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Mes souvenirs sur Kropotkine

Pierre Kropotkine avec sa femme Sophie

vendredi 3 mai 2024, par Alexandre Berkman (CC by-nc-sa)

Dès mon arrivée en Russie, j’eus connaissance de bruits contradictoires sur Kropotkine ; les uns laissaient entendre qu’il était favorable aux bolchevistes, d’autres qu’il les combattait ; qu’il vivait dans des circonstances matérielles très favorables, d’autres qu’il mourait littéralement de faim, etc.

Je désirais vivement connaître la vérité en cette matière, et j’étais impatient de le voir personnellement. Durant ces dernières années, j’avais entretenu une correspondance assez suivie avec lui, mais nous ne nous étions jamais vus. J’étais un de ses grands admirateurs depuis ma tendre enfance et m’étais pénétré de ses écrits.

Un incident, en particulier, produisit sur moi une profonde impression et lui gagna mon estime :

C’était, je crois, en l’année 1890, le mouvement anarchiste juif débutait en Amérique ; nous n’étions qu’une poignée et tenions nos meetings publics, chaque semaine, dans une modeste salle de Orchard Street ; enflammés par la beauté d’un sublime idéal, nous consacrions nos jeunes énergies et capacités, ainsi que la plus grande partie de nos modestes gains, à la propagande anarchiste, et étions heureux de nos progrès.

En effet, malgré notre petit nombre, plus nombreux étaient les travailleurs touchés par notre propagande qui assistait chaque semaine à nos réunions et versaient leur obole ; on manifestait beaucoup d’intérêt pour les idées révolutionnaires, et les questions vitales étaient discutées passionnément, bien que, parfois, avec plus de conviction que de connaissances.

Il semblait à beaucoup d’entre nous que le maudit capitalisme avait atteint la limite de ses possibilités diaboliques, et que la révolution sociale ne pouvait tarder. Mais il était des questions difficiles et de durs problèmes concernant le mouvement grandissant que nous ne pouvions résoudre nous-mêmes de façon satisfaisante.

Nous désirions vivement avoir notre grand P. Kropotkine parmi nous, même pour une courte visite, afin qu’il puisse tirer au clair certains points obscurs et nous fasse bénéficier de son aide intellectuelle et de son inspiration.

Et alors quel stimulant aurait été sa présence pour le mouvement !!!

Nous n’étions qu’une poignée, ai-je dit, mais chacun de nous avait décidé de réduire ses dépenses au strict minimum, et de consacrer le fruit de son travail de plusieurs semaines, voire même de mois, pour le voyage de Kropotkine en Amérique. Une longue lettre fut envoyée à notre cher éducateur, lui demandant de venir faire une tournée de conférences, en insistant sur la nécessité de nous apporter son appui.

Sa réponse fut négative, cela nous plongea tous, pour un moment, dans un état de dépression ; nous étions si sûrs de son acceptation, si convaincus de la nécessité de sa venue et des résultats de ses conférences en faveur du mouvement.

Mais notre admiration pour lui grandit entore lorsque nous connûmes les motifs de son refus. Il désirait vivement venir parmi nous, nous écrivait-il, et appréciait l’esprit de notre invitation. Il désirait visiter les États-Unis un jour prochain et aurait été très heureux de se trouver parmi de si bons camarades. Mais à l’heure actuelle il ne pouvait venir à ses frais et ne voulait pas employer l’argent du mouvement, même pour un cas semblable.

Je méditai longuement ces mots ; son point de vue me paraissait juste, mais ne pouvait être appliqué que dans des circonstances ordinaires ; son cas me semblait exceptionnel. Ses considérations étaient plausibles, en effet, mais l’importance d’une tournée de propagande de Kropotkine en Amérique était, à mon avis, de toute urgence. Je regrettais vivement sa décision, mais ses motifs me firent deviner l’homme et la grandeur de sa nature. Je me le représentai comme mon idéal du révolutionnaire et de l’anarchiste.

 

Ce ne fut qu’en mars 1920 que je pus avoir l’occasion de visiter P. Kropotkine. Il vivait alors à Dmtiroff, petite ville à 60 verstes de Moscou. La situation des transports en Russie était alors déplorable ; voyager de Pétrograd à Dmitroff, surtout pour une visite ne devait pas être envisagé. Heureusement, l’arrivée à Pétrograd de Georges Lansburry, éditeur du Daily Herald, de Londres, me proccura la possibilité d’atteindre Moscou. Lansburry obtint une voiture spéciale, et en qualité d’interprète, je pus l’accompagner jusqu’à la capitale. Après avoir passé quelque temps à Moscou, le visiteur anglais obtint l’autorisation du gouvernement de se rendre à Dmitroff. Avec deux camarades de Moscou je profitai de la faveur spéciale qui lui était accordée.

L’on est parfois désappointé lorsqu’on se trouve au contact de « célébrités », car l’image que l’on s’en est fait ne répond pas toujours à la réalité. Ce ne fut pas le cas pour Kropotkine. Il correspondait exactement au portrait que je m’étais fait de lui. Ses photos le reproduisaient remarquablement bien : avec ses bons yeux, son doux sourire et sa longue barbe blanche. Le cachet de l’idéaliste était imprimé profondément en lui.

Cependant je fus frappé par sa maigreur et son évidente faiblesse. Il paraissait manquer du strict nécessaire et trop vieux pour son âge.

J’appris que le problème des vivres était très sérieux pour la famille Kropotkine, comte pour toutes celles, d’ailleurs, de la Russie affamée (avec exception naturellement de quelques-uns des principaux commissaires et des spéculateurs secrets). Kropotkine touchait ce que l’on appelle le pah-yok, accordé à un certain nombre de savants et vieux révolutionnaires. Il dépassait en qualité et quantité la ration ordinaire du citoyen, mais était encore loin d’être suffisant pour vivre.

Heureusement Kropotkin recevait de temps à autre des paquets de vivres de la part de ses camarades d’Ukraine et de l’étranger, mais malgré cela la famille Kropotkine (sa femme et sa fille Sacha) avait de grandes difficultés pour « tenir le loup éloigné de leur porte. »

La question du combustible et de la lumière était aussi un ennui constant. Les hivers étaient rigoureux et le bois très rare. On pouvait se procurer difficilement le pétrole qui était considéré comme un grand luxe et on ne pouvait employer plus d’une lampe à la fois. Cette privation était spécialement ressentie par Kropotkine et entravait énormément ses travaux de littérature.

J’appris toutes ces choses de la bouche de Sophie Grigoryevna sa compagne et de Sacha sa fille. Kropotkine n’aurait jamais dit un mot sur les difficultés de son existence, mais il était évident que son isolement lui pesait bien des fois. La famille Kropotkine fut dépossédée de son habitation de Moscou, dont les chambres étaient réquisitionnées pour le gouvernement. Ses membres décidèrent alors de venir à Dmitroff. Bien que cette ville se trouvât à cinquante verstes environ de la capitale il semblait qu’elle en fût éloignée de milliers de kilomètres, car Kropotkine était aussi isolé que dans une prison.

Etant données les conditions critiques de transport, et de la situation générale à cette époque, les amis de l’écrivain ne pouvaient que très rarement le visiter. Les nouvelles de l’Ouest, les travaux scientifiques ainsi que les publications étrangères ne lui parvenaient pas. Kropotkine se ressentait vivement de ce manque de compagnons intellectuels et de ce relâchement mental.

Je le visitai par deux fois, la première en mars et la seconde en juillet 1920. A ma seconde visite, il me sembla beaucoup mieux, moins décharné, le visage coloré reflétant la santé, plus fort et plus actif. Le soleil de l’été lui était salutaire. Il se promenait dans le petit jardin attenant à la maison et faisait remarquer fièrement à ses visiteurs le résultat des travaux de Sophie : le carré de légumes en fleurs. Ses yeux brillaient, le bleu clair du ciel semblait s’y refléter. Il vous charmait par son sourire qui dénotait toute la personnalité de Kropolkine, son amour des hommes et de la nature, ainsi que son respect de la vie humaine [1].

Nous discutâmes sur plusieurs sujets ; je trouvai Kropotkine énergiquement, irrévocablement opposé aux Bolchevistes, ou plutôt, comme il le répétait sans cesse, il était un ennemi farouche du socialisme d’État, du communisme imposé par l’autorité, et du marxisme en général.

Nous ne pouvions espérer rien d’autre des Bolchevistes disait-il ; ils étaient marxistes en théorie et en action et tendaient à la création d’un « tout au pouvoir », un État absolu. Leurs théories révolutionnaires d’octobre et novembre 1917 ont profondément déçu le prolétariat, les paysans, et particulièrement les anarchistes.

Les anarchistes savaient, naturellement, qu’un État, un gouvernement basé sur la force, quel que soit le nom dont il se pare, est toujours néfaste, mais ils virent dans les bolchevistes une force révolutionnaire et fermèrent les yeux sur les dangers inhérents à la philosophie du marxisme.

Les anarchistes de Russie luttèrent la main dans la main avec les bolchevistes pour le succès de la Révolution ; ils se battirent côte à côte avec dévouement, avec héroïsme. Des centaines d’entre eux y laissèrent leur vie ; et maintenant que deviennent les anarchistes qui ont survécu à la Révolution ?

Maintenant, ils sont persécutes, traqués, toute action leur est interdite, grand nombre d’entre eux sont emprisonnés, beaucoup furent fusillés.

Et qu’ont donc fait les bolchevistes depuis trois ans qu’ils sont au pouvoir, qu’ils ont organisé la vie sociale et économique du pays. Oui, qu’ont-ils fait pour le peuple ? Je ne veux pas parler des conditions de ruine et de famine de la Russie, ceci est dû pour beaucoup au blocus mais le communisme d’État a une grande part de responsabilités : la folle passion de centralisation et l’ignorance des choses pratiques des bolchevistes (pour ne pas parler de corruption), leur ignorance profonde des questions agraires et de la psychologie paysanne, tout ceci est en grande partie la cause des conditions économiques actuelles de la Russie.

Mais ce que je veux vous faire remarquer particulièrement en ce moment, dit Kropotkine, en me fixant de ses yeux peinés et de l’indignation dans la voix, c’est l’attitude de l’État bolcheviste vis-à-vis du peuple, individualité et collectivité ; je ne puis en parler sans colère. Emprisonnement, terrorisme, fusillades, sont les méthodes bolchevistes appliquées même aux amis de la Révolution.

Au lieu d’étendre la Révolution, ils ne songent qu’à établir sur des bases solides leur pouvoir gouvernemental. Ils ont perdu de vue le but essentiel de la Révolution : mouvement révolutionnaire progressif, continu des masses ; la plus grande opportunité et encouragement de l’initiative du peuple ; expression personnelle ; organisation et coopération volontaire.

Perdu cela de vue, dis-je ? Non, ils en suppriment délibérément et systématiquement tout symptôme. Ceci est la terrible tragédie de la Révolution russe.

(A suivre.)


[1Hélas ! pourquoi de 1914 à 1919 ce respect de la vie humaine ne lui a-t-il pas fait comprendre l’horreur de la grande tuerie et pourquoi s’est-il laissé entraîner à apporter l’appui de sa personnalité à l’œuvre de destruction capitaliste, ternissant ainsi cette belle vie que nous sommes pourtant heureux de donner en exemple ? La Rédaction.