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Nicolas Lazarévitch et la répression contre les révolutionnaires en URSS

samedi 28 mai 2022, par Charles Jacquier (CC by-nc-sa)

Durant l’entre-deux-guerres, Nicolas Lazarévitch s’efforce de dénoncer la répression menée par l’État soviétique contre les partisans de la révolution. Son combat prend la forme de multiples actions de solidarité.

Portrait de Nicolas Lazarévitch (dessin de Phil Casoar).

Quand le jeune ouvrier Nicolas Ivanovitch Lazarévitch [1] —né le 17 août 1895 en Belgique dans une famille de narodniki exilés— traversa l’Europe pour aller combattre en faveur de la révolution, il se rendit en Russie avec un immense espoir, pour enfin sortir du cauchemar d’une guerre mondiale atroce qui avait vu la faillite du mouvement ouvrier en août 1914. De sensibilité anarchiste, il ne s’engagea pas moins dans l’Armée rouge en 1919. Au printemps 1921, il trouva un emploi d’ouvrier dans la banlieue de Moscou, mais, considérant la NEP avec méfiance, il prit ses distances avec le régime. À l’usine Dynamo de Moscou où il travaillait, il tenta de constituer un groupe ouvrier clandestin. Dans des tracts diffusés sous le manteau, il appelait les travailleurs à s’organiser par eux-mêmes, les syndicats officiels ayant abandonné la lutte de classe pour se faire les auxiliaires de l’État-Parti. Cette activité lui valut d’être arrêté par le Guépéou le 7 octobre 1924 et condamné à trois ans de détention [2]. D’abord incarcéré à la Loubianka, il fut transféré à la prison de Boutyrki, toujours à Moscou, puis au camp de Souzdal et, enfin, à la prison centrale de Vladimir. Grâce à son frère cadet, Pierre, et à son ami Pierre Pascal, la protestation s’organisa dans les milieux proches de la revue syndicaliste française La Révolution prolétarienne (RP) pour obtenir sa libération. Finalement, Lazarévitch fut expulsé d’URSS à la fin de septembre 1926.

Au cours de sa vie, Lazarévitch connut encore la prison — il fut notamment interné au camp du Vernet d’Ariège en 1939-1940 —, mais ces condamnations étaient, si l’on peut dire, dans l’ordre des choses pour un militant tel que lui. D’abord sympathisant du régime soviétique, il en avait vite perçu les limites et les dangers. Ouvrier, syndicaliste clandestin et prisonnier politique, Lazarévitch avait acquis une expérience exceptionnelle de ce qu’était le pouvoir des travailleurs dans la Russie des Soviets : non pas la dictature du prolétariat des slogans fallacieux de la propagande, mais une féroce dictature sur le prolétariat lui retirant aussi bien les armes que les symboles de son émancipation.

Francesco Ghezzi.

Lazarévitch s’efforça donc sa vie durant de combattre le mythe de l’URSS socialiste en informant les ouvriers d’Europe occidentale de la condition misérable des travailleurs soviétiques et en luttant pour tirer des griffes du Guépéou les révolutionnaires persécutés en URSS. Ces prisonniers politiques n’étaient que la partie la plus visible de l’exploitation et de la répression quotidiennes subies par les classes laborieuses. C’est de ces actions de solidarité dont il va être question ici, principalement avant la Seconde Guerre mondiale. Lazarévitch se donna, d’emblée, des moyens d’action variés dans ce domaine ; participa à des comités ad hoc ; souleva des cas de répression — parmi lesquels le plus emblématique fut celui de l’anarchiste italien Francesco Ghezzi ; évoqua aussi la répression stalinienne au-delà des frontières de l’URSS.

LES MOYENS D’ACTION PUBLICS ; BROCHURES, RÉUNIONS D’INFORMATION

Dès 1923, Voline et un groupe d’anarchistes russes exilés avaient tenté d’alerter l’opinion en publiant la brochure Répression de l’anarchisme en Russie soviétique [3]. Ce volume collectif entendait donner une impulsion sérieuse à l’œuvre d’organisation d’une lutte du prolétariat international contre les horreurs perpétrées en Russie. Soulignant que les anarchistes sont exterminés en Russie parce qu’ils y défendent les principes mêmes de la grande révolution russe, il donnait sur plus de soixante-dix pages la biographie de plusieurs dizaines de révolutionnaires arrêtés, emprisonnés, déportés ou fusillés.

La Révolution prolétarienne, n°36, 15 juin 1927. Ce texte fut réédité deux ans plus tard sous le titre de « Ceux qui restent au secret dans les geôles de Staline » dans L’Ouvrier communiste, n°4-5, 25 novembre 1929.

Lazarévitch, quant à lui, rédigea sa brochure Ce que j’ai vécu en Russie en témoignage de son expérience dans les prisons soviétiques, mais aussi comme un acte de solidarité avec ses codétenus politiques, donnant leurs noms, rappelant leurs souffrances et leurs combats communs. Même si son impact sur l’opinion ouvrière fut faible, elle n’en était pas moins, selon Pierre Pascal, un document comme il n’y en a jamais eu, sur la répression en Russie, par son exactitude, sa sobriété, et donc par son éloquence [...] Car l’histoire de Lazarévitch est celle qui se reproduit chaque jour : il y a une semaine environ, on arrêtait un anarchiste italien, Petrini, condamné à vingt-quatre ans de prison en Italie, qui s’était laissé provoquer à prononcer des paroles peut-être malsonnantes à la Maison des émigrants et uniquement pour cela. Ce n’était qu’un ouvrier tailleur, donc pas besoin de se gêner avec lui [4].

Lazarévitch collabora ensuite avec Voline à la brochure du Comité international de défense anarchiste (CIDA) de Paris, Comme au temps des Tsars. L’exil et la prison, parfois la mort contre les meilleurs révolutionnaires [5]. Le but de ce texte était de réunir en un seul faisceau une documentation importante, précise, irréfutable sur la répression féroce qui s’abat sur les révolutionnaires : les anarchistes, les syndicalistes révolutionnaires, les ouvriers et les paysans révolutionnaires hors parti, etc. grâce à une documentation [...] puisée à la meilleure source : législation bolcheviste, pièces officielles, lettres des camarades emprisonnés ou déportés, témoignage sûr des exilés ou des fugitifs, etc.. Les auteurs souhaitaient que cette brochure puisse « contribuer à ouvrir, enfin, les yeux aux milliers de travailleurs occidentaux dupés et poussés sur une fausse route par les fanatiques de l’abominable idée étatiste-révolutionnaire.

La brochure proposait la création d’une commission d’enquête sur les persécutions en Russie, suivant une idée que Lazarévitch allait s’efforcer de populariser. Cette commission serait composée de deux anarchistes, de deux membres du PCF, de deux autres éléments, ni anarchistes ni communistes, choisis par le CIDA ; elle serait guidée par deux révolutionnaires russes exilés à l’étranger, le gouvernement russe y étant également admis avec deux délégués. On peut juger la proposition peu réaliste, mais elle était nécessaire au développement d’une campagne d’opinion parmi les travailleurs dont beaucoup avaient placé leurs espoirs dans le régime soviétique. Il était, en effet, indispensable de les informer sans tomber dans le travers des campagnes anticommunistes de la droite et des sociaux-démocrates.

Nicolas Lazarévitch.

À partir de janvier 1928, Nicolas Lazarévitch tint plusieurs réunions publiques, notamment à Saint-Étienne, Lyon, Marseille, Toulon, La Ciotat, Le Havre, sur le thème Dix ans de pouvoir. Il y décrivait la situation des classes laborieuses tout en soulignant de nombreux cas de répression [6]. À la fin du meeting, il mettait aux voix une résolution à présenter à l’ambassade d’URSS, demandant : l’admission d’une commission indépendante d’enquête ouvrière ; l’abolition de la justice secrète du Guépéou ; l’amnistie pour tous les prisonniers politiques. Cette résolution fut adoptée partout, sauf à Toulon et à Marseille, où Lazarévitch se heurta à une vive opposition des militants du PCF [7].

LES DÉLÉGATIONS OUVRIÈRES EN URSS

À l’occasion des festivités du Xe anniversaire d’octobre 1917, de nombreuses délégations ouvrières furent invitées à se rendre en URSS. Les communistes dissidents et les libertaires souhaitaient profiter de cette occasion pour faire connaître aux travailleurs européens le sort des révolutionnaires persécutés en URSS. Ainsi, le groupe allemand Kommunistisch Politik de Karl Korsch publia une « Lettre ouverte aux délégations ouvrières qui partent en Russie » leur demandant de faire la preuve [...] de l’oppression dont sont victimes les camarades du Groupe ouvrier de Russie et de revendiquer la libération des camarades emprisonnés et la cessation des représailles qui frappent les communistes de gauche [8].

De même, les anarchistes souhaitaient trouver un moyen d’influencer ces délégations — ou du moins certains de leurs membres — en leur donnant le moyen de déchirer le voile des faux-semblants des visites encadrées dans les villages et les usines Potemkine. Lazarévitch rédigea à leur intention un « questionnaire en 83 points » concernant la vie ouvrière et reprenant des faits tirés de la presse soviétique [9]. Il demandait aux membres des délégations qui acceptaient le principe de l’enquête de vérifier ces faits par eux-mêmes. Ainsi il put confier son questionnaire à la délégation dont faisait partie l’imprimeur Louis Schumacher, secrétaire de la Fédération unitaire du Livre de 1925 à 1929 et membre de la commission exécutive de la CGT-U. Pierre Pascal le rencontra à son arrivée à Moscou. Selon lui, il n’était pas communiste parce que la direction actuelle ne lui plaît pas, mais plus royaliste que le roi. Quelques jours plus tard, Pascal nota dans son journal que des délégués avaient rencontré Staline. À la question de l’amnistie des anarchistes, ce dernier avait répondu : C’est là une question intérieure de la Russie. Et, impressionnés par la visite, aucun n’a trouvé de réplique. Malgré la timidité des délégués, il était encore possible à cette date de poser la question des prisonniers anarchistes à Staline lui-même, et l’action de Lazarévitch n’y était pas pour rien... À son retour, Schumacher, confirmant l’opinion de Pascal, publia une brochure favorable à l’URSS, Un monde nouveau. Deux mois en Russie [10]. Dans un article de La Révolution prolétarienne (n°61, juillet 1928), Lazarévitch la critiqua sévèrement, opposant à ses affirmations péremptoires les réfutations de la presse soviétique elle-même. Qualifiant ce pensum de nouvelle forme de bourrage de crânes, l’article concluait sur la question des anarchistes emprisonnés : L’auteur s’accroche à un seul cas, qu’il apprécie d’après le dossier officiel, mais il se tait sur les 149 autres que contenait la liste qui lui fut remise ; liste obtenue dans les conditions de vérification des plus difficiles, étant donné que de l’aveu de Staline lui-même, la procédure de la Guépéou était secrète.

Quelques années plus tard, Lazarévitch eut plus de chance avec un autre délégué ouvrier, Paul Dhermy, membre du groupe anarchiste de Saint-Denis [11]. Il avait été choisi par ses camarades de travail comme délégué de l’usine Hotchkiss pour un voyage en URSS afin de le convaincre des bienfaits du « socialisme » soviétique. Après en avoir parlé avec Lazarévitch, et muni des conseils de ce dernier, Dhermy accepta de participer à ce voyage. À son retour, il en fit de nombreux comptes rendus publics et écrivit « Soviets 1933 », une série d’articles pour Le Libertaire (janvier à novembre 1934) et La Révolution prolétarienne (25 décembre 1933 au 10 avril 1934) dans lesquels il recensait les méthodes employées pour manipuler les membres des délégations officielles dans un sens favorable aux staliniens [12]. Quant aux questions posées par Dhermy sur la répression des dissidents politiques, elles reçurent un accueil dilatoire où ils étaient accusés de sabotage de la révolution [13].

LES COMITÉS DE SOLIDARITÉ

En dehors de l’affaire Victor Serge, ce fut sans nul doute le sort de l’anarchiste italien Francesco Ghezzi qui mobilisa le plus les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires durant l’entre-deux-guerres. Dès l’annonce de son arrestation, en mai 1929, un Comité pour la libération de Ghezzi fut créé à Bruxelles, dans lequel Lazarévitch joua un rôle de premier plan. Nous y reviendrons.

Toujours en Belgique, cette action de solidarité avec les victimes de toutes les répressions dans le monde se poursuivait aussi dans le cadre du Comité international de défense anarchiste (CIDA), transféré de Paris à Bruxelles, très probablement à la suite de l’expulsion de Lazarévitch vers la Belgique en 1928. Abrité dans l’arrière-boutique de la librairie de Hem Day, le comité publia un éphémère journal, Ce qu’il faut dire. Le second numéro était entièrement consacré à la répression contre les anarchistes en URSS. Voline y publia son célèbre article sur le « fascisme rouge », qui posait magistralement le problème de la signification politique de la répression des révolutionnaires en URSS [14].

Ida Mett.

Après l’assassinat de Kirov et la répression qui s’ensuivit, un appel à l’opinion révolutionnaire mondiale fut lancé par le Comité international contre la répression antiprolétarienne en Russie dont le siège se trouvait également à Bruxelles. Cet appel, signé par Nicolas Lazarévitch et Ida Mett, sa compagne, constatait que si la répression contre les éléments révolutionnaires, dans les pays capitalistes et fascistes, provoquait de légitimes protestations, on paraissait ignorer le sort misérable, sinon le calvaire, de beaucoup de révolutionnaires en Russie [15]. Il rappelait quelques noms parmi les nombreux militants russes arrêtés (les anarchistes Sandomirski et Vladimir Barmach), et poursuivait : Fait plus grave encore au pays où soi-disant s’édifie le socialisme, au pays si souvent présenté comme la patrie des travailleurs du monde, les gouvernants n’hésitent pas à étendre leurs persécutions aux réfugiés politiques étrangers ayant eu le malheur de croire au droit d’asile qui leur était offert. Outre Victor Serge, l’appel citait les noms des anarchistes et des communistes italiens Otello Gaggi, Luigi Calligaris, un ex-représentant des Jeunesses communistes au Komintern, etc. [16]. L’appel demandait enfin : I) L’abolition des condamnations administratives (c’est-à-dire sans aucune garantie de défense) ; 2) L’amnistie générale pour tous les révolutionnaires emprisonnés ; 3) La liberté pour ceux-ci, nationaux ou étrangers, de quitter le territoire russe [17].

À partir de 1936, la question des prisonniers politiques fut occultée par celle des procès de Moscou, dans la mesure où la destruction par un nouveau régime de ceux qui en furent les artisans et les chefs redoutés contribue à répandre dans l’esprit des foules une fausse idée de la Révolution sociale [18].

L’AFFAIRE FRANCESCO GHEZZI

Au début des années 20, de nombreux antifascistes italiens, communistes, mais aussi anarchistes, vinrent se réfugier en URSS pour échapper au fascisme. Le nom de Francesco Ghezzi, qui revient comme un leitmotiv dans la presse libertaire de l’entre-deux-guerres, symbolise les persécutions dont ils furent victimes. Né le 4 octobre 1893 près de Milan, Ghezzi apprit le métier d’ouvrier-tourneur et s’engagea très jeune dans le mouvement anarchiste [19]. Insoumis pendant la Première Guerre mondiale, il se réfugia en Suisse en 1917, puis revint en Italie en 1920 où il milita à l’Unione Sindacale Italiana. L’année suivante, il fut condamné comme l’un des auteurs de l’attentat du théâtre de Diana à Milan. Réfugié en Allemagne, il fut arrêté, emprisonné et menacé d’extradition, mais une campagne internationale en sa faveur, dans laquelle le mouvement communiste prit une large part, permit sa remise en liberté à condition qu’il quitte le pays. Il se réfugia alors en URSS où il s’était déjà rendu en 1921. Il s’installa d’abord dans la petite commune de Yalta avec Pierre Pascal, puis revint à Moscou où il occupa différents emplois d’ouvrier.

La nouvelle de son arrestation, le 11 mai 1929, parvint aussitôt en France. Boris Souvarine l’annonça dans La Lutte de classe, tandis que Lazarévitch rappelait son itinéraire dans Le Libertaire en stigmatisant ce nouveau crime du gouvernement russe [20].

Hem Day (portrait par Léo Campion)

Peu après, Lazarévitch et Ida Mett signèrent l’appel à la constitution d’un Comité pour la libération de Francesco Ghezzi, domicilié à Bruxelles. Il était soutenu par Jacques Mesnil, Luigi Fabbri, Panaït Istrati, Luigi Bertoni, Ugo Treni, Magdeleine Paz, Nicolas Faucier, Pierre Monatte, Ernestan, Hem Day, etc. Quelque temps plus tard, le comité publia une brochure qui retraçait la vie militante de Ghezzi avec le témoignage de ses amis.

De 1929 à 1931, la campagne en faveur de Ghezzi mobilisa les milieux anarchistes et syndicalistes révolutionnaires d’Europe et d’Amérique. En France, elle se développa autour de Jacques Mesnil, collaborateur de La Révolution prolétarienne, et des milieux anarchistes du Libertaire. En Belgique, Nicolas Lazarévitch en était une des chevilles ouvrières, tenant des meetings en faveur de Ghezzi à Bruxelles aux côtés d’Ernestan et de Hem Day [21].

Finalement, Ghezzi fut libéré en 1931, mais ne put quitter l’URSS. Il fut à nouveau arrêté à la fin de 1937. Dans La Révolution prolétarienne, « un groupe d’amis de Francesco Ghezzi » demanda solennellement sa libération [22]. Le 25 février, Lazarévitch revint longuement sur l’affaire, comparant le sort de Ghezzi, emprisonné à Moscou, avec celui d’un certain Boutenko, ancien officier de l’armée blanche de Wrangel devenu haut fonctionnaire stalinien, représentant de l’URSS à l’Exposition universelle de Paris et réfugié à Rome où il fut accueilli avec tous les honneurs par le régime de Mussolini. Les destins contraires de l’intègre révolutionnaire persécuté par tous les régimes politiques et de l’officier réactionnaire, successivement stalinien, puis fasciste et couvert d’honneurs résumaient bien toute la tragédie de ces sombres temps. En même temps, Lazarévitch signalait qu’une délégation de syndicalistes parisiens avait rencontré Léon Jouhaux pour l’informer du sort du militant italien. Le secrétaire général de la CGT promit d’intervenir, mais n’en fit rien...

DE L’URSS À L’ESPAGNE

Martin Gudell.

Nicolas Lazarévitch suivait de près la situation espagnole, en particulier avec l’avènement de la République, en 1931, qui vit une montée des luttes sociales et la répression des anarchistes par les gouvernements à participation socialiste [23]. À partir de juillet 1936, il reprit ses analyses, prévoyant et dénonçant les manœuvres contre-révolutionnaires des staliniens et les erreurs des anarchistes. Ainsi, Lazarévitch fut l’un des seuls libertaires à dénoncer l’attitude de la CNT lors d’un voyage à Moscou : La CNT courbe la tête devant l’influence russe, dans la crainte de se voir retirer l’aide en armements. Dans la délégation qui vient d’assister à Moscou aux fêtes d’Octobre, il y avait trois militants en vue de la FAI-CNT, dont Martin Gudell, particulièrement informé des relations internationales. Ces camarades étaient parfaitement au courant des emprisonnements et déportations de révolutionnaires en Russie. Ils possédaient des listes de persécutés. Mais ils n’ont élevé aucune protestation publique en leur faveur ; à leur retour, ils ont assisté au banquet donné en l’honneur de la délégation par le consul russe de Barcelone. Ils se considéraient liés par la nécessité de conserver des relations amicales avec l’État russe. Que doivent éprouver les révolutionnaires italiens, réfugiés politiques en Russie, plus tard déportés en Sibérie et qui avaient fait connaître leur désir d’aller combattre en Espagne ? Des hommes comme Otello Gaggi, qui attendaient la venue de cette délégation comme la libération, et qui apprennent que la puissante CNT, groupant plus d’un million de membres, occupant une énorme partie des fronts, ayant trois ministres en Catalogne et trois ministres en Espagne, ne daigne même pas, lors d’un voyage à Moscou, protester verbalement contre le maintien en Russie, en prison et en exil de ses frères d’idées [24] ?

Par la suite, Lazarévitch revint à plusieurs reprises sur les crimes du Guépéou en Espagne : journées de Barcelone, assassinats de personnalités comme Andrès Nin, Camillo Berneri, Marc Rein ; massacre de militants des Jeunesses libertaires, etc. [25]

L’APRÈS-GUERRE

Après la guerre, Lazarévitch participa activement aux Groupes de liaison internationale (GLI) qui trouvaient leur origine dans un appel « Europe-America » signé par des intellectuels américains proches des revues radicales new-yorkaises Politics et Partisan Review. En France, il fut relayé par Albert Camus [26] le syndicaliste Roger Lapeyre (CGT-FO). L’appel, qui considérait le stalinisme comme le principal ennemi en Europe affirmait : Nous voulons aider toutes les tendances visant à la formation d’une nouvelle gauche qui soit indépendante à la fois des gouvernements soviétique et américain. Roger Lapeyre et Gilbert Walusinski demandèrent à Lazarévitch de s’associer au manifeste du groupe. Dès lors, Lazarévitch y milita assidûment. Ainsi, il invita Elinor Lipper à présenter son témoignage sur les camps soviétiques. Cette jeune communiste suisse avait été prise dans la tourmente des purges et des déportations de 1937-1939 et publiera son témoignage sur son expérience en URSS [27]. À la suite de cette réunion, les GLI décidèrent de publier un numéro de leur bulletin sur le système concentrationnaire à partir de textes traduits du russe par Lazarévitch. En novembre 1955, avec d’autres émigrés russes de diverses tendances politiques, Lazarévitch tenta d’alerter l’opinion publique, par l’intermédiaire d’Albert Camus, sur le cas d’un nommé Vlassov, architecte en chef de la ville de Moscou, désireux de passer à l’Ouest lors d’un séjour en France, mais rattrapé par la police politique russe et contraint de faire son autocritique depuis l’ambassade soviétique à Paris [28].

René Lefeuvre.

Lazarévitch entretenait aussi des contacts avec des exilés d’Europe de l’Est. Parmi eux, il faut noter le syndicaliste tchèque Paul Barton (Jiri Veltrusky, dit), réfugié en France après le coup de Prague. Sous l’occupation nazie, Paul Barton avait été l’un des principaux organisateurs du mouvement syndical clandestin et l’un des dirigeants de l’insurrection de Prague (5-9 mai 1945). En France, il collabora à la RP, à Preuves, la revue du Congrès pour la liberté de la culture, et travailla avec David Rousset à la revue Saturne et à la Commission internationale contre le régime concentrationnaire. Il animait également un bulletin en français, Masse-Informations Tchécoslovaquie, qu’il serait intéressant de comparer à La Réalité russe de Lazarévitch. Barton le publiait avec l’aide de quelques amis tchèques et des Français comme René Lefeuvre, l’éditeur des Cahiers Spartacus, et Henriette Pion, une institutrice socialiste qui avait signé l’appel à la constitution des GLI. Il serait aussi intéressant d’évaluer la participation de Lazarévitch au bulletin de René Lefeuvre, Informations et Riposte, qui dénonçait la situation en URSS et dans les démocraties populaires afin de combattre le stalinisme. Enfin, avec Jean Bernier et Jean Rounault (Rainer Biemel, dit), Lazarévitch fut l’initiateur et le principal animateur de La Réalité russe qui, dans le contexte de l’après-guerre, poursuivait la confrontation du mythe soviétique avec les réa-lités de la vie sociale russe [29].

POUR CONCLURE

Albert Camus.

À la fin de l’expérience des GLI, Camus avait noté cette réflexion de Lazarévitch : Nous nous aimons, voilà la vérité. Incapables de lever le petit doigt pour ce que nous aimons. Non, nous ne sommes pas impuissants. Mais nous refusons de faire le peu de ce que nous pourrions faire. Une réunion est de trop, s’il pleut, si nous avons eu une scène à la maison, etc., etc.. [30] Pourtant, à l’encontre de cette remarque désabusée, tous les commentateurs ont souligné lors du décès de Lazarévitch l’exemplarité de son itinéraire militant : Un militant hors série pour Nicolas Faucier (Bulletin des correcteurs, février 1976) ; Un militant exemplaire (Présence socialiste, mai 1976) ; Lazarévitch, agitateur ouvrier (L’Itinérant, c’est-à-dire Louis Mercier, Bulletin du CIRA, n°31). La Révolution prolétarienne de janvier 1976 parle de son ancien collaborateur comme d’un militant d’une grande conscience. Boris Souvarine, enfin, écrivait : Les travailleurs ont perdu en Nicolas Lazarévitch un de leurs défenseurs les plus ardents et dévoués, un frère d’élection qui avait dédié sa vie à leur cause et dont il est malaisé de louer le désintéressement incomparable [31]. Comment peut-on expliquer ce décalage ?

Il y a là sans doute l’effet d’un moment de découragement compréhensible dans une période dominée par le triomphe du stalinisme et une logique de confrontation entre les blocs qui ne laissaient quasiment plus d’espace à l’affirmation d’une politique ouvrière autonome. C’est probablement ce sentiment de solitude et la nécessité de trouver des alliés potentiels ou, du moins, des aides ponctuelles, qui amenèrent Lazarévitch à se ranger aux côtés des libertaires qui prirent des positions que certains ont pu juger pro-américaines au moment de la guerre froide [32]. C’est aussi sans doute ce même sentiment qui le conduisit à participer à la fondation des Cercles libres d’études russes en juin 1954 avec Michel Slavinsky, représentant en France des solidaristes russes. Mais son itinéraire ne peut l’assimiler à ceux qui, partis d’un anticommunisme de guerre froide, en arrivèrent à devenir les compagnons de route de l’extrême droite. Au contraire, Lazarévitch accueillit les événements de mai 1968 avec ferveur, prononçant une conférence sur l’autogestion dans la Sorbonne occupée, puis fréquentant les réunions du groupe Informations correspondance ouvrières [33].

Aujourd’hui, que reste-t-il de ces actions de solidarité avec les travailleurs russes et les révolutionnaires persécutés de toutes nationalités qui se trouvaient en URSS ? Peu de chose, diront sans doute la plupart des commentateurs ! Vraiment ? Depuis la chute du mur de Berlin, nous sommes passés d’un mensonge déconcertant à un autre et le principe même d’un véritable changement social est assimilé à un « révolutionnarisme » de mauvais aloi, sinon à une complaisance coupable pour les tyrannies totalitaires [34]. Albert Camus, proche de Lazarévitch, avait déjà évoqué le lien essentiel qui le rattachait aux militants d’hier en évoquant l’itinéraire d’Alfred Rosmer : Parmi tant de guides qui s’offrent généreusement, je préfère choisir ceux qui [...] ne songent pas à s’offrir, qui ne volent pas au secours du succès, et qui, refusant à la fois le déshonneur ou la désertion, ont préservé pendant des années, dans la lutte de tous les jours, la chance fragile d’une renaissance. [...] Ce que ceux-là au contraire ont maintenu, nous en vivons encore aujourd’hui. S’ils ne l’avaient pas maintenu, nous ne vivrions de rien [35].

Que reste-t-il ? L’essentiel, sans doute !

 

Un grand merci à Marianne Enckell et au CIRA-Lausanne, ainsi qu’à Phil Casoar pour les illustrations de cet article.

  Josef Lada : un grand illustrateur



[1Lire la notice qui lui est consacrée in Jean Maitron - Claude Pennetier (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français 1914-1939, t. 33, Éditions ouvrières, 1988, p 393-395 (désormais DBMOF).

[2Pierre Pascal, Mon État d’âme. Mon journal de Russie t. III (1922-1926), Lausanne. L’Âge d’Homme, 1982, p. 167.

[3Répression de l’anarchisme en Russie soviétique, Éditions de la Librairie sociale.

[4Pierre Pascal, Russie 1927. Mon journal de Russie, t. IV, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 1982, p. 264.

[5Pierre Pascal, Pages d’amitié 1921-1928, Éditions Allia, 1987, p. 137.

[6Avant cette tournée, Lazarévitch avait déjà animé des réunions publiques sur la situation des classes laborieuses en URSS, comme celle du 1er juillet 1927 sur les syndicats en Russie, organisée par le syndicat autonome des métallurgistes de la Seine à la Bourse du Travail (RP, n° 36, 15 juin 1927).

[7Pierre Pascal, Pages..., op. cit., p. 139-140.

[8La Révolution prolétarienne, n°36, 15 juin 1927. Ce texte fut réédité deux ans plus tard sous le titre de « Ceux qui restent au secret dans les geôles de Staline » dans L’Ouvrier communiste, n°4-5, 25 novembre 1929.

[9Pierre Pascal, Russie 1927..., op. cit., p. 243.

[10Éditions de la CGTU. 1928.

[11Nicolas Faucier, Dans la mêlée sociale. Itinéraire d’un anarcho-syndicaliste, Quimperlé, La Digitale, 1988, p. 89 et sq.

[12Serge Quadruppani, Les Infortunes de la Vérité, Olivier Orhan. 1981. p. 87.

[13Nicolas Faucier. Dans la mêlée sociale, op. cit., p. 93-94.

[14Cet article a été réédité par mes soins dans la revue Itinéraire (n° 13,1995) consacrée à Voline.

[15Appel publié, notamment, dans Le Libertaire, n°448, 10 mai 1935 & Terre libre, n°14, juin 1935.

[16Sur ces militants, lire Romolo Caccavale, Comunisti italiani in Unione Sovietica. Proscritti da Mussolini, soppressi da Statin, Milan, Ugo Mursia Editore. 1995.

[17Appel cité note 15

[18Le Libertaire, 10 mars 1938.

[19C. Jacquier, « L’Affaire Francesco Ghezzi. La vie et la mort d’un ouvrier anarcho-syndicaliste en URSS », Annali 2. Studi e strumenti di storia metropolitana milanese, Milano, Franco Angeli. 1993, p. 349-375. Cet article a été réédité dans A contretemps, n° 26. avril 2007. Il est aujourd’hui disponible en ligne sur le site de la revue à l’adresse : http://acontretemps.org/spip.php?article151

[20Le Libertaire, n°206, 1er juin 1929.

[21Marianne Enckell, « L’amer orgueil de la lucidité désespérée ». in Présence de Louis Mercier, Lyon. Atelier de Création Libertaire, 1999, p. 7.

[22La Révolution prolétarienne, n°263, 25 janvier 1938.

[23Un recueil des principaux articles de Nicolas Lazarévitch sur l’Espagne, de 1931 à 1938, a été publié en 1972, À travers les révolutions espagnoles, par les Éditions Belfond (rééd. Cahiers Spartacus. 1986).

[24À travers les révolutions..., op. cil., p. 120 (RP n°237, décembre 1936).

[25Ibid., p. 141-168.

[26Lire la notice Albert Camus du DBMOF, op. cit., 1997. t. 44, p. 116-117.

[27Elinor Lipper. Onze ans dans les bagnes soviétiques, Nagel, 1950.

[28Archives Albert Camus, lettre de Lazarévitch du 17 novembre 1955 (IMEC. Paris). Merci à Catherine Camus et à Marc Lazarévitch de m’avoir autorisé la consultation de la correspondance entre les deux hommes.

[29Lire Laurent Coumel, « Entre propagande et information : Les journaux soviétiques au crible de La Réalité russe (1950- 1958) », Mémoire de maîtrise d’histoire, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1998.

[30Albert Camus, Carnets (janvier 1942-mars 1951), Gallimard, 1964, p. 338.

[31Est et Ouest, n°584, 16-31 décembre I976.

[32Georges Fontenis, L’autre communisme. Histoire subversive du mouvement libertaire, Mauléon, Acratie, p. 134.

[33D’après le témoignage d’Henri Simon (Paris. novembre 1999).

[34Michel Barrillion, D’un mensonge « déconcertant » à l’autre. Rappels élémentaires pour les bonnes âmes qui voudraient s’accommoder du capitalisme, Marseille, Agone éditeur, coll. Contre-Feux, 1999.

[35Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1981,p. 791.