Parmi les grands révolutionnaires dignes de l’admiration et de la reconnaissance humaines, Kropotkine comptera au premier rang, à côté des Bakounine, des Blanqui, des Reclus, de tous les héros et de tous les martyrs de la cause sociale. Ce prince russe, élevé dans le luxe, l’amour de l’argent et le respect des choses établies, qui attrait pu, comme bien d’autres, suivre tranquillement son chemin, dans l’entourage du Tzar et le despotisme barbare de l’aristocratie russe, a préféré l’existence tourmentée, pénible et dangereuse de l’agitateur. Il a abandonné les siens pour aller au peuple. Il a quitté ses compagnons de noblesse et de richesse pour se mêler aux paysans et aux travailleurs des villes. Cela non par sentimentalisme étroit, mais par un souci constant de vérité positive et scientifique. Son enfance écoulée au milieu des servages et des tyrannies économiques, sa jeunesse gâchée parmi la soldatesque, lui permirent d’abord de méditer sur les conditions d’une humanité partagée en deux camps : les oisifs insolents et féroces ; les producteurs affamés et pressurés. Plus tard, après s’être attaché à résoudre le problème moderne, Kropotkine put prendre contact avec des travailleurs éclairés et révoltés, et, cette fois, la solution lui apparut irrésistible. Alors l’homme de raison implacable n’hésita plus. Son grand cœur pitoyable le conduisait déjà vers les malheureux et les vaincus. La logique scientifique le fixa désormais parmi les révolutionnaires.
Au moment où l’on annonce l’arrivée du Bourreau de Russie — que précèdent, comme une diligente avant-garde, les révélations de Bourtzeff sur l’abominable fripouillerie des policiers russes — il n’est pas mauvais, n’est-ce pas, d’opposer à la figure sinistre que nous présente le despote sanglant, la physionomie rêveuse, tendre et énergique du grand Révolté. Raconter Kropotkine, ce sera déjà faire connaître le Tzar et la sauvagerie de l’autocratie russe que nous aurons l’occasion, par la suite, d’examiner de plus près.
Suivre Kropotkine, pas à pas, dans sa vie ardente et batailleuse, c’est là une chose impossible. Il faudrait un volume et ce volume, il l’a déjà écrit. Ceux qui voudront l’apprendre plus intimement et se mêler plus profondément à son existence, à ses rêves, à ses désirs, à ses souffrances, n’auront qu’à consulter ce livre unique qui s’appelle : Autour d’une Vie, où Kropotkine a noté minutieusement les détails de son évolution morale et nous a promené sur le chemin parcouru, d’étape en étape, depuis le début dans le corps des pages jusqu’à l’emprisonnement à Clairvaux. Nous ne ferons ici que résumer ce volume empli de pensées hautes, d’observations judicieuses ; bourré de faits précis et de récits émouvants où l’on trouve à la fois des détails et une vue d’ensemble sur l’histoire de la Russie et le mouvement économique européen. Nous le résumerons en nous efforçant de grouper et de retenir les traits les plus saillants de ce caractère irrésistiblement attirant, fait de bonté infinie, d’amour immense, de soif de liberté et de dévouement inlassable — tout cela guidé et tempéré par un besoin constant de vérité positive et scientifique.
C’est dans le vieux Quartier des Ecuyers (à Moscou), raconte Kropotkine, que je naquis, en 1842, et c’est là que j’ai passé les quinze premières années de ma vie.
De bonne heure sa mère mourut de la phtisie. C’était une femme remarquable, aimée de ses serviteurs et qui laissa à ses enfants un journal rempli de poésies russes prohibée par la censure, d’impressions de voyage, de notes intimes. Le père du futur anarchiste était le type de l’officier amoureux de son uniforme et de son métier. Il était très fier de l’origine de sa famille qui descendait d’un prince de Kiev et de princes de Smolensk. Aussi songea-t-il à faire de ses enfants des militaires professionnels comme lui. Il commença par donner au jeune Pierre un éducateur français, un nommé Poulain, qui lui apprit la grammaire, l’histoire et la géographie. Ce précepteur était plutôt sévère. L’enfance de Kropotkine s’écoula sous sa direction, monotone et sans grande joie. Un incident, cependant, la marqua. L’anarchiste se souvient que vers sa huitième année il assista à de grandes fêtes données à Moscou pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire de Nicolas ler au trône. Il fut placé sur l’estrade à côté du Tzar, caressé et choyé par les dames de la cour. La fête terminée, ses parents, radieux, lui dirent : Petit, on t’a fait page.
L’empereur, en effet, l’avait fait inscrire comme candidat au corps des pages, ce qui était alors une grande faveur. Quelque temps après, le sort de son frère Alexandre était aussi décidé. Le Tzar lui donnait l’ordre d’entrer dans un corps de cadets, à Orel, en province. Ainsi, par la volonté de Nicolas Ier, les deux enfants durent recevoir une éducation militaire pour laquelle, déjà, ils n’éprouvaient aucune sympathie.
Cependant Kropotkine grandissait au milieu des serfs, dont il pouvait étudier les mœurs et analyser les besoins. A ce moment, le servage était tout près d’être aboli ; il ne devait durer que quelques années encore. Kropotkine nous en trace un tableau cruel et maintes anecdotes nous aident à comprendre ce qu’était alors l’existence morale et économique du paysan russe. Les serfs étaient considérés comme de véritables animaux domestiques qu’on utilisait pour tous les travaux et que l’on châtiait impitoyablement. Le roman de Tourguenev : Moumou, où pour la première fois le serf pensait, souffrait et pleurait, fut comme une révolution. Ils aiment comme nous aimons, est-ce possible ? s’écriaient les dames sentimentales, qui ne pouvaient lire un roman français sans verser des larmes. Peu à peu, un mouvement (l’opinion se créa contre le servage. Nicolas Ier mourait le 18 février 1854. Son successeur libéra les serfs.
Kropotkine entrait alors dans sa treizième année. Au professeur français Poulain avait succédé le russe Smirnov, qui fut pour lui un véritable ami. Il lui enseignait littérature russe et lui copiait des livres entiers d’écrivains interdits, tels que Gogol et Pouchkine. Ce fut surtout Gogol qui eut une influence prépondérante sur l’esprit de l’enfant. Il commençait aussi à lire des romans français : Daudet, Zola, et s’essayait, avec son frère Alexandre, à la littérature. A douze ans, Kropotkine imaginait de faire du journalisme. Il éditait un quotidien d’un format lilliputien, puis une revue mensuelle publiant des vers de son frère, des nouvelles et des pages de critique ; tout cela manuscrit, naturellement, et sans autre lecteur et abonné que les auteurs et quelques amis. La revue dura ainsi jusqu’en août 1857. Mais bientôt la vie changea brusquement pour Kropotkine. Une place devenait vacante au corps des pages, et, selon l’ordre donné par Nicolas Ier, il dut partir pour Pétersbourg et entrer à l’école.
Après un séjour de quatre ou cinq ans dans le corps des pages, ceux qui avaient passé les examens de fin d’études étaient reçus officiers d’un régiment, à leur choix. Les seize meilleurs élèves étaient nommés pages de chambre, c’est-à-dire qu’ils étaient personnellement attachés à différents membres de la famille impériale. Telles étaient les coutumes. Kropotkine séjourna donc cinq années dans le corps des pages. Il y eut comme directeur un Français, le colonel Girardot, affreux jésuite, qui devint rapidement sen ennemi. La vie fut dure pour l’élève. Il se consolait en correspondant avec son frère Alexandre, alors à Moscou, dans un corps de cadets. Alexandre lui prodiguait des encouragements, lui donnait des conseils réconfortants : Il faut avoir un but net dans la vie
, lui écrivait-il. Et il lui demandait de choisir un but qui rendit sa vie digne d’être vécue. A cet appel, raconte Kropotkine, quelque chose d’indéterminé, de vague, de bon, s’éveilla en moi.
En même temps, Kropotkine passait ses soirées à lire les ouvrages des encyclopédistes français et les œuvres des Stoïciens, surtout de Marc-Aurèle. Il étudiait l’Origine des Espèces et se passionnait pour les vérités darwinistes. Cela lui permit de résister à l’enseignement spécial qu’on donnait à l’école, enseignement surtout militaire et pratique. Il lisait aussi les œuvres des littérateurs russes qui, malgré la censure, commençaient à pénétrer dans le public, les Dostoiesvsky, les Tolstoï, les Herzen, les Bakounine, les Tourguenev. Il recevait l’Etoile polaire, une revue que le grand proscrit Herzen venait de lancer à Londres. Herzen, surtout, eut une influence décisive sur le jeune Kropotkine. Ce style — dont Tourguenev a dit qu’il était écrit avec des larmes et du sang, — l’émouvait profondément et lui arrachait des larmes.
Les années d’école s’achevèrent ainsi. Kropotkine, comme tous ceux de sa génération, s’éveillait aux idées révolutionnaires, idées encore vagues et teintées de sentimentalisme, inspirées par le cœur plutôt que par la raison.
Nous sommes obligés de résumer. Nous avons indiqué succinctement les influences sous lesquelles se développa la jeune intelligence du futur anarchiste, amené peu à peu à la conception révolutionnaire par ses lectures passionnées, par le spectacle des misères et des servitudes qui l’entourent, par le dégoût qu’il récolte à l’école militaire où une décision du despote le plonge. Le voici maintenant homme fait. Il est nommé sergent du corps des pages, parce que le premier élève de sa classe. Il doit assister aux grands et petits levers du Tzar, aux bals, aux réceptions, aux galas. En même temps, l’idée révolutionnaire le conquiert de plus en plus. Des désordres se produisent en 1864 à Pétersbourg, à Moscou, à Kazan, et sont réprimés avec la plus grande férocité. Le jeune Kropotkine s’indigne et se place au premier rang parmi ceux qui vont au peuple, ouvrent des écoles du soir, s’efforcent d’instruire et d’éduquer les travailleurs.
En 1862, Kropotkine, sommé d’entrer dans un régiment, demande à partir pour la Sibérie. Il y passe plusieurs années. Là, il se trouve en contact avec les révoltés polonais, insurgés en janvier 1863. Il entreprend des études scientifiques, devient attaché au gouverneur-général de la Sibérie orientale. Puis il fait un voyage en Mandchourie, remonte le Soungari jusqu’à Kirin, revient en Sibérie, où il retrouve son frère Alexandre qui commande un escadron de cosaques, à Irkoutsk. Un jour, les Polonais prisonniers se révoltent. Les officiers russes répriment cette rébellion avec une telle cruauté que Kropotkine et son frère, décidément dégoûtés du métier militaire, prennent la résolution d’abandonner leur carrière. Ils démissionnent, et, au commencement de l’année 1867, reviennent à Pétersbourg.
Kropotkine entre alors à l’Université et s’occupe de travaux géographiques concernant l’Asie septentrionale. Il est secrétaire de la section de géographie physique. C’était sous le règne d’Alexandre II. Kropotkine assista à la corruption de l’administration et à la réaction commençante qui sévit, surtout après l’attentat de Karakosov sur le tzar. Il se mêle au mouvement réformiste qui agitait alors les jeunes Russes, crée de nouvelles écoles, se répand parmi les ouvriers. Puis il décide de faire un voyage à l’étranger, traverse l’Allemagne et s’arrête à Zurich pour étudier l’Association internationale des Travailleurs.
A partir de ce moment, la vie de Kropotkine va changer et entrer dans une nouvelle phase. Il se met en rapport avec les principaux chefs de l’Internationale, dont un Russe nommé Outille. L’Internationale était à ce moment à son apogée et déjà, dans son sein, se dessinaient les deux grands courants : marxiste et anarchiste. A Genève, Kropotkine s’affilie à l’Association : il assiste aux réunions. Mais bientôt, les soucis électoraux qu’il observe chez les socialistes genevois lui inspirent le désir de connaître l’autre fraction, celle dirigée par Bakounine. Il quitte Genève et s’en va à Neufchâtel, centre de la Fédération jurassienne. Il se met en rapport avec James Guillaume, avec Malon, avec Lefrançais et d’autres réfugiés de la Commune. Puis, de Neufchâtel, Kropotkine se rend à Sonvilliers, fait un voyage en Belgique, et, de plus en plus séduit par les conceptions anarchistes, se rallie à Bakounine. Je revins de ce voyage, a-t-il écrit, avec des idées sociologiques arrêtées que j’ai gardées jusqu’à ce jour, et j’ai fait ce que j’ai pu pour les développer et leur donner une forme de plus en plus claire et concrète ;
Aussi, lorsque Kropotkine revient en Russie, est-il décidé à agir. Il a parfaitement compris que les travailleurs, pour aboutir n’avaient d’autres moyens que la violence ; il rejette le système de conquête électorale préconisé par les Allemands. Son but lui apparait clairement : faire des adhérents à l’idée communiste et préparer l’esprit révolutionnaire. Il va se mélanger, dès son retour à Pétersbourg, aux agitateurs nihilistes et, bientôt, adhérer au « Cercle de Tchaikovsky » qui a joué un rôle important dans le mouvement politique de Russie. Pourtant, le Cercle, à cette époque, n’avait rien de révolutionnaire. Il était composé de constitutionnalistes. Mais le jeu n’en était pas moins dangereux.
Kropotkine se livre à une propagande incessante et inlassable. Sous le nom de Borodine, il s’en va, le soir, parmi les gens du peuple. Mais bientôt des arrestations s’opèrent. On découvre les lieux de réunions et l’on établit l’identité des agitateurs. Kropotkine est arrêté et conduit à la forteresse Pierre et Paul. Il devait y passer deux années dans un silence de mort, après quoi il fut transféré dans une maison de détention. Sa santé s’était ébranlée, ses forces déclinaient. Au bout de quelques semaines, on dut le porter à l’hôpital.
A l’hôpital, il put se rétablir et se mettre en relation avec des amis. On prépara alors son évasion. Il s’agissait avant tout d’éviter le retour à la maison de détention. L’évasion s’accomplit, entourée de circonstances dramatiques. L’effet fut prodigieux. Le Tzar, furieux, donna l’ordre de rechercher partout l’évadé dont on reproduisit et distribua le portrait à des centaines d’exemplaires. Mais les efforts de la police furent vains. Kropotkine passa la frontière et se rendit en Suède.
De Suède, il passe à Londres, vit quelque temps de travaux scientifiques, puis vient se fixer en Suisse, à la Chaux-de-Fonds, au milieu de ses amis, James Guillaume, Élisée Reclus, Lefrançais, les Italiens Cafiero et Malatesta, le communard Pindy, le jeune médecin Paul Brousse qui depuis... Il lutte contre la Social-Démocratie, participe au Congrès de Gand (1877) sous le nom de Levachov, est expulsé de Belgique, revient à Londres où il étudie les collections du British Museum sur la Révolution française, puis vient se fixer à Paris où il forme, avec Costa et Jules Guesde, les premiers groupes socialistes.
En 1878, Kropotkine est en Suisse et il lance un journal bi-mensuel, Le Révolté, qui devait devenir La Révolte et, plus tard, Les Temps nouveaux. Il rédige ce journal à lui seul et le fait imprimer par ses camarades. Les articles de cette époque ont été depuis réunis par les soins d’Élisée Reclus, sous le titre : Paroles d’un révolté.
Survient alors la période des attentats contre l’empereur de Russie. Alexandre II mort, la lutte contre les révolutionnaires devient implacable. Kropotkine est expulsé de Suisse par ordre du Conseil fédéral. Il retourne à Londres (1881) où il passe une année, puis vient en France, fait des conférences à Saint-Étienne, Vienne, Lyon. Une crise terrible régnait alors dans la région lyonnaise où l’industrie de la soie était paralysée. L’agitation révolutionnaire prit un caractère violent. Une nuit, une cartouche de dynamite explosa dans un café de Lyon, tuant un ouvrier. Cela donna immédiatement prétexte à perquisitions et arrestations. Kropotkine fut, naturellement, un des premiers arrêtés avec une soixantaine de ses compagnons, dont Émile Gautier.
Un procès sensationnel eut lieu. Les anarchistes furent accusés d’affiliation à l’Internationale et, après une quinzaine de jours de débats (1883), Kropotkine et trois de ses camarades furent condamnés à cinq ans de prison et deux mille francs d’amende. Il passa trois années à Clairvaux, durant lesquelles l’opinion protesta hautement, réclamant l’amnistie des condamnés, mais sans résultats. Gracié en 1886, Kropotkine se rendit à Londres.
Depuis, Kropotkine n’a pas cessé de lutter par la plume pour la diffusion de ses idées. Il a continué, à la Révolte et aux Temps nouveau, une collaboration fidèle. Sa vie s’est écoulée presque entièrement à Londres où il collaborait également à la revue anarchiste : Freedom. Il a publié la Conquête du Pain, de multiples brochures de propagande ; L’Anarchie, son but, son Idéal ; un grand ouvrage en anglais : Mutual Aid : a factor of Evolution, récemment republié en français sous le titre : L’Entr’aide. On trouve dans ces volumes un exposé complet, très clair, des doctrines anarchistes, non pas telles qu’elles sont comprises actuellement par quelques groupes de fantaisistes paradoxaux ou ignorants, mais telles que les ont développées Bakounine et la Fédération jurassienne et que les a propagées Jean Grave, depuis une quinzaine d’années. Ces doctrines, on peut les résumer en quelques brèves formules : conquête révolutionnaire et socialisation des moyens de production ; négation de l’étatisme et libre jeu des groupements par affinité. Nous ne pouvons, dans le cadre de cette étude déjà longue, examiner à fond la doctrine anarchiste, mais l’on pourra lire avec fruit la Conquête du pain, les Paroles d’un révolté, l’Entr’aide. Nulle part ailleurs, les idées anarchistes n’ont été exposées avec autant de méthode, de simplicité et de foi.
Ajoutons que Kropotkine a rapporté de ses recherches laborieuses au British Museum un volume sur la Révolution française qui est un merveilleux et rapide exposé de l’histoire économique de cette période troublée. Aucun historien n’a su mieux que Kropotkine noter l’action du peuple et des sections révolutionnaires, montrer les agissements de la bourgeoisie régnante et les conditions de vie économique qui ont entraîné les formidables mouvements de 1889-94.
Aujourd’hui, Kropotkine, âgé de soixante-sept ans, se place au-dessus de toutes les attaques par la droiture de son existence faite de dévouement à sa cause. Il a forcé l’estime de tous les partis et conquis l’admiration de tous les hommes de courage et de pensée. Vieilli, niais toujours jeune d’esprit, il continue ardemment sa propagande. Merveilleux exemple de travail, d’ardeur, de sincérité ! C’est un révolutionnaire sans emphase et sans emblème, écrit Georges Brandès. Il rit des serments et des cérémonies par lesquels se lient les conspirateurs dans les drames et les opéras. Cet homme est la simplicité en personne.
Kropotkine, en effet, est un modeste. Il se contente de besogner sans faire état de ses services et de ses souffrances. De tels caractères sont rares. Il faut songer que ce révolutionnaire était né dans la richesse, qu’il aurait pu couler des années paisibles parmi les honneurs et dans une gloire tranquille assurée par son talent et son érudition scientifique ; il a préféré une existence pénible, semée d’incertitudes, de dangers, de misères, toute au service des travailleurs. Où trouve-t-on de tels hommes qui sont l’honneur d’un parti ? Où trouve-t-on des partis qui produisent de tels hommes ?
Nous n’avons pu que brosser à grands traits la vie de cet homme. Bien des incidents dramatiques et émouvants ont dû être passés sous silence. Encore une fois nous renvoyons le lecteur qui voudrait connaître Kropotkine de plus près, à son livre Autour d’une vie, avec le regret de n’avoir pu le suivre plus longuement et de n’avoir pu mieux exprimer notre admiration. Malgré tout, c’est avec une immense satisfaction que nous avons étudié et retracé la carrière (le ce combattant désintéressé, au moment précis où le Grand Assassin se prépare à nous infliger la honte de sa présence.
Une page de Kropotkine sur la police politique
Tout révolutionnaire rencontre sur sa route un certain nombre d’espions et d’agents provocateurs, et j’en ai rencontré ma bonne part. Tous les gouvernements dépensent des sommes considérables d’argent pour entretenir ce genre de reptiles. Mais ils sont surtout dangereux pour !es jeunes gens. Celui qui a une certaine expérience de la vie et des hommes ne tarde pas à découvrir que ces créatures portent en elles quelque chose qui le met sur ses gardes. Ils sont recrutés dans la lie de la société, parmi les individus tombés au dernier degré de dépravation morale, et celui qui observe le caractère moral des gens qu’il a l’occasion de rencontrer, ne tarde pas à démêler dans les manières de ces « piliers de la société » quelque chose de répulsif. Ils se posent alors à lui-même cette question : « Qu’est-ce qui m’amène cet individu ? Que diable peut-il bien avoir de commun avec nous ? » Dans la plupart des cas, cette simple question suffit à mettre un homme sur ses gardes.
Lorsque je travaillais avec Reclus, il y avait, à Clarens, un de ces individus que nous évitions de fréquenter. Nous n’avions aucuns renseignements sur son compte, mais nous sentions qu’il n’était pas des nôtres, et comme il cherchait à pénétrer dans notre société, nous conçûmes des soupçons à son endroit. Je ne lui avais jamais adressé la parole et c’est pour cela qu’il me recherchait particulièrement. Voyant qu’il ne pouvait pas m’approcher par les voies ordinaires, il se mit à m’écrire des lettres, me donnant des rendez-vous mystérieux dans des buts mystérieux, soit dans les bois, soit en des lieux analogues. Par plaisanterie, j’acceptai une fois son invitation et je vins à l’endroit désigné, suivi à distance par un de mes bons amis ; mais le gaillard, qui avait probablement un complice, devait avoir appris que je n’étais pas seul et il ne vint pas. Je fus ainsi privé du plaisir de lui adresser jamais un simple mot. En outre, je travaillais à cette époque avec tant d’ardeur que toutes mes minutes étaient prises, soit par la géographie de Reclus, soit par le Révolté et que je n’avais pas le temps de conspirer. Nous apprîmes cependant plus tard que cet individu envoyait à la troisième section des rapports détaillés sur les conversations supposées qu’il avait eues avec moi, sur mes prétendues confidences et sur les complots terribles que j’ourdissais, à Pétersboutg, contre la vie du tsar ! Et tout cela était pris pour argent comptant à Pétersbourg. Et en Italie, aussi. Quand Cafierio fut arrêté, un jour, en Suisse, on lui montra des rapports formidables d’espions italiens, qui avertissaient leur gouvernement que Cafierio et moi nous préparions à passer la frontière avec des bombes. Or, je n’ai jamais été en Italie et je n’avais jamais eu la moindre intention de visiter ce pays.
Ces histoires d’espionnage finirent d’une façon comique. Mais combien de tragédies, de tragédies terribles, ne devons-nous pas à ces misérables ! Que de vies précieuses perdues, que de familles dont le bonheur est brisé, simplement pour faire vivre dans l’aisance de pareils escrocs. Quand on pense aux milliers d’espions, à la solde de tous les gouvernements, qui circulent par le monde ; aux pièges qu’ils tendent à toutes sortes de gens irréfléchis ; aux vies humaines qui, parfois, ont une fin tragique par leur faute ; aux souffrances qu’ils sèment de tous côtés sur leur chemin ; aux sommes d’argent considérables dépensées pour l’entretien de cette armée, recrutée dans l’écume de la société ; aux vices qu’ils inoculent à la société, en général, et jusqu’aux familles elles-mêmes ; quand on pense à tout cela, on ne peut s’empêcher de frémir devant l’immensité du mal qu’ils font. Et cette armée de misérables n’est pas limitée à ceux qui jouent le rôle d’espions auprès des révolutionnaires et au système d’espionnage militaire. Il y a, en Angleterre, des journaux, surtout dans les -files d’eaux, dont les colonnes sont pleines d’annonces, faites par des « agences de renseignements » qui se chargent de recueillir toutes les pièces nécessaires pour divorcer, surveillent les maris au nom de leurs femmes, et les femmes au nom de leurs maris, pénètrent dans les familles, attrapent les imbéciles et font tout ce qu’on leur demande, pourvu qu’on les paie en conséquence. Et pendant que les gens sont scandalisés des infamies du système d’espionnage découvert dernièrement en France, dans les plus hautes sphères militaires, ils ne remarquent pas que parmi eux-mêmes, peut-être sous leur propre toit, des agents secrets, officiels ou privés, agissent de même et font pire encore.
Afin de compéter l’article de Flax écrit en 1909, voici un extrait du texte que lui consacre l’Ephéméride anarchiste :
En 1916, il signe avec Grave, Malato, etc., le « Manifeste des 16 », préconisant l’interventionnisme dans la guerre ; geste totalement incompris dans les milieux libertaires.
En mai 1917, Kropotkine revient en Russie où, toujours anarchiste, il refuse de participer au nouveau gouvernement Kerensky, puis il dénoncera la dérive dictatoriale des Bolcheviks. Il meurt à Dmitrov, le 8 février 1921, à l’âge de 79 ans. Son enterrement sera l’occasion de la dernière manifestation de masse des anarchistes en Russie. Pierre Kropotkine est l’un des plus important théoricien et vulgarisateur de la pensée anarchiste.