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La vie agitée de Bakounine

vendredi 4 février 2022, par Adolphe Retté (CC by-nc-sa)

En 1896 paraissait chez l’éditeur Perrin, la Correspondance de Michel Bakounine. Cet ouvrage, préfacé et annoté par Michel Dragomanov fit l’objet d’un résumé dans un numéro de La Plume, revue littéraire, artistique et sociale —Numéro 172 du 15 juin 1896— sous la signature d’Adolphe Retté. Nous reproduisons ici l’ensemble de cet article dont on remarque le style alerte et dont le texte nous paraît résumer parfaitement la vie de ce révolutionnaire méconnu.

Bakounine. Autoportrait de 1838.

Michel Alexandrovitch Bakounine naît en 1814 d’une famille noble et très riche. A l’âge de vingt ans, après de fortes études, il entre à l’école d’artillerie de Pétersbourg. Il en sort au bout d’un an et est envoyé comme officier dans un régiment caserné en province. Dégoûté tout de suite de l’existence imbécile que mènent les soudards à galons, il démissionne (1835) et vient résider à Moscou. Là, il s’adonne passionnément à l’étude des philosophies et s’enthousiasme pour Hegel. Il est à cette époque conservateur à outrance ; il accepte le despotisme de Nicolas Ier, il le vante même dans un article publié par l’Observateur de Moscou.

Tout de suite il prend un grand ascendant sur ses amis Ogareff, Biélinski, Katkoff et même Herzen. Mais ses idées absolutistes, bien qu’il les charme par sa parole brillante, les soulèvent bientôt. De là, des brouilles, et des raccommodements continuels. Mais frappé des arguments qu’on lui oppose, instruit par de nouvelles études, Bakounine ne tarde pas à évoluer : Il se tient à l’écart, il médite, il compare. Enfin il se détermine dans le sens révolutionnaire et, immédiatement, il va plus loin que quiconque. Or comme il étouffe à Moscou car la Russie, alors comme maintenant, est une cave où la pensée s’étiole, en 1840 il part pour Berlin où il suit des cours d’histoire et de philosophie. Ses idées se précisent. Il publie une brochure contre Schelling et la révélation (1842) et des articles rédigés dans un sens anti-chrétien et anti-autoritaire qui marquent sa nouvelle conception de la vie sociale. On y trouve cette phrase significative : L’atmosphère de la destruction est aussi celle de la vivification. Ces publications furent remarquées. En 1843, il se rend à Zurich où il se mêle aux socialistes. Ses discours et l’influence qu’il prend le font traiter de « venin » dans un rapport policier adressé au gouvernement fédéral. Tracassé par celui-ci, il se réfugie à Paris où il écrit dans La Réforme. Herzen dit d’un de ses articles : C’est le langage d’un homme libre. Il nous apparaît étrange. Nous n’avons pas l’habitude de ces choses-là. Nous sommes habitués aux allégories et nous nous étonnons en entendant un Russe parler librement comme quiconque, enfermé dans un souterrain, s’étonnerait de voir la lumière.

Bakounine (1843).

Bakounine retourne en Suisse et s’occupe de grouper les réfugiés slaves. La police le signale à l’ambassade russe comme inquiétant. Il reçoit l’ordre de rentrer en Russie. En effet, comme on le sait, les sujets russes appartenant à la noblesse n’ont le droit de résider à l’étranger que s’ils y sont autorisés par leur gouvernement. Ils doivent rentrer à la première injonction. Doux pays ! Bakounine refuse. Nicolas Ier le destitue de son grade dans le Tchin et lui enlève ses droits civiques et ses titres de noblesse. En 1847, il retourne de nouveau à Paris où il fait la connaissance de George Sand, de Chopin, de Lamennais et où il se lie avec Proudhon. A cette époque il est panslaviste mais d’un panslavisme spécial tendant à unir tous les Slaves pour le renversement des États qui se les partagent et pour l’organisation d’un système fédéral basé sur la propriété collective et l’égalité politique. Le 19 novembre de cette année, il prononce un discours au banquet polonais donné à l’occasion du 17e anniversaire de l’insurrection polonaise. Dans ce discours il affirme que la réconciliation entre Polonais et Russes peut s’opérer sur le terrain d’une action révolutionnaire commune contre l’autocrate —ce qui lui vaut une expulsion immédiate. On voit qu’alors comme aujourd’hui, le gouvernement français se mettait volontiers à plat ventre devant le Grand Porte-Knout.

Bakounine se réfugie à Bruxelles. Mais bientôt la Révolution de février lui permet de rentrer en France. Son activité se développe. Elargissant ses idées jusqu’alors tournées exclusivement vers les Slaves, il aboutit à sa conception définitive : la Révolution sociale européenne par l’initiative des groupements ouvriers en dehors de la politique. Il va de club en club préconisant la destruction des États et le communisme. Flocon, Caussidière et de Flotte lui font donner une mission secrète en Allemagne. Il est chargé d’y propager la révolution. Il va d’abord à Leipzig où il rencontre son ami Arnold Ruge. Cet excellent Ruge, fort préoccupé de facéties parlementaires rapporte avec scandale la phrase que Bakounine lui adressa en l’abordant : Viens mon vieux ! Laisse-les nommer leurs candidats comme ils voudront. Il ne ressortira rien de ces exercices oratoires. Est-ce que tu prêtes une importance quelconque à ces réunions ? Et Ruge ajoute piteusement : Je me laissai entraîner. Et comme je l’avais pressenti, le Vaterlandsverein abandonna ma candidature. Ceci est caractéristique et se reproduira souvent. Entraînés par l’énergie et la logique de Bakounine, beaucoup le suivent d’abord. Puis dès qu’il y a nécessité d’entrer dans l’action désintéressée, ils reculent et se plaignent amèrement d’avoir manqué le coche qui devait les conduire au pouvoir. Eternelle lâcheté des esprits indécis ! Peu édifié par les querelles parlementaires de Leipzig, Bakounine se rend à Breslau désireux de déterminer les Allemands et les Slaves à une révolte commune. Il y apprend qu’un congrès doit s’ouvrir à Prague le 1er juin 1848, congrès où se réunissent des délégués de différentes nations slaves. Il se rend à Prague et propose l’alliance de tous pour la Révolution sociale. Mais comme ici encore les préoccupations politiques l’emportent, il n’est guère écouté que de la jeunesse. Dès qu’il a persuadé les jeunes gens, le 12 juin il tente un mouvement contre le despotisme autrichien. Prague est assiégée, bombardée par les troupes de Windischgratz. Bakounine combat au premier rang des insurgés. Le soulèvement réduit, il parvient à s’échapper et se réfugie en Allemagne. Signalé à toutes les polices, il se cache tantôt à Berlin, tantôt à Dessau puis à Leipzig. Il lance une brochure, Appel aux Slaves, dans laquelle il recommande l’union des Slaves, des Allemands et des Magyars contre les gouvernements qui les divisent. Cependant l’esprit révolutionnaire agite l’Allemagne. En mai 1849, Dresde se soulève. Bakounine a fort contribué à provoquer ce mouvement. Il y prend une part active et combat avec un tel courage que Herren écrit : Bakounine se charge de diriger la défense de Dresde. Là il se couvrit de gloire et ses ennemis eux-mêmes ne purent le contester. En effet l’homme était tel : non seulement il incitait à la révolte, mais encore une fois qu’elle avait éclaté, il donnait l’exemple —assez différent en cela des politiciens rusés qui poussent les peuples à s’émanciper et se cachent durant l’action que leurs discours déterminèrent.

Le 8 mai, l’armée prussienne entre dans Dresde. Les insurgés se dispersent. Bakounine est pris à Chemnitz, enfermé dans la forteresse de Koenigstein, jugé par un conseil de guerre et condamné à mort. L’officier prussien qui le garde est fort frappé de sa sereine gaieté et il rapporte avec un ébahissement naïf cette phrase de son prisonnier : Notre insurrection n’est un crime pour vous que parce que nous n’avons pas réussi. Le roi de Prusse commue sa peine en celle de la détention perpétuelle. Mais alors l’Autriche le réclame pour l’insurrection de Prague. Ces chacals veulent un morceau de son corps. Bakounine est conduit enchaîné à Prague. Le gouvernement autrichien espérait apprendre par ce condamné à perpétuité les secrets du mouvement slave dit le préfacier. Bakounine refuse de répondre aux interrogatoires. Pendant près d’une année on le garde au secret. Puis comme le bruit se répand que ceux qu’on appelle ses complices méditent de le délivrer, on le transporte à Olmütz où il est enfermé pendant six mois dans un cachot sans air et sans lumière, enchaîné et rivé au mur par un cercle de fer. Cependant on finit par le juger. Pour la deuxième fois il est condamné à mort. Mais alors la Russie le réclame à son tour. Il est extradé. Et de 1851 à 1857, on le détient tantôt dans la forteresse de Petersbourg, tantôt dans celle de Schlüsselburg. Tourguéneff intercède pour lui auprès du Tzar et demande à lui faire passer des livres. Cette... faveur lui est refusée. Nicolas cependant se préoccupe de l’attitude de Bakounine. Il lui envoie le comte Orloff chargé de cette commission : Dis-lui de m’écrire comme le ferait le fils spirituel qui aurait à se confesser à son père spirituel. Voyez-vous ce chef de Tartares qui joue au pape et qui veut qu’un homme libre lui fasse son examen de conscience ! Bakounine répond par une lettre où il expose tranquillement ses idées et ses actes et qu’il termine ainsi : Vous ne devez pas ignorer que le pénitent n’est pas obligé de confesser les péchés d’autrui. Après le naufrage que je viens de faire, je n’ai de sauf que l’honneur et la conscience de n’avoir jamais trahi personne qui se soit fié à moi. C’est pourquoi je ne vous donnerai pas de noms.

A la lecture de cette lettre, Nicolas s’écrit : C’est un brave garçon plein d’esprit ; mais c’est un homme dangereux. Il faut le garder sous les verrous. Plus tard il s’informe si le prisonnier ne demande aucune grâce. Bakounine souffre du scorbut ; il a perdu toutes ses dents. Il répond qu’il n’a besoin de rien. Alors Nicolas : Quel bon officier d’artillerie il aurait fait ! Qu’on le déporte en Sibérie.

Les biens de Bakounine sont confisqués et il est déporté à Irkoutsk dans la Sibérie orientale. En 1861, il parvient à s’évader. Il descend le fleuve Amour sur un radeau. A l’embouchure, il trouve un navire anglais et parvient à gagner l’Amérique qu’il traverse de San-Francisco et New-York. Enfin il arrive à Londres, où il retrouve Herzen et Ogareff, le 27 décembre 1861.

A Londres, il prend la direction du journal révolutionnaire La Cloche. Mais ce rôle de polémiste ne convenait guère a son activité. En 1862, pendant l’insurrection polonaise, il se transporte en Suède avec une poignée d’amis dans l’intention de gagner les provinces baltes et d’étendre le mouvement à la Russie en lui donnant une signification sociale. Le manque d’argent, le mauvais vouloir des uns, la trahison des autres le font échouer. En 1863, il traverse Londres de nouveau, puis il se rend à Florence. Là il fait la connaissance de Karl Marx. Ces deux hommes qui représentaient l’un le socialisme autoritaire, l’autre le communisme libertaire ne pouvaient pas s’entendre. Néanmoins, de Locarno où il s’installe alors, Bakounine prend part à la fondation de l’Internationale. En 1868, au congrès de Genève, il expose sa doctrine et y amène trente membres sur les cent dix présents, entre autres : Elie et Elysée Reclus, Fanelli, Joukowski etc. Une scission se produit.

A partir de cette époque Bakounine est en butte aux mauvais procédés, aux traîtrises et aux calomnies du parti marxiste. On le traite de fou, de désorganisateur et surtout de mouchard —système de dénigrement en honneur, encore aujourd’hui chez les politiciens collectivistes.

En 1869, par suite des manœuvres de Marx et de ses acolytes, Bakounine est exclu de l’Internationale. Il provoque la réunion d’un congrès anti-autoritaire à Saint-Imier dans le Jura suisse et y pose les bases d’un essai pratique d’anarchie-communiste. La Fédération jurassienne en résulte ; embryon des groupements futurs. Le système qu’il y exposa est resté celui de l’Anarchie : groupements d’individualités sympathiques les unes aux autres, fédération des groupements entre eux pour la reprise du bien commun en dehors de toute politique, en laissant de côté la conquête des pouvoirs publics et autres fadaises. C’est à ce système que se rallieront tôt ou tard les syndicats ouvriers lorsqu’ils se débarrasseront de l’illusion politique et des ambitieux qui les exploitent pour s’orienter vers la Grève générale. Il y a, actuellement, d’excellents symptômes dans ce sens.

En 1871, Bakounine, fidèle à son habitude d’accourir partout où l’on attaque l’autorité, prend part à l’insurrection communiste de Lyon ; il dirige une tentative sur l’Hôtel de Ville. Le mouvement comprimé, il passe en Espagne. A Barcelone, il sème ses idées et réunit un assez grand nombre de partisans. Enfin, il revient en Suisse et tente, sans succès, de reconstituer l’Internationale dans le sens anarchiste. Enfin, épuisé par tant de fatigues, par la misère et les déceptions, il meurt à Berne d’une maladie de cœur, le 6 juillet 1876.

Lui mort, son œuvre porte ses fruits. Ses idées se répandent —l’Anarchie grandit, belle de tout l’avenir.

Bakounine, c’est : l’homme d’action. Très vite il s’aperçut du néant des revendications d’ordre politique et de la perte d’énergie qui résultait des controverses sur des nuances d’opinion. Par la parole, l’écrit et l’exemple, il ne cessa de recommander la lutte effective, la prise corps à corps constante, individuelle ou collective, avec le régime capitaliste. Nous devons faire sans cesse des tentatives révolutionnaires, disait-il à Mokriévitch, dussions-nous être battus et mis en déroute une, deux, dix fois, vingt fois même. Mais si à la vingt-et-unième fois le peuple vient nous appuyer, en prenant part à notre révolution, nous serons payés de tous les sacrifices que nous aurons supportés.

Tout acte significatif atteignant l’autorité, il l’approuvait. Il écrivait à Herzen qui s’élevait contre le coup de pistolet tiré par Bérézowsky sur Alexandre II : Bérézowsky est un vengeur, un des justiciers les plus légitimes de tous les crimes, de toutes les tortures, de toutes les humiliations que subissent les Polonais. Est-ce que tu ne le comprends pas ? Mais si de pareilles explosions d’indignation ne se produisaient pas dans le monde, on désespérerait de la race humaine.

D’ailleurs toute la correspondance le montre en désaccord presque continu avec Herzen et Ogareff. Ceux-ci veulent se restreindre à l’émancipation des Russes, en n’usant que de moyens légaux. Bakounine, d’âme cosmopolite, de tempérament actif leur apparaît selon les termes d’une de leurs lettres, impossible. Bakounine leur répond : Je resterai seul avec moi-même ; c’est ce qu’il y a de plus important pour moi. Je veux rester cet homme impossible tant que tous ceux qui sont actuellement possibles ne changeront pas. Et comme on lui reprochait aussi d’aimer les déclassés, il répondait : Il y a en Italie, ce qui manque aux autres pays : une jeunesse ardente, énergique, tout à fait déclassée, sans carrière, sans issue et qui, malgré son origine bourgeoise n’est ni moralement ni intellectuellement épuisée comme la jeunesse bourgeoise des autres pays. Aujourd’hui elle se jette à tête perdue dans le socialisme révolutionnaire. Depuis, les choses ont changé : il y a dans tous les pays nombre de ces déclassés bourgeois. Ils vont à l’avant-garde de la révolte. Et cela est bon car tant que la jeunesse se croira d’une classe ou d’une caste, elle sera incapable non seulement d’énergie effective mais encore de pensée virile.

Sans cesse préoccupé du rythme général de l’humanité, la voulant sans patrie, sans foi ni loi, belle et libre, Bakounine eut pu s’écrier comme le martyr Polino Pallas : Pour moi, la terre sainte, c’est l’univers entier ! Mais ses amis, parlementaires sans emploi pour la plupart, ne pouvaient pas comprendre cet élargissement du concept révolutionnaire. De là des querelles, des jalousies, des récriminations, des médisances qui attristaient Bakounine. C’est, du reste, ce qui a toujours lieu lorsqu’un individu, après avoir marché d’accord avec ses compagnons de début, s’affirme brusquement intégral selon lui-même et donne des idées, qui n’étaient considérées par eux que comme des sujets de controverse, leur signification pratique. Les hommes admettent difficilement que celui qu’ils ont connu pareil à eux se distingue et marche, d’après sa seule conscience, dans son propre chemin. Stendhal a noté ce sentiment : tant que vous ne demandez à votre ami que le second rang après lui, il vous l’accorde et vous estime. A force de mérite et d’actions parlantes, voulez-vous aller plus loin ? Un beau jour vous trouvez un ennemi. Presque toute cette correspondance nous renseigne, dans ce sens sur les divergences de plus en plus graves entre Bakounine et ses amis. Bakounine voit trop grand ! Bakounine se compromet et nous compromet ! Bakounine ne peut pas se tenir tranquille ! Telles sont les jérémiades qu’on peut lire, en propres termes ou entre les lignes des lettres reçues pour lui. En vain le bon géant tentait avec douceur de faire marcher ces Effarés au même pas que lui, il restait en arrière tout essoufflés et lui jetaient des pierres aux jambes...

Mon Dieu, pourquoi donc n’as-tu pas continué de commenter Hegel au lieu de te perdre dans les aventures ! lui disait l’un d’eux. Et Bakounine de rire. En effet, voyez-vous cet homme gênant qui se permet de combattre, d’aller en prison ou en Sibérie et de se faire condamner à mort au lieu de prospérer, riche et gras, occupé de métaphysique, sous l’égide paternelle du Tsar !

Cette tension perpétuelle de Bakounine dans le sens de l’action, la correspondance énorme —non publiée dans ce volume— au moyen de laquelle il développait ses idées à ses partisans l’ont toujours empêché de parfaire les livres qu’il entreprit. Cela est regrettable jusqu’à un certain point car l’âpre dialecticien de Dieu et l’État et des Lettres contre le Patriotisme s’est prouvé en mesure de donner une œuvre philosophique de premier ordre.

Mais lui n’entendait qu’à une chose : agir. Et quand l’action le sollicitait, toutes les écritures étaient mises de côté. Il avait d’ailleurs raison d’user autant de la parole puisque de l’aveu de tous, même ses... amis humiliés, il était impossible de résister à son ascendant direct. Il avait la force de persuasion et cela lui valut, parmi tant de tracasseries, quelques dévoués absolument passionnés pour sa défense.

J’ai sous les yeux un beau portrait de Bakounine. Les yeux, droits et incisifs disent la volonté. L’énergie trône sur son front renflé. La bouche sensuelle et fine semble prête à s’ouvrir pour émettre des paroles persuasives. L’impression est de force : on dirait une tête de lion. Il était de très grande taille ; il mangeait beaucoup, marchait beaucoup et goûtait fort les relations sexuelles. Il fut aimé souvent et profondément. En somme, un être de santé fait pour la lutte...

Tel fut cet homme en abomination à nos pygmées de gouvernance. Tandis que ceux-ci incitent les bons citoyens à lécher les pattes de la jeune hyène qui remplace, depuis peu, l’Alexandre III emporté par la pourriture endémique des races royales, j’ai cru bon d’esquisser le profil d’un des plus hauts révoltés que produisit l’Empire knouto-kalmouk :

Le vieux monstre Russie aux regards ronds et troubles comme disait Victor Hugo. Puisque la mode est à l’alliance Franco-Russe, je l’adopte —et, parmi les Russes, je choisis Bakounine.

Adolphe Retté Juin 1896

 

Retté (Adolphe)
Né en 1863 à Paris ; mort à Beaune (Côte-d’or) le 8 décembre 1930. Poète et littérateur ; un des premiers champions du symbolisme et du vers libre. Ecrivain idéaliste, exalté et combatif. Défenseur de la cause anarchiste, il se convertit au catholicisme.
Adolphe Retté figure sur la liste des collaborateurs des Temps nouveaux de J. Grave, donnée dans le n°1, du 4 mai 1895, et collabora au Journal du Peuple, quotidien fondé par Sébastien Faure pendant l’affaire Dreyfus (n°1, 6 février 1899 ; n°299, 3 décembre). Il publia en 1894 Réflexions sur l’Anarchie, et, en 1896 Promenades subversives. En 1907, Retté se convertit au catholicisme et, dès lors, prit le contre-pied de tout ce qu’il avait affirmé. Cette même année, il publia Du diable à Dieu, récit d’une conversion. D’après le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français Tome 15 p. 34.

 

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Voir en ligne : Cet article d’Adolphe Retté est extrait du Gavroche n°95 - septembre-octobre 1997. Tous les numéros de cette revue (1981-2011) sont sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale.