiers par rapport aux soldats). Il remonte vers Pto Deseado en nettoyant la zone. Les peones sont obligés de reprendre le travail de la manière forte. Le 18 décembre, à l’estancia San José, 50 grévistes sont fusillés, quelques-uns au hasard, les autres sous dénonciation. D’autres personnes sont sauvagement torturées. Le 20 décembre, une dizaine de grévistes sont fusillés à l’estancia Santa Maria. Le témoignage du propriétaire de cette estancia est accablant pour l’armée : il affirme qu’un gradé lui a dit qu’il avait reçu l’ordre d’exécuter 10% des grévistes et de les faire figurer ensuite comme morts au combat (alors qu’il n’y a jamais eu de combats).
Continuant ses actions en remontant vers Puerto Deseado, le capitaine (plus tard général) Anaya est rejoint par son chef Varela, qui prend les choses en main. Dans cette région, le mouvement n’avait commencé que début décembre. Les grévistes, parmi lesquels des cheminots, s’étaient choisi pour dirigeant un gaucho, José Font dit Facon Grande. Environ 400 personnes avaient ainsi pris le contrôle du chemin de fer, et étaient donc beaucoup plus mobiles qu’aucun autre groupe de grévistes. Cependant ils n’avaient pas en tête d’aller étendre les grèves vers le nord, vers la province du Chubut et surtout la grande ville industrielle Comodoro Rivadavia (ou peut-être n’eurent-ils pas le temps de le faire).
C’est à Tehuelches que sera tué le premier soldat (le seul militaire mort au cours des opérations de répression) : croyant avoir à faire à un détachement de police, les hommes de Facon Grande répondent à un groupe de militaires, peu nombreux, qui avaient ouvert le feu. Varela, qui se trouvait parmi ces soldats, adopte alors une autre tactique : il accepte de négocier une reddition. Il promet que tous les prisonniers seront libérés et qu’un nouvel accord sera signé. La seule condition : les grévistes doivent d’abord se rendre. En assemblée générale, les ouvriers, joyeux, poussés par Facon Grande, acceptent. Ceci montre bien que les grévistes cherchaient avidement à arriver à un accord. Mais cette décision leur fut tragique. A peine les grévistes se sont-ils rendus que Varela leur fait comprendre qu’ils sont tombés dans un piège. Cinquante personnes, en commençant par J. Font, sont fusillées, souvent après avoir été battues ; les exécutions ne s’arrêtent que grâce à un détachement de marine, qui arrive dans cette zone le 28 décembre, et qui , ne disposant pas des mêmes ordres, s’oppose à ces procédés. En tout cas, cet épisode se passe de commentaires.
Cette fois, la mission du lieutenant-colonel Varela est menée à son terme. Les campagnes ont repris le travail, les villes, où l’on a aussi fusillé une dizaine de personnes, sont calmes. Fin décembre, la Sociedad Rural publie une nouvelle convention de travail ; les salaires y sont inférieurs d’un tiers à ce qu’ils étaient dans la Convention Yza. Enfin et surtout, le syndicalisme mettra des années à refaire surface ; quant à l’anarchisme, il a purement et simplement été éliminé. Les latifundistes peuvent donc tranquillement trinquer au réveillon avec Varela et les autres chefs militaires, en se souhaitant entre eux une bonne et heureuse année. Dans les campagnes, le vent d’été, sec et poussiéreux, en balayant la terre laisse apparaître des cadavres en décomposition. A moitié nus, ils avaient été dépouillés de tous leurs objets de valeur.