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Lucy Parsons : « Les principes de l’anarchisme »

mardi 7 mars 2023, par Lucy Parsons (1853 – 1942) (CC by-nc-sa)

Lucy Ella Parsons, née Lucia Carter en 1853 et morte à Chicago le 7 mars 1942, est une syndicaliste, socialiste radicale et anarcho-communiste connue surtout pour ses discours. Née esclave au Texas, elle s’implique en politique après son mariage avec Albert Parsons. Le couple déménage à Chicago, où elle écrit régulièrement dans le journal de son mari, The Alarm.
En 1887, Albert Parsons est exécuté en raison de son implication dans le massacre de Haymarket Square. Elle continue à s’impliquer dans la politique américaine, participant entre autres à la fondation d’Industrial Workers of the World et organisant plusieurs grèves des couturières ; elle est en conflit ouvert avec Emma Goldman, en particulier en raison de leurs désaccords sur l’amour libre. Elle meurt le 7 mars 1942 dans l’incendie de sa maison et est enterrée près d’Albert Parsons.
(Wikipédia)

Lucy Parsons.
Dessin de Grégory Lê

Camarades et amis :

Je crois que je ne peux mieux ouvrir mon discours qu’en relatant mon expérience, celle d’un long engagement dans le mouvement des réformes.

C’est pendant la grande grève des chemins de fer de 1877 que j’ai commencé à m’intéresser à ce que l’on appelle « la question ouvrière ». J’ai alors cru, comme des milliers de gens sérieux et sincères le croient, qu’un pouvoir centralisé œuvrant dans la société humaine, autrement dit un gouvernement, pourrait être un instrument entre les mains des opprimés pour soulager leurs souffrances. Mais une étude plus rigoureuse de l’origine, de l’histoire et des tendances des gouvernements, m’a convaincue que c’était une erreur. J’en vins à comprendre comment les gouvernements organisés ont utilisé leur pouvoir centralisé pour retarder le progrès, toujours prêts à faire taire les contestations, si celles-ci s’élèvent en protestations vigoureuses contre les machinations de quelques intrigants. Intrigants qui ont toujours dominé, domineront toujours et toujours devront dominer, dans toutes les assemblées des nations où la règle de la décision majoritaire est reconnue comme le seul moyen de régler les affaires du peuple. J’en vins à comprendre qu’un tel pouvoir centralisé ne peut jamais s’exercer que pour l’intérêt de quelques-uns et aux dépens du plus grand nombre. En dernière analyse, le gouvernement est ce pouvoir réduit à une science. Les gouvernements ne guident jamais le progrès ; ils le suivent. C’est lorsque ni la prison, ni le pal ni l’échafaud ne peuvent plus contenir la voix de la minorité qui proteste, que le progrès fait un pas ; jamais avant.

Je vais énoncer cela autrement : j’ai appris par une étude rigoureuse que peu importaient les belles promesses qu’un parti politique de l’opposition pouvait faire au peuple en vue d’obtenir sa confiance, car une fois sûrement établi au contrôle des affaires de la société, on constate qu’il ne s’agit finalement que d’hommes comme d’autres, avec tous les attributs bien humains des hommes politiques. Notamment les suivants : premièrement, conserver le pouvoir contre tout ce qui peut le menacer ; et si le pouvoir ne peut être conservé par un individu, alors il l’est par tous ceux qui ont les mêmes vues, à savoir maintenir l’administration sous contrôle. Deuxièmement, afin de conserver le pouvoir, il est nécessaire d’édifier une puissante machine ; assez forte pour écraser toute opposition et réduire au silence tous les murmures persistants de contestation – sinon la machine du parti pourrait être brisée et de ce fait, le parti pourrait perdre le contrôle.

Quand j’en suis arrivée à constater les failles, les faiblesses, les insuffisances, les aspirations et les ambitions de l’homme toujours faillible, j’ai conclu que ce n’était ni le plus sûr, ni le meilleur fonctionnement politique pour la société dans son ensemble, que de confier la gestion de toutes ses affaires, avec toute leur complexité et leurs ramifications, dans les mains d’un seul homme forcément limité ; ni d’être contrôlé par un parti quel qu’il soit, et il n’y a selon moi pas la moindre différence, entre un parti qui accède au pouvoir et donc se retrouve parti majoritaire, fût-ce depuis dix années, et les promesses d’un parti de l’opposition. La possibilité même qu’un parti, une fois bien établi et solidement assis au pouvoir, ait le pouvoir d’écraser l’opposition, et de réduire au silence la voix de la minorité, et ainsi de retarder le pas en avant du progrès, n’est pas faite pour dissiper mes craintes.

Mon esprit est épouvanté, à l’idée d’un parti politique prenant le contrôle de tous les détails qui font la somme totale de nos vies. Songez juste un instant, que le parti au pouvoir ait toute autorité pour dicter les types de manuels qui sont utilisés dans nos écoles et universités, pour contrôler les médias officiels du gouvernement, l’impression et la diffusion de nos écrits, l’histoire, les magazines et la presse, pour ne rien dire des mille et une activités de la vie dans lesquelles les gens s’investissent dans une société civilisée.

À mon avis, la lutte pour la liberté est trop grande et les quelques progrès que nous avons obtenus, conquis avec trop de sacrifices, pour que la masse immense des gens de ce XXe siècle puissent consentir à remettre à quelque parti politique que ce soit la gestion de nos affaires sociales et industrielles. Parce que tous les gens qui connaissent un tant soit peu l’histoire savent combien les hommes abusent du pouvoir lorsqu’ils le possèdent, pour ces raisons et tant d’autres, pour ma part, après une étude attentive et non par sentiment, je suis passée d’un socialisme sincère, sérieux, mais politicien, à une phase non-politicienne du socialisme, l’anarchisme, parce que dans sa philosophie, je suis convaincue de trouver les conditions adéquates au développement le plus complet des individus dans la société – ce qui ne peut jamais s’accomplir sous les restrictions d’un gouvernement.

La philosophie de l’anarchisme est incluse dans le mot « Liberté » ; pourtant elle est assez vaste pour inclure tout ce qui est aussi propice au progrès. L’anarchisme n’impose aucun obstacle que ce soit au progrès humain, à la pensée, ou à la recherche ; rien ne peut être considéré comme si vrai ou si certain, que les découvertes futures ne puissent en définitive démontrer comme faux ; par conséquent, l’anarchisme n’a qu’une seule et infaillible, et immuable devise, « Liberté ». Liberté de découvrir toute vérité, liberté de s’épanouir, de vivre naturellement et pleinement. D’autres écoles de pensée se composent d’idées-principes cristallisées, qui sont capturées et empalées entre les planches de longues plateformes, et considérées comme trop sacrées pour être incommodées par un examen minutieux. Dans tous les autres « sujets » il y a toujours une limite ; quelque ligne imaginaire de démarcation au-delà de laquelle la recherche n’ose pénétrer, de peur que quelque idée bien apprivoisée ne dégénère en mythe. Mais l’anarchisme est le gardien de la science – le maître des cérémonies pour toutes les formes de la vérité. Il peut éliminer tous les obstacles entre l’être humain et le développement naturel. Ecarter toutes les restrictions artificielles des ressources naturelles de la terre dont le corps pourrait être nourri, et tous les barreaux des préjugés et des superstitions, de la vérité universelle que l’esprit pourrait symétriquement cultiver.

Les anarchistes savent qu’une longue période d’éducation doit précéder tout grand changement fondamental dans la société, par conséquent ils ne croient pas aux suppliques votardes, ni aux campagnes politiciennes, mais plutôt dans le développement d’individus pensant par eux-mêmes.

Nous détournons nos regards du gouvernement pour notre secours, car nous savons que la force (légalisée) envahit la liberté personnelle de l’homme, s’empare des éléments naturels et intervient entre l’homme et les lois de la nature ; de cet exercice de la force par les gouvernements découle toute misère, pauvreté, criminalité et confusion existant dans la société.

Alors, nous percevons bien, et ils sont bien là, les obstacles matériels qui nous barrent la route. Ceux-ci doivent être éliminés. Si l’on pouvait espérer qu’ils se dissolvent d’eux-mêmes, ou qu’ils puissent être amendés par le vote ou priés de disparaître, nous serions contents d’attendre et de voter et de prier. Mais ils sont comme de grands rocs renfrognés et imposants entre nous et la terre de la liberté, tandis que les sombres gouffres d’un rude passé de luttes béent derrière nous. S’effondrer, certes ils le pourraient, sous leur propre poids et avec l’érosion du temps ; mais nous tenir silencieux jusqu’à ce qu’ils tombent, c’est s’enterrer sous leur chute. Il y a quelque chose à faire dans un cas comme celui-là : les rochers doivent être détruits. La passivité, lorsque l’esclavage nous dépouille, est un crime. Pour le moment, nous devons oublier que nous sommes anarchistes – quand le travail sera accompli, nous pourrons oublier que nous étions révolutionnaires – c’est pourquoi la plupart des anarchistes croient que le changement à venir ne peut venir que par une révolution, parce que la classe possédante ne permettra pas qu’un changement pacifique puisse s’accomplir ; nous voulons peut-être œuvrer pour la paix à tout prix, mais certainement pas au prix de la liberté.

Et que dire de ce resplendissant objectif, qui est si lumineux que ceux qui broient les visages des pauvres nous disent que ce n’est qu’un rêve ? Ce n’est pas un rêve, c’est la réalité, dépouillée des distorsions mentales matérialisées dans les trônes et les échafauds, les mitres et les fusils. C’est la nature agissant par ses propres lois, ainsi que dans toutes ses autres combinaisons. C’est un retour aux principes premiers, car les terres, l’eau, la lumière, n’étaient-elles pas gratuites, avant que les gouvernements ne leur confèrent modèle et forme ? Dans cet état libre, nous oublierons à nouveau de considérer ces choses comme « propriétés ». C’est une réalité parce que nous, en tant que race, sommes en train de nous élever à elle. L’idée de moins de restriction, et de plus de liberté, et un espoir confiant dans le fait que la nature est égale à son œuvre, cette idée imprègne toute la pensée moderne. Depuis ces sombres années – pas si éloignées encore – où l’on croyait couramment que l’âme humaine était totalement dépravée et que chaque impulsion humaine était mauvaise ; quand chaque action, chaque pensée et chaque émotion étaient contrôlées et jugulées ; quand le corps humain, malade, était saigné, contaminé, étouffé et gardé aussi loin que possible des remèdes naturels ; quand l’esprit était saisi et déformé avant qu’il n’ait le temps d’évoluer de façon naturelle – de ces années jusqu’à nos jours, le progrès de cette idée a été rapide et régulier. Il devient de plus en plus évident que dans tous les cas, nous sommes « les mieux gouvernés, là où nous sommes le moins gouvernés ».

Toujours insatisfait peut-être, l’enquêteur cherche les détails, les méthodes et moyens, les tenants et aboutissants. Comment allons-nous, comme humains, continuer de manger et de dormir, de travailler et d’aimer, d’échanger et de commercer, sans gouvernement ? Nous avons été si habitués aux « autorités organisées » dans chaque activité de nos vies, que nous ne pouvons concevoir comme normal le fait que les activités les plus banales puissent être effectuées sans leur intervention et leur « protection ». Mais l’anarchisme n’est pas obligé de décrire l’organisation complète d’une société libre. Le faire avec quelque argument d’autorité, ce serait placer un nouvel obstacle dans la voie des générations à venir. La meilleure pensée d’aujourd’hui peut devenir le caprice inutile de demain, et la cristalliser en un dogme c’est en faire quelque chose d’encombrant.

Nous jugeons d’après l’expérience que l’homme est un animal grégaire, et qu’il s’associe et coopère instinctivement avec ses semblables, qu’il se réunit en groupes, qu’il travaille à meilleur profit lorsqu’il s’organise avec des partenaires que lorsqu’il demeure seul. Ceci incite à la formation de communautés coopératives, dont nos présentes unions de métiers sont des modèles embryonnaires. Chaque branche de l’industrie aura sans aucun doute sa propre organisation, ses réglementations, ses responsables, etc ; chacune mettra en place des méthodes de communication directe avec chaque membre de cette branche industrielle dans le monde, et établira des relations équitables avec toutes les autres branches. Il y aura probablement des assemblées d’industrie auxquelles les délégués assisteront, et où ils pourront négocier autant que nécessaire, puis qu’ils pourront clore et dès lors, cesser d’être délégués pour redevenir simples membres d’un groupe. Rester membres permanents d’un congrès continuel, ce serait établir un pouvoir dont il est certain que l’on abuserait tôt ou tard.

Aucun grand pouvoir central, du genre d’un congrès composé d’hommes qui ne savent rien des métiers des gens, de leurs intérêts, de leurs droits ou obligations, ne serait au-dessus des différentes organisations ou des groupes ; pas plus n’emploieraient-ils de shérifs, de policiers, de tribunaux ou de geôliers pour faire respecter les conclusions élaborées en session. Les membres des groupes pourraient profiter des connaissances acquises grâce à l’échange mutuel des propositions développées par les assemblées s’ils le souhaitent, mais ils ne seront jamais obligés de le faire par quelque force extérieure que ce soit.

Les droits acquis, privilèges, chartes, titres de propriété, défendus par tout l’attirail du gouvernement – le symbole visible du pouvoir – pas plus que la prison, l’échafaud et les armées n’auront d’existence. Il ne peut y avoir de privilège acheté ou vendu, ni de transaction sacralisée à la pointe de la baïonnette. Chaque homme sera sur un pied d’égalité avec son frère dans la course de la vie, et ni les chaînes de l’asservissement économique, ni les boulets de métal de la superstition, n’handicaperont l’un pour avantager l’autre.

La propriété perdra un certain attribut qui la sanctifie maintenant. L’appropriation absolue – « le droit d’utiliser ou d’abuser » – sera supprimée, et la possession, au sens d’usage, sera le seul titre. On verra combien il sera impossible à une personne de « s’approprier » un million d’acres de terres, sans un titre de propriété procuré par un gouvernement prêt à protéger ce titre de tout risque, même au prix de la perte de milliers de vies. Cette personne ne pourrait tout simplement pas utiliser ces millions d’acres par elle-même, ni ne pourrait arracher de leurs profondeurs les éventuelles ressources possibles qu’ils recèleraient.

Les gens sont devenus si habitués à voir l’empreinte de l’autorité sur chaque main que la plupart d’entre eux croient honnêtement qu’ils tourneraient très mal s’il n’y avait la matraque du policier ou la baïonnette du soldat. Mais l’anarchiste dit : Supprimez ces témoignages de force brutale, et laissez l’homme éprouver les influences revivifiantes de la responsabilité de lui-même et de la maîtrise de lui-même, et voyons comment nous allons répondre à ces meilleures influences.

La croyance littérale en un lieu de tourments s’est récemment effacée ; et au lieu des conséquences épouvantables qui étaient prédites, nous avons un niveau plus élevé et plus juste d’humanité et de féminité. Les gens ne se soucient pas de mal tourner quand ils découvrent qu’ils peuvent aussi bien faire en ne faisant pas mal. Les individus sont inconscients de leurs propres motivations à bien faire. Alors même qu’ils agissent en fonction de leur nature, selon leur environnement et leur condition, ils croient toujours qu’ils sont maintenus dans le droit chemin par un pouvoir extérieur, par des contraintes jetées autour d’eux par l’Eglise ou par l’État. C’est ainsi que le contradicteur croit qu’avec le droit de se rebeller et de faire sécession, tabou pour lui, il se rebellerait et ferait sécession pour toujours, engendrant alors confusion et agitation permanentes. Est-il vraiment probable qu’il le ferait pour la seule raison qu’il pourrait le faire ? Les hommes sont, pour une large mesure, des créatures d’habitude, et aiment se développer dans l’amour de l’association ; dans des conditions raisonnablement bonnes, l’homme se tiendrait où il a commencé, s’il le souhaitait ; et s’il ne le souhaitait pas, qui prétendrait avoir le droit naturel de le contraindre à de déplaisantes relations ? Dans l’ordre actuel des choses, des personnes se joignent à la société et en restent à jamais des membres bons et désintéressés, là où le droit de se retirer est toujours admis.

Ce pour quoi nous anarchistes nous luttons, c’est une plus grande possibilité de développer les associations au sein de la société, de sorte que l’humanité puisse avoir le droit, pour une existence saine, à développer ce qui est le plus grand, le plus noble, le plus haut et le meilleur, sans être handicapée par une quelconque autorité centralisée où il faut attendre que des permis soient signés, tamponnés, approuvés et retransmis avant de pouvoir s’engager dans le moindre projet actif de vie avec son semblable. Nous savons par dessus-tout tout qu’en même temps que nous serons de plus en plus éclairés en vertu de cette liberté plus large, nous nous soucierons de moins en moins de cette distribution exacte de la richesse matérielle, qui, pour nos sens nourris d’égoïsme, semble si impossible à concevoir de façon spontanée. L’homme et la femme de plus haute intelligence, dans le présent, ne pensent pas tant à la richesse qu’ils peuvent acquérir par leurs efforts, qu’au bien qu’ils peuvent faire pour leurs semblables. Il y a une source innée de saine activité en tout être humain qui n’a pas été écrasé et pincé par la pauvreté et la corvée depuis sa naissance, qui le pousse vers l’avant et vers le haut. Il ne peut pas être sans occupation, même s’il le voulait ; il est aussi naturel pour l’être humain de se développer, de s’étendre et d’utiliser les capacités en lui, s’il n’est pas réprimé, qu’il est naturel pour la rose d’éclore à la lumière du soleil et de jeter son parfum à la brise qui passe.

Jamais les plus grandes œuvres du passé n’ont été accomplies par appât du gain. Qui pourrait quantifier la valeur d’un Shakespeare, d’un Michel-Ange ou d’un Beethoven en dollars et en cents ? Agassiz a dit qu’il n’y a pas assez de temps pour gagner de l’argent, il y a de plus grands et de meilleurs buts que cela dans la vie. Et il en sera bien ainsi ; une fois que l’humanité sera libérée de la peur pressante de la famine, du manque et de l’esclavage, on se souciera de moins en moins de s’approprier de vastes accumulations de richesses. De telles possessions ne seraient alors plus vues que comme contrariétés et ennuis. Lorsque deux, trois ou quatre heures de travail facile et sain produiront tout le confort et le luxe dont chacun aura besoin, et que l’occasion de travailler ne sera plus refusée à quiconque, les gens se montreront indifférents de savoir à qui appartient telle richesse dont ils n’ont pas besoin. La richesse ne servira plus à grand-chose, et l’on découvrira que les hommes et les femmes ne l’accepteront même plus pour être payés, d’être corrompus par elle pour faire ce qu’ils ne feraient guère volontairement ni naturellement. De plus grandes motivations doivent supplanter, et de toute évidence supplanteront, l’avidité pour l’argent. L’aspiration naturelle et innée de l’être humain à réaliser le meilleur de lui-même, à être aimé et apprécié par ses semblables, à « rendre le monde meilleur pour y avoir vécu », le poussera à de bien plus nobles actions que jamais la motivation sordide et égoïste du profit matériel ne l’aura jamais fait.

S’il est déjà possible, dans la présente lutte chaotique et honteuse pour l’existence, où la société organisée offre une prime à l’avidité, à la cruauté et à la tromperie, de trouver des hommes qui se tiennent à l’écart et presque seuls dans leur détermination à travailler pour de bonnes choses plutôt que pour de l’argent, qui souffrent du manque et de la persécution plutôt que de renoncer à leurs principes, qui peuvent courageusement aller à l’échafaud pour le bien qu’ils font pour l’humanité, alors combien pouvons-nous attendre des hommes quand ils seront libérés de l’écrasante nécessité de vendre le meilleur d’eux-mêmes pour du pain ? Les terribles conditions dans lesquelles le travail est accompli, l’horrible issue pour qui ne prostitue pas son talent et sa morale au service de Mammon, et le pouvoir acquis avec la richesse obtenue par de si injustes moyens, se sont combinés pour rendre quasi inenvisageable l’idée même d’un travail libre et volontaire. Et cependant, il y a des exemples de ce principe aujourd’hui même. Dans une famille normalement constituée, chaque personne a certains devoirs, qui sont accomplis gaiement, et ne sont ni mesurés ni payés pour correspondre à quelque standard prédéterminé ; quand ses membres réunis s’assoient à la table bien remplie, le plus fort ne se rue pas sur le meilleur pendant que le plus faible s’en abstient ; ils n’amassent pas avidement autour d’eux plus de nourriture qu’ils n’en peuvent consommer. Chacun attend patiemment et poliment son tour pour se servir, et laisse ce dont il ne veut pas ; il est assuré que lorsqu’il aura à nouveau faim, une abondance de bons mets lui sera proposée. Ce principe peut être étendu à toute la société, quand les gens seront assez civilisés pour bien le vouloir.

Encore une fois, l’impossibilité totale de rétribuer chacun de façon exacte selon la quantité de travail accomplie rendra le communisme absolument nécessaire tôt ou tard. La terre et tout ce qu’elle contient, sans lesquels le travail même ne pourrait s’accomplir, n’appartient à aucun homme, mais à tous, pareillement. Les inventions et découvertes du passé sont l’héritage commun des générations à venir ; et lorsqu’un homme s’empare de l’arbre que la nature lui a fourni gratuitement, et le façonne en un objet utile, ou en une machine perfectionnée et transmise à lui par les nombreuses générations passées, qui pourrait bien déterminer la part qui doit lui revenir à lui et lui seul ? Il aurait fallu une semaine à l’homme primitif pour façonner une grossière réplique de cet objet avec ses outils rudimentaires, là où le travailleur moderne n’y passe qu’une heure. Son objet fini est de bien plus grande valeur que celui produit il y a bien longtemps, et pourtant l’homme primitif aurait peiné plus longuement et durement à la tâche. Qui peut déterminer avec juste précision quelle devrait être la rétribution de chacun ? Il doit enfin venir le temps où nous cesserons d’essayer de le faire. La terre est si prodigue, si généreuse ; l’intelligence de l’homme si active, ses mains si agitées, que l’abondance jaillira comme par magie, prête pour l’usage des habitants du monde. Nous deviendrons aussi honteux de nous quereller au sujet de sa possession que nous le serions à présent si nous nous chamaillions au sujet de la nourriture étalée devant nous sur une table pleine de mets. Mais tout cela, insistera le contradicteur, est bien beau dans un futur bien lointain, quand nous serons devenus des anges. Mais il ne serait pas bon d’abolir dès maintenant les gouvernements et les contraintes légales ; les gens ne sont pas prêts pour cela.

C’est une question. Mais nous avons constaté, en consultant l’histoire, que partout où les restrictions d’autrefois avaient été abolies, les gens n’ont pas abusé de leur nouvelle liberté. Une fois qu’il est jugé nécessaire de contraindre les hommes pour sauver leurs âmes, avec l’aide des échafauds gouvernementaux, l’Eglise écartèle et empale. Jusqu’à la fondation de la république américaine, il était considéré comme absolument essentiel que les gouvernements secondassent les efforts de l’Eglise pour forcer les gens à suivre les moyens de la grâce ; et cependant il s’est trouvé que le niveau de moralité parmi les masses s’est élevé, depuis qu’elles sont laissées libres de prier comme bon leur semble, voire pas du tout si elles le préfèrent. On croyait que les esclaves que l’on possédait ne travailleraient plus si le contremaître et le fouet étaient abolis ; ils sont pourtant une si meilleure source de profits à présent, que les anciens propriétaires d’esclaves ne voudraient plus revenir à l’ancien système, quand bien même ils en auraient la possibilité.

Bien des auteurs compétents ont démontré que les institutions injustes, qui ont engendré tant de misère et de souffrance parmi les masses, trouvent leurs racines dans les gouvernements et doivent leur entière existence au pouvoir issu du gouvernement. Nous n’y pouvons rien mais croyons que si chaque loi, chaque titre notarié, chaque tribunal, et chaque officier de police ou soldat était aboli demain d’un bon coup de balai, nous en serions bien mieux qu’aujourd’hui. Les choses actuelles et matérielles dont l’homme a besoin existeraient toujours ; sa force et sa compétence demeurerait et ses instinctifs penchants sociaux conserveraient leur force ; les ressources vitales rendues gratuites pour tous les gens feraient qu’ils n’auraient besoin d’autre force que celle de la société, et que l’assurance de vivre en bonne harmonie les garderait moraux et honnêtes.

Libéré des systèmes qui l’ont rendu si misérable avant, l’homme ne se ferait pas volontiers plus misérable par manque de ceux-ci. Il y a bien plus dans la pensée que les conditions font de l’homme ce qu’il est, et non les lois et les sanctions faites pour son conseil, qu’on ne le supposerait par une observation négligente. Nous avons assez de lois, de prisons, de tribunaux, d’armées, de fusils et d’arsenaux pour faire de nous tous des saints, si c’étaient là les vrais moyens de prévention du crime ; mais nous savons qu’ils ne préviennent pas le crime ; cette vilenie et cette dépravation existent en dépit d’eux, non, plutôt augmentent d’autant plus que la lutte entre les classes se fait plus féroce, la richesse plus grande et puissante, et la pauvreté plus désolante et désespérée.

A la classe gouvernante, les anarchistes disent : Messieurs, nous ne demandons aucun privilège, nous ne proposons aucune restriction ; d’ailleurs, nous ne les permettrons pas. Nous n’avons pas de chaînes à proposer, nous cherchons l’émancipation de toutes nos chaînes. Nous ne sollicitons pas d’autorisation légale, parce que la coopération entre les gens ne demande qu’un champ libre et non des faveurs ; nous ne permettrons pas non plus leur interférence. Ceci affirme que c’est dans la liberté de l’union sociale que réside la liberté de l’état social. Ceci affirme que c’est dans la liberté de posséder et d’utiliser la terre que résident le bonheur social, le progrès et la mort de la rente. Ceci affirme que l’ordre ne peut exister que lorsque la liberté prévaut, guide le progrès et ne suit jamais d’ordre. Ceci affirme, enfin, que cette émancipation inaugurera la liberté, l’égalité, la fraternité. Que le système industriel existant a outrepassé son utilité, si tant est qu’il en eût jamais une, c’est ce que je crois admis par tous ceux qui ont réfléchi avec sérieux aux conditions sociales de cette époque.

Les manifestations de mécontentement qui surgissent de tout côté montrent que la société est conduite par de faux principes et que quelque chose doit être fait bientôt, ou la classe salariée sombrera dans un esclavage pire que le servage féodal. Je dis à la classe salariée : pensez clairement et agissez rapidement, ou vous êtes perdus. Ne luttez pas pour quelques cents de plus de l’heure, parce que le coût de la vie s’élèvera encore plus vite ; mais luttez pour tout gagner, ne vous satisfaites de rien de moins.