Pas de syndicalistes dans l’aciérie !
Dans la nuit du 5 juillet 1892, 300 pinkertons [1] à la solde du Trust Carnegie se cachent au fond des cales de deux immenses barges. Ils se dirigent dans la pénombre vers les quais de l’aciérie de Homestead. Le directeur de l’entreprise, Henry Clay Frick, les avait embauchés afin de briser la grève des 800 ouvriers qualifiés affiliés au syndicat AFL. Les 3 000 autres ouvriers de l’aciérie, étant des immigrés récents, venus de l’Europe centrale, n’ayant pas les qualifications requises pour adhérer au syndicat, ne font pas grève, mais soutiennent leurs camarades.
Coiffés d’un chapeau rabattu, vêtus d’une chemise à boutons métalliques, d’un pantalon bleu foncé rayé sur les côtés, ces milices patronales se recrutaient parmi les chômeurs, les anciens combattants de la guerre de Sécession, les policiers ou les délinquants, transformés en briseurs de grève.
Tandis que les barges s’approchaient de l’aciérie de Homestead, les ouvriers s’apprêtaient à les recevoir. Mais ils ne pouvaient pas savoir que leur sort avait déjà été décidé au mois d’avril 1892, lorsque le grand patron Andrew Carnegie avait laissé des instructions à Henry Clay Frick à la veille de son départ en congé annuel vers son Écosse natale. Les instructions étaient claires : Étant donné que la grande majorité de nos employés n’appartiennent pas au syndicat, nous avons décidé que la minorité doit se plier à la majorité. L’aciérie ne doit pas abriter de syndicalistes.
La direction avait mal accepté l’accord conclu trois années auparavant et qui devait expirer le 30 juin. Les syndicalistes y avaient gagné la journée de huit heures, ainsi que des salaires variant de 35 à 70 dollars par semaine. L’accord conclu ne concernait pas les ouvriers non-syndiqués, si bien que les ouvriers non-qualifiés de l’aciérie de Homestead devaient toujours travailler douze heures par jour, sept jours par semaine, six mois pendant la journée, six mois la nuit. Ils ne gagnaient que 14 cents de l’heure, ce qui leur faisait environ 10 dollars par semaine.
À l’expiration du contrat, Frick voulait revenir à la situation antérieure : la journée de douze heures pour tous, ainsi qu’une réduction des salaires. Il s’agissait de garantir la rentabilité des capitaux face à la concurrence des autres aciéries non syndicalisées de la région, où les coûts de production étaient moindres. Il insistait pour que le syndicat accepte ses conditions avant le 24 juin. Entre-temps, il avait fait construire autour de l’aciérie un mur long de 5 km, surmonté de fils de fer barbelés. Il avait pris également contact avec l’agence Pinkerton.
Le 23 juin, Frick rencontra les syndicalistes. Le syndicat avait l’intention de demander une augmentation de salaires, mais Frick annonça une réduction, en raison de la concurrence. À la fin de la journée, Frick avait concédé un maximum de 23 dollars par tonne, au lieu des 22 qu’il avait initialement prévus. Les syndicalistes étaient prêts à descendre à 24, par rapport au prix en vigueur de 25. Ce désaccord devait servir de prétexte pour rompre les négociations.
Le 28 juin, Frick fermait deux ateliers importants de l’aciérie : la fabrication des plaques de blindage et le haut-fourneau. Des centaines d’ouvriers se retrouvaient lock-outés.
Treize heures d’affrontement avec les milices privées
La nuit du 5 juillet 1892, tous les ouvriers syndiqués et non-syndiqués, qualifiés et non-qualifiés, américains nés et immigrés, se rassemblèrent devant la « forteresse Frick » et votèrent la grève. La foule en colère pendit l’effigie du patron et celle du contremaître, à la lueur des lampes, aux cris de « justice ! ». En riposte, le licenciement des grévistes fut aussitôt annoncé.
À l’aube du 6 juillet 1892, le piquet de grève attendait de pied ferme les « pinkertons ». La foule menaçante essaya sans succès de les convaincre de faire demi-tour.
Dans la mêlée qui s’ensuivit, des coups de feu claquèrent.
La bataille dura treize heures. Chaque fois que les « pinkertons » essayaient de débarquer, ils étaient repoussés par les ouvriers. Coups de fusils, de revolvers, volées de pierres et cris stridents remplirent l’air, du petit matin jusqu’à la fin de l’après-midi. Le sang coula des deux côtés avant que, s’avouant vaincus, les « pinkertons » hissent le drapeau blanc.
Les ouvriers avaient gagné une première bataille, mais à quel prix ! Officiellement, on dénombrait plus de soixante blessés et seize morts : sept « pinkertons » et neuf grévistes.
Alors que les « pinkertons » traversaient Homestead, désarmés par les grévistes auxquels ils s’étaient rendus, la foule en colère déborda le service d’ordre syndical. Hommes, femmes et enfants se jetèrent sur les prisonniers, les insultant et les rouant de coups. Dans l’opinion publique, les avis étaient ainsi partagés ; tandis qu’un pasteur protestant de Boston exultait : Les ouvriers ont rencontré et vaincu les mercenaires du Capital, et nous remercions Dieu pour leur victoire
, le New York Times du lendemain publiait dans son éditorial « Effusion de sang à Homestead » : Aucun État ne peut permettre à ses citoyens de se rendre justice eux-mêmes... seraient-ils en état de légitime défense.
Homestead, Pennsylvanie (1892)
Il n’y a pas très longtemps dans une ville de Pennsylvanie
Les hommes firent grève pour s’opposer à une réduction de paye
Leur employeur millionnaire, par un geste philanthropique,
Les a lock-outés de l’aciérie, jusqu’à ce qu’ils obéissent, affamés,
Ils combattaient pour le droit de vivre là où leur travail était si dur
Mais avant la tombée de la nuit, certains furent abattus,
Or, ce sort triste et amer endeuille les cœurs en pleurs,
Que Dieu leur vienne en secours pour surmonter ce coup dur.
Refrain
Que Dieu les aide ce soir à l’heure de leur malheur
En prières pour celui qu’ils ne reverront plus
Ecoute les plaintes mornes des pauvres orphelins
« Papa a été tué par les hommes de Pinkerton ».
Vous, les politiciens bavards, qui vantez les crédos de la propriété
Partez à Homestead et taisez les larmes des orphelins
En protégeant le riche, vous encouragez son avarice,
Tandis que ses ouvriers, c’est comme des bêtes qu’ils meurent
La liberté de la cité écossaise [2] au lointain
Est assurée au millionnaire mondain
Mais alors qu’en Amérique libre ses droits sont protégés
Ses ouvriers n’ont que la liberté de crever.
Refrain
Que Dieu les aide ce soir...
Quant au patronat, le directeur des aciéries, Frick, déclara à la presse : Cette émeute tranche définitivement une question, à savoir que l’aciérie de Homestead ne reconnaîtra jamais plus aucun syndicat.
À l’annonce de cette menace, le monde syndical américain manifesta son soutien aux grévistes lock-outés. Des centaines de télégrammes de soutien furent expédiés. À Pittsburgh, on demanda au conseil municipal de rejeter un don de la fondation Carnegie, destiné à construire une bibliothèque publique, puisque le million de dollars ainsi offert serait taché du sang des ouvriers de Homestead.
À Washington, les sénateurs dénoncèrent l’emploi des milices privées armées, mais au siège du gouvernement de l’État de Pennsylvanie, le gouverneur Robert E. Pattison décida qu’il fallait à tout prix rétablir l’ordre. Le 10 juillet, il envoya 8 000 hommes de la garde nationale.
Que l’Italie est belle !
(Carnegie)
L’occupation de Homestead par la garde nationale dura cinq mois, au cours desquels Frick remit l’aciérie en marche à l’aide des « scabs » (les jaunes), dont la garde nationale protégeait le travail.
Le 16 juillet, le New York Times décrivait ainsi la situation : La ville est complètement investie... il n’y a pas un centimètre carré qui ne soit pas protégé par l’artillerie ou l’infanterie. Sur la colline donnant sur l’aciérie, il y a un poste de garde à partir duquel les sentinelles et les éclaireurs font leurs patrouilles. Chaque soldat porte un fusil chargé. Autour de leurs mains, ils portent des
poings américains
. Aujourd’hui, des hommes n’appartenant pas au syndicat ont pénétrés subrepticement à l’intérieur de l’aciérie, deux par deux, sous la protection des soldats. Le soir, les tireurs d’élite sont postés juste au-dessus des logements des ouvriers immigrés les plus compromis...
Au début de l’état de siège, il n’y avait qu’une centaine de jaunes dans l’aciérie. Ils avaient été embauchés parmi des chômeurs non-syndicalistes et avaient été obligés de signer des « yellow dog contracts » [3]. Pour briser l’unité des grévistes, Frick afficha une notice disant qu’il accepterait d’embaucher les ouvriers qui en feraient la demande avant le 21 juillet. Mais les grévistes tenaient toujours ferme. D’autres grèves de solidarité éclatèrent parmi les autres aciéries du Trust Carnegie : une semaine de grève à Duquesne, quatre mois à Beaver Falls. Ce qui n’empêcha pas les jaunes d’affluer à Homestead, puisqu’il y en eut presque 2 000. Les grévistes furent expulsés de leurs logements de fonction. Les recours en justice, très coûteux, n’aboutirent pas.
Un événement inattendu détourna l’attention de l’opinion publique. Le 23 juillet, un anarchiste, Alexander Berkman, tenta d’assassiner le directeur Frick. Il surgit dans son bureau, tira deux coups de feu et le poignarda avec une lime. La presse se déchaîna, assimilant syndicalisme et « terrorisme ». Le 25 juillet, l’éditorial du New York Times, « Travail et Anarchie », soutenait : (...) quoi que les grévistes de Homestead ne puissent en aucun cas être tenu responsables de l’acte commis par un anarchiste irresponsable [Berkman], ils avaient tout de même encouragé indirectement certaines conceptions anarchistes dont un tel acte est souvent la conséquence... Lorsqu’ils s’étaient heurtés à la milice de Pinkerton, tirant pour empêcher le débarquement, ils avaient donné un exemple de violence (!) contraire à la loi . (...) Il ne s’agit pas de savoir si les revendications étaient justes, ou bien si l’entreprise avait eu raison de recourir à la milice, mais au contraire, il faut se demander si une entreprise peut gérer ses affaires librement et si la liberté des travailleurs non grévistes était respectée. Autrement dit, si (...) les droits individuels garantis par la loi seraient respectés.
Le directeur convalescent tira parti du soutien que lui apportait la presse. Frick redoubla ses avertissements au syndicat, déclarant publiquement qu’il ne le reconnaîtrait jamais, quoi qu’il advienne.
Pendant ce temps, l’AFL avait collecté 11 000 dollars pour secourir les grévistes. Un syndicat concurrent, les « Knights of Labor » (Chevaliers du Travail), distribuait des tracts et envoyait les bénéfices des « pique-niques » de solidarité, organisés au profit des habitants de Homestead. Des commerçants de Pittsburgh fournirent nourriture et vêtements gratis. Les Églises protestantes étaient divisées.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’Amérique agricole et rurale devient l’Amérique industrielle et urbaine. De 1876 à 1898, les exportations des produits manufacturés et agro-alimentaires vers l’Europe augmentent à un rythme soutenu jusqu’à ce qu’ils dépassent le niveau des importations. L’essor industriel des grandes villes du Nord est favorisé par l’abondance des matières premières, l’accès facile aux moyens de transports fluvial et ferroviaire, la proximité des ressources hydro-électriques, ainsi que la possibilité d’embaucher de la main-d’œuvre à bon marché constamment renouvelée par l’arrivée massive des immigrés européens. De 1880 à 1890, il y a effectivement 5 millions d’immigrés (pour 50 millions d’habitants environ), qui arrivent d’Europe centrale et méridionale, ce qui représente un accroissement de la population immigrée de 43% pendant la décennie en question. A partir de 1893, la balance commerciale des États-Unis vis-à-vis de l’Europe présente un solde positif.
En ce qui concerne l’acier et le fer, la production quadruple au cours du dernier quart du XIXe siècle. Le principal bénéficiaire de ce boom spectaculaire est l’homme d’affaires écossais Andrew Carnegie. Sa famille s’était installée à Pittsburgh, où il fit tous les métiers : garçon de bobinoir, coursier, opérateur télégraphiste, puis superviseur de chemin de fer. Au cours de la guerre civile, il est chargé de l’organisation du télégraphe militaire pour les troupes du Nord. Il parvient à s’immiscer dans le monde des affaires par le biais des achats en bourse. À partir de 1873, il développe ses aciéries grâce aux tarifs protectionnistes en vigueur, et au monopole qu’il détient sur les matières premières locales. Il fera fortune pendant les années quatre-vingt-dix, produisant 25 à 30 % de l’acier américain.
En 1901, il cède son entreprise à l’US Steel du banquier J.P. Morgan pour 250 millions de dollars, (soit environ 1,5 milliard de francs-or), pour se consacrer entièrement au mécénat.
Pendant l’année précédent la grève de Homestead, cette aciérie de Carnegie produisit à peu près 4 millions de dollars de bénéfices nets. Néanmoins, de telles fortunes ne sont pas rares : 71 % de la richesse américaine sont détenus par 9 % des Américains en 1893, selon le bureau de recensement fédéral.
À l’approche de l’hiver, 300 grévistes avaient accepté les conditions de Frick ; les autres n’en pouvaient plus. Après cinq mois de grève, les ouvriers immigrés non-qualifiés décidèrent de reprendre le travail. Quelques jours plus tard, les syndicalistes abandonnèrent la lutte. Le 20 novembre 1892, la grève brisée, l’état de siège fut levé.
Le lendemain, Frick envoya à Carnegie un télégramme dans lequel il rendait compte de sa victoire :
De sa résidence italienne, Carnegie répondit :
Tandis que l’aciérie de Homestead était remise en marche, Frick faisait ses comptes. En dépit de la grève, il comptabilisa 4 millions de dollars de bénéfices nets. Des espions de l’agence de Pinkerton travaillaient désormais en permanence dans l’enceinte de l’aciérie. La journée de douze heures, sept jours par semaine, était réinstaurée. Les tarifs horaires étaient réduits, le syndicat interdit. Tout ouvrier soupçonné de syndicalisme était licencié sur-le-champ. La plupart des grévistes ne retrouvèrent jamais leurs emplois —ni à Homestead, ni ailleurs. Ils furent inscrits sur la liste noire. Le syndicat perdit la moitié de ses adhérents.
D’autres aciéries suivirent l’exemple de Carnegie et refusèrent de négocier avec le syndicat. La mécanisation des aciéries, des techniques modernes permirent au Trust de remplacer les ouvriers qualifiés par des non-qualifiés, moins chers, donc plus rentables. Lorsque quelques années plus tard, Charles M. Schwab accéda à la direction des aciéries Carnegie, il confia : Depuis ce jour-là (la fin de la grève de Homestead), je n’ai jamais toléré de syndicat dans mes aciéries. Nous formons nos propres syndicats. Nous organisons des groupes de 300 hommes et leurs représentants se réunissent chaque semaine... Nous discutons avec eux, mais nous ne votons jamais. Je ne me mettrais jamais dans une position où les travailleurs donneraient des ordres à la direction.
Les grévistes avaient perdu la bataille de Homestead ; 60 % des ouvriers, qualifiés ou non, quittèrent leurs misérables taudis. Et pourtant, ils avaient fait une expérience d’une valeur inestimable qui allait marquer l’histoire des luttes syndicales à travers les États-Unis. Eugène V. Debs, fondateur du syndicat lndustrial Workers of the World (IWW) [4] en 1905, tira une leçon des événements, écrivant qu’elle [la bataille de Homestead] avait permis de rendre solidaires les ouvriers et qu’elle devait éveiller tous les travailleurs américains au sens des dangers dont ils étaient menacés
. En fondant l’IWW, il se proposait de réunir, dans une même organisation, les ouvriers qualifiés et non qualifiés, citoyens et immigrés, afin « d’abattre le capital ».
Au cours de la première moitié du XIXe siècle, les syndicats aux États-Unis n’avaient aucun statut légal. Ils étaient assimilés à des « conspirations criminelles relevant du droit commun ». En 1842, les cordonniers de Boston avaient été condamnés par les tribunaux, parce qu’ils avaient voulu faire reconnaître le syndicat de la fabrique par leur employeur. Ce n’est qu’à partir de 1866 que les syndicats s’organisent à découvert. La première revendication du National Labor Union, fondé par William Sylvis en 1866 (affilié à la Première Internationale), fut la journée de huit heures. En 1877, les grandes grèves des cheminots aboutissent à une insurrection qu’on surnomma « la petite Commune de Paris », mais l’intervention de la Garde Nationale de Pennsylvanie mit fin à deux jours d’émeutes. En 1878, le premier syndicat national s’organisa par industrie. Ce sont les Knights of Labor (Chevaliers du Travail) d’inspiration libertaire.
L’American Federation of Labor (AFL) fut fondée en 1886. Elle se développa parmi les corps de métiers, puisqu’elle insistait sur l’autonomie de chaque section locale. Elle exigeait une cotisation de chacun de ses membres pour financer les grèves. Les syndicats de la métallurgie représentaient ainsi 24 000 ouvriers qualifiés en 1891 et ils comptaient parmi les plus puissantes de l’AFL. Ils n’acceptèrent des ouvriers non-qualifiés qu’en 1919.
L’éditorialiste du New York Times tira la même conclusion : Le Capital détient toujours un avantage énorme sur le Travail... le Capital peut compenser ses pertes en augmentant la productivité, tandis que le Travail souffre de la concurrence... Le Capital n’a pas à craindre que d’autres le remplacent. Jusqu’à ce que le Travail devienne plus organisé et solidaire, il ne pourra vaincre.
De semblables réactions furent exprimés à travers le pays et jusqu’au Congrès de Washington, où le sénateur démocrate Palmer prédit : la société devrait fixer des limites convenables à la liberté d’action des employeurs
et les organisations syndicales devraient recevoir la même protection que celle fournie au Capital
.
Il faudra encore plus de trente ans pour que le droit syndical soit reconnu. Le « Wagner Act » de 1935, appuyé par le président démocrate Roosevelt, reconnaîtra enfin les droits syndicaux aux travailleurs.