Je suis une anarchiste. Je suppose que vous êtes venus ici, pour la plupart d’entre vous, pour voir à quoi pouvait bien ressembler une vraie anarchiste, en chair et en os. Je suppose que certains d’entre vous s’attendaient à me voir avec une bombe dans la main et une torche enflammée dans l’autre, mais sont bien déçues de ne voir ni l’une ni l’autre. Si telle était l’idée que vous vous faisiez sur l’anarchiste, vous méritiez d’être déçus. Les anarchistes sont des gens pacifiques et respectent les lois. Que pensent les anarchistes quand ils parlent d’anarchie ? Le Webster donne au terme deux définitions, à savoir le chaos, ou une façon de vivre sans règles politiques. Nous retenons cette dernière définition. Nos ennemis prétendent que nous ne croyons qu’à la première.
Vous demandez-vous pourquoi il y a des anarchistes dans ce pays, dans cette grande terre de liberté, comme vous aimez l’appeler ? Allez donc à New York. Prenez les chemins détournés et les ruelles de cette grande ville. Faites le compte des myriades d’affamés ; du nombre croissant des milliers de sans-logis ; comptez donc tous ceux qui travaillent plus dur que des esclaves et vivent de moins encore, avec moins de confort que les esclaves les plus démunis. Vous serez sidérés par vos découvertes, vous qui n’aviez jusque-là porté aucune attention à ces pauvres, et les considériez tout juste comme objets de charité et de compassion. Ils ne sont pas objets de charité, ils sont les victimes de l’injustice flagrante qui imprègne le système de gouvernement, et de l’économie politique qui prédomine de l’Atlantique au Pacifique. Son oppression, la misère qu’elle cause, la détresse à laquelle elle donne naissance, se trouvent au plus haut point à New York plus que partout ailleurs. A New York, où il y a quelques jours à peine deux gouvernements se réunissaient pour inaugurer une statue de la liberté, où une centaine d’orchestres jouèrent cet hymne de la liberté, « La Marseillaise ». Mais l’on pourrait faire un constat presque similaire parmi les mineurs de l’Ouest, qui ne sont maintenus dans des conditions de vie sordides et ne portent des haillons que pour que les capitalistes, qui contrôlent cette terre qui devrait être à la libre disposition de tous, puissent encore ajouter davantage à leurs millions ! Oh, il y a tant de raisons pour l’existence des anarchistes.
Mais à Chicago, ils ne pensent pas que les anarchistes aient le moindre droit que ce soit à l’existence. Ils veulent les y pendre, légalement ou illégalement. Vous avez entendu parler d’un certain rassemblement d’Haymarket. Vous avez entendu parler d’une bombe. Vous avez entendu parler d’arrestations et d’arrestations suivantes par des inspecteurs. Ces inspecteurs ! Il y a cette sorte d’hommes, ou plutôt de bêtes pour vous ! Les inspecteurs de Pinkerton ! Ils feraient n’importe quoi. Je suis persuadée que les capitalistes voulaient qu’un homme jette une bombe au rassemblement d’Haymarket pour pouvoir accuser les anarchistes de l’avoir fait. Pinkerton pourrait avoir fait cela pour eux. Vous avez eu vent d’une grande affaire de bombes. Vous avez entendu dire que les anarchistes parlaient beaucoup de dynamite. On vous a dit que Lingg avait fabriqué des bombes. Il n’a violé aucune loi. Les bombes de dynamite peuvent tuer, peuvent assassiner, comme le peuvent les mitrailleuses Gatling. Supposez que la bombe ait été lancée par un anarchiste. La constitution dit qu’il y a certains droits inaliénables, parmi lesquels la liberté de la presse, la liberté de parole, et la liberté de réunion. La constitution donne aux citoyens de ce grand pays le droit de repousser les atteintes arbitraires portées à ces droits. Le rassemblement d’Haymarket Square était un rassemblement pacifique. Supposez, lorsqu’un anarchiste a vu les policiers arriver sur place, avec le meurtre dans leurs yeux, déterminés à briser ce rassemblement, supposez qu’il ait lancé cette bombe ; il n’aurait enfreint aucune loi. Voilà ce que serait le verdict de vos enfants. Si j’avais été présente, si j’avais vu ces policiers assassins s’approcher, si j’avais entendu cet ordre insolent de dispersion, si j’avais entendu Fielden dire Capitaine, c’est un rassemblement pacifique
, si j’avais vu les libertés de mes concitoyens foulées aux pieds, j’aurais jeté cette bombe moi-même. Je n’aurais enfreint aucune loi, mais j’aurais fait respecter la constitution.
Si les anarchistes avaient planifié la destruction de la ville de Chicago et le massacre de la police, pourquoi n’auraient-ils emmené que deux ou trois bombes ? Parce que ce n’était pas là leur intention. C’était un rassemblement pacifique. Carter Harrison, le maire de Chicago, était présent. Il a dit que c’était un rassemblement tranquille. Il avait dit à Bonfield [Capitaine John Bonfield, Commandant du Commissariat de Desplaines] d’envoyer les policiers vaquer à leurs tâches diverses. Je ne suis pas là pour me réjouir de la mort de ces policiers. Je méprise le meurtre. Mais lorsqu’une balle de revolver d’un policier tue, il s’agit bien plus d’un meurtre que lorsque la mort résulte de l’explosion d’une bombe.
La police s’est ruée sur ce rassemblement alors même qu’il était sur le point de se disperser. Mr Simonson a parlé à Bonfield au sujet de ce rassemblement. Bonfield a dit qu’il voulait se faire les anarchistes. Parsons est allé au rassemblement. Il a emmené avec lui son épouse, deux dames et ses deux enfants. Vers la fin du rassemblement, il a dit : Je crois qu’il va pleuvoir. Rendons-nous au Zeph’s Hall
. Fielden a répondu qu’il était d’accord avec cette proposition et qu’il fallait s’arrêter dès à présent. Les gens commencèrent alors à se disperser, un millier des plus enthousiastes s’attardèrent encore un peu malgré la pluie. Parsons, et ceux qui l’accompagnaient, prirent le chemin de la maison. Ils étaient arrivés à hauteur du commissariat de police de Desplaines street lorsqu’ils virent la police partir à toute vitesse. Parsons s’arrêta pour voir quel était le problème. Ces deux cents policiers se ruaient pour se faire les anarchistes. Alors nous partîmes. J’étais au Zeph’s Hall quand j’entendis cette détonation terrible. Elle se fit entendre à travers le monde entier. Les tyrans furent ébranlés et sentirent que quelque chose ne tournait pas rond.
La découverte de la dynamite et son utilisation par des anarchistes est une répétition de l’histoire. Quand la poudre fut découverte, le système féodal était au faîte de sa puissance. Sa découverte et son usage engendrèrent les classes moyennes. Sa première détonation sonna le glas du système féodal. La bombe de Chicago a sonné la chute du système salarial du dix-neuvième siècle. Pourquoi ? Parce que je sais qu’à l’avenir plus aucune personne intelligente ne se soumettra au despotisme. Elle signifie la dispersion du pouvoir. Je ne dis à personne d’en user. Mais ce fut une réalisation de la science, non de l’anarchie, faite pour les masses. Je suppose que la presse dira que ce que je viens de vomir là est une trahison. Si j’ai enfreint la moindre loi, arrêtez-moi, mettez-moi en procès et donnez-moi la sanction adéquate, mais laissez le prochain anarchiste qui s’approche parler librement de ses idées sans lui faire obstacle.
Eh bien, la bombe explosa, les arrestations furent menées et alors vint cette grande farce judiciaire, qui commença le 21 juin. Le jury fut constitué. Y a-t-il un chevalier du travail dans l’assistance ? [NDT : les « knights of labor » étaient une organisation de travailleurs] Alors sachez qu’un chevalier du travail ne fut pas considéré comme assez compétent pour siéger dans le jury. Etes-vous un chevalier du travail ?
, avez-vous quelque sympathie pour les organisations de travailleurs ?
, telles furent les questions que posait chacun de ces fins limiers. Si une réponse affirmative était donnée, le fin limier s’emballait : N’êtes-vous pas une sorte de franc-maçon, un chevalier templier ? Sapristi, non ! [Grands applaudissements] Je vois bien là à cette expression que vous croyez lire le signe que les temps sont proches !
Hangman Gary, nommé à tort « juge », établit de son propre chef que si un homme avait des préjugés contre les accusés, cela ne l’empêcherait pas de siéger dans le jury. Car un tel homme, a dit Hangman Gary, porterait une attention plus soutenue à la loi et aux preuves, et serait plus apte à rendre un verdict sur les accusés. Y a-t-il un juriste dans l’assistance ? Si c’est le cas, il sait qu’une telle règle n’a aucun précédent et qu’elle est contraire à toute loi, à toute raison et à tout sens commun.
Dans la chaleur du patriotisme les citoyens américains versent parfois une larme pour le nihiliste de Russie. Ils se plaignent que le nihiliste ne puisse obtenir justice, qu’il soit condamné sans procès. Combien devraient-ils davantage pleurer sur le sort de leur voisin de palier, l’anarchiste, qui voit les conditions de son procès frappées d’une telle règle !
Il y eut des « mouchards » qui furent présentés à la barre comme témoins par le ministère public. Il y en eut trois. Chacun, je dis bien chacun d’entre eux, a bien été obligé d’admettre qu’ils avaient été achetés et menacés par le ministère public. Pourtant Hangman Gary tint leurs témoignages pour valables. Il fut démontré au procès que le rassemblement d’Haymarket n’était le résultat d’aucun complot, mais advint de la façon suivante. La veille du jour où les esclaves salariés de l’usine McCormick firent grève pour la journée de travail de huit heures, McCormick, de son luxueux bureau, d’un seul coup de crayon tenu par ses doigts oisifs et ornés de bagues, avait privé 4 000 hommes de leurs emplois. Certains se sont réunis et ont bloqué l’usine. C’est donc qu’ils étaient anarchistes, a déclaré la presse. Mais les anarchistes ne sont pas idiots ; seuls les idiots bloquent des bâtiments. Les policiers furent envoyés et ils tuèrent six esclaves salariés. Et cela, vous ne le saviez pas. La presse capitaliste passa cela sous silence, mais elle fit grand bruit de la mort de quelques policiers. Alors ces fous d’anarchistes, c’est ainsi qu’ils furent appelés, pensèrent qu’un rassemblement devrait être tenu pour réfléchir sur le meurtre des six camarades et discuter du mouvement des huit heures. Le rassemblement se tint. Il était pacifique. Quand Bonfield ordonna à la police de charger ces pacifiques anarchistes, quand il hissa le drapeau américain, il aurait dû être flingué sur le champ.
Alors que la farce judiciaire se poursuivait, des drapeaux rouges et noirs furent apportés à la cour, pour prouver que les anarchistes avaient jeté la bombe. Ils furent accrochés au mur et pendirent là, spectres affreux devant le jury. Que signifie le drapeau noir ? Quand un câblogramme rapporte qu’il a été porté à travers les rues d’une ville européenne, cela signifie que les gens souffrent – que les hommes sont sans emploi, que les femmes sont affamées, que les enfants sont pieds nus. Mais, dites vous, ça se passe en Europe. Qu’en est-il de l’Amérique ? Le Chicago Tribune a révélé qu’il y a 30 000 hommes dans cette ville qui se retrouvent sans rien à faire. Une autre source, que 10 000 gosses ont été pieds nus au milieu de l’hiver. La police a rapporté que des centaines de gens n’avaient aucun lieu pour dormir ni se réchauffer. Quand le président Cleveland a achevé son discours de remerciements de Thanksgiving, les anarchistes ont formé un cortège en portant le drapeau noir pour montrer qu’il y avait des milliers de gens qui n’avaient aucune raison de lui retourner un quelconque remerciement. Quand la Bourse de Commerce, cet antre du jeu d’argent, s’est consacrée à organiser un dîner de gala à trente dollars l’assiette, là encore le drapeau noir fut hissé, pour montrer qu’il y avait des milliers de gens qui ne pouvaient même pas se réjouir d’un repas à deux cents.
Mais le drapeau rouge, cet horrible drapeau rouge, que signifie-t-il ? Non que le sang doit couler dans les rues, mais que le même sang rouge coule dans les veines de toute la race humaine. Il symbolise la fraternité humaine. Quand le drapeau rouge flottera sur le monde, l’oisif devra se mettre au travail. Ce sera la fin de la prostitution pour les femmes, de l’esclavage pour l’homme, de la faim pour l’enfant.
La Liberté a été nommée anarchie. Si cette sentence de mort est mise à exécution, ce sera le glas de la liberté en Amérique. Vous et vos enfants serez des esclaves. Vous n’aurez de liberté qu’en en payant le prix. Si cette sentence est mise à exécution, mettez en berne le drapeau de notre pays et inscrivez le mot « honte » sur chacun de ses replis. Laissez notre drapeau traîner dans la poussière. Laissez les enfants des travailleurs placer des lauriers sur le front de ces héros modernes, parce qu’ils n’ont commis aucun crime. Brisez le double joug. Le pain c’est la liberté et la liberté c’est le pain.